Frigyes Karinthy : "Instantanés"
L’entrepreneur
C’est mon ami
écrivain qui m’a chargé de lui faire visiter Budapest
pendant une journée. Il me l’a confié avec un mode
d’emploi stipulant qu’il s’agissait d’un homme
phénoménalement riche, possédant diverses
sociétés, de la construction de voitures à des empeignes
de chaussures en passant par des chewing-gums ; il a toujours une dizaine
d’engagements à la fois. Il aime passer du bon temps et ne
méprise pas les plaisanteries, même les plus épaisses.
Instruction supplémentaire : au-delà de ces détails,
il serait bon de gagner ce monsieur à des arts plus nobles,
éventuellement la littérature ; avec le temps il serait
peut-être même possible de le convaincre de soutenir une entreprise
littéraire nouvellement créée, en somme devenir un
mécène généreux de l’aristocratie
intellectuelle.
Eh bien, ça ne s’est pas
avéré chose facile.
Après et pendant la visite de divers
dancings et night-clubs j’essayais avec ruse d’orienter son
intérêt vers les beautés du monde intellectuel. En vain. Il
rejetait les livres, il n’a pas consacré l’ombre d’un
regard aux statues de nos grands poètes, il a refusé de
m’accompagner au concert. En revanche il était d’accord avec
tout, même pour participer, dès qu’il y flairait un
intérêt pratique : j’ai assisté à des
négociations avec des inventeurs demi-fous, des innovateurs saugrenus,
il envisageait même de financer leur travail.
Un soir, sous prétexte
d’assister à une revue à grand spectacle, je l’ai
attiré au Théâtre National.
On jouait la Tragédie de
l’Homme.
Quand il comprit qu’il
s’agissait de théâtre classique, mon ami entrepreneur se mit
d’abord en colère, voulut partir, ne tint plus en place. Puis,
pris au jeu, la pièce captiva son attention. Il tomba quasiment sous son
charme. Finalement il ne vit ni entendit plus rien autour de lui, tout son
être fixait la scène bouche bée.
À la sortie du théâtre
il était comme abattu. Nous marchions en silence côte à
côte. J’ai senti que le moment psychologique était
favorable. J’ai attendu qu’il parle. Il finit par demander :
- Qui a écrit cette
pièce ?
- Imre Madách.
- Qui c’était ?
- Un poète. Il vivait reclus,
loin du monde.
Une pause.
- Combien de fois on a joué
cette pièce ?
- Dans les cinq cents fois.
Une pause.
- C’est beau. Combien de temps
il a mis pour l’écrire ?
- Un an.
À cet instant mon ami entrepreneur
s’arrêta. Mon cœur palpitait.
- C’est tout de même beau
la littérature, dit-il.
- Enfin ! Enfin vous le
reconnaissez ! – m’écriai-je. Et je
m’apprêtais à lui recommander la nouvelle entreprise
littéraire en question, quand il s’étira. Il poussa un
soupir.
- Ah…
si quelqu’un a comme ça une année à perdre…
Il fit un geste de la main et haussa les
épaules.
Puis il parla d’autre chose, et
aucune autre occasion ne s’est présentée.