Frigyes Karinthy : "Instantanés"
critique[1]
La clarté radieuse de la
popularité et du succès aveugle généralement un
artiste – peu nombreux sont parmi les grands ceux qui ont pu garder,
au-delà des troubles digestifs d’une vanité
suralimentée, cette fraîcheur innocente de l’âme et
des yeux, si nécessaire à la vertu la plus précieuse, la
vraie connaissance de l’homme et de soi-même.
Ce grand auteur dramatique à
succès auquel j’adressais ma question est un parmi ces grands peu
nombreux.
Je lui ai demandé : dans le
flot des hommages et des glorifications qui ont jalonné sa
carrière, quel était, en y repensant, celui dont il était
le plus fier ?
Il sourit, parut réfléchir.
Il finit par répondre :
- Du plus sincère.
- Et lequel était-ce ?
- Celui de mon excellent
confrère, le dramaturge X. qui, comme vous savez, est le plus excellent,
en tout cas à mes yeux bien supérieur à moi-même,
dans le modeste genre que j’exerce également. C’était
au temps de celui de mes drames qui, il y a cinq ans, a parcouru les
scènes du monde entier. J’ai lu et entendu beaucoup d’avis
positifs et élogieux en ce temps-là, comme vous pouvez
l’imaginer. C’est à Paris, au banquet suivant la création
française que j’ai fait la connaissance de X. Je l’ai
salué avec respect et gratitude – il arrivait de Londres où
lui-même avait eu une première, son succès était
bien moindre que le mien, ce qui prouve que l’appréciation du
public est injuste – il est indubitable que sa pièce était
meilleure que la mienne. Quand il m’a vu, il s’est
précipité vers moi, le visage rayonnant, en me tendant les deux
bras. « J’ai vu ta pièce pour la première
fois ! » - a-t-il crié de loin. « Et
alors ? » ai-je demandé, le cœur battant, car son
avis compte beaucoup pour moi – « quel effet t’a-t-elle
fait ? » « Mon cher, je te réponds
très précisément. Après le premier acte je me suis
dit : tiens, c’est quelque chose de nouveau. Après le
deuxième acte je me suis dit : non seulement nouveau, mais
même bon. Au début du troisième acte je me suis dit avec
enthousiasme : c’est excellent ! C’est parfait, de
premier ordre ! Une pièce magnifique. Alors… au milieu du
troisième acte, quand tout explose comme cela avait été préparé…
au moment… de la grande scène… je me suis penché en
avant dans ma loge, j’ai enfoncé mon menton entre mes deux
poings… et… je me suis dit… un peu nerveux… hum… zut… Ça pourrait être un
peu moins bon quand même. »
[1] Un texte presque identique a paru dans la presse en 1930 (recueil "Mesdames et Messieurs", 12 janvier).