Frigyes Karinthy : "Instantanés"
Les joueurs d’Échecs[1]
Ils sont assis dans
un coin écarté d’un café. Devant eux le champ
carrelé de l’échiquier : cela fait des heures qu’ils
planchent dessus. Deux hommes qui ne voient rien et qui n’entendent rien,
des mondes peuvent bien s’écrouler ; un tremblement de terre, ils
le constateraient à la rigueur par le dérapage d’une
pièce. La vie s’agite autour d’eux, des informations
fiévreuses parviennent sur les élections allemandes, de belles
élégantes s’installent à la table voisine, arrive un
groupe aviné, ils commandent du champagne, ils trinquent joyeusement.
Pour eux, pas de monde extérieur.
Pourtant si.
Dissimulé à leur
proximité, je les écoute d’une oreille et j’entends
l’un d’eux fredonner constamment. Une oreille musicale, il
n’arrive pas à s’abstraire de l’orchestre dans le
café : il fredonne à l’unisson, il accompagne la musique,
distraitement, au fil des numéros qui se succèdent.
Tiens, tiens, il chante aussi des paroles.
Mais ce qui est bizarre c’est qu’il accompagne de paroles des
musiques qui n’en ont pas. Je m’approche.
L’orchestre est en train de jouer la
chanson de Solveig
de Peer Gynt,
quelque chose comme « Peut s’en-envo-oler l’é-é-té s’en-vo-oler le joli printemps… le prin-hin-tem-hemps… ».
Le joueur d’échecs se berce
doucement des hanches. Je l’entends fredonner :
- Je-e m’empa-are
de la tou-our… mon che-heval
en échange… mon che-he… en é-hé- chan-han-ge…
Puis, sur le nostalgique accord final :
- Mieux, je ne m’en empa-hare pas… empa-hare
pas… qu’e-hell cr…
hève là-ha…
où-hoù-hoù…
e-he-helle est…
Et déjà il tend la main vers
une autre pièce. Mais à ce moment-là l’orchestre
attaque brusquement la marche du Prince
Eugène. Le joueur est surpris, il retire sa main, il reste pensif.
Ensuite, boudeur, il hausse les épaules et il poursuit d’un ton
pétillant et guerrier sur la mélodie de la marche :
- Pourquoi pas s’en em-parer, pourquoi pas s’en em-parer,
cetteu tour, ratatatam, je
m’en fous, prends le donc ! mon che-val !
Et soudain, en un geste napoléonien,
il s’empare de la tour de l’adversaire.
D’ailleurs il gagne, la fin de la
partie s’exécute à un rythme soutenu.
Et ces imbéciles de
matérialistes historiques, ils prétendent que l’issue des
guerres dépend de forces économiques et financières.
Et les chants guerriers, qu’est-ce
que vous en faites ?