Frigyes Karinthy : "Instantanés"
je garde mon sang-froid
Ces temps-ci je garde mon sang-froid.
J’ignore comment vous êtes avec
ces choses-là, si vous avez conservé votre sang-froid en ces
jours difficiles, quand beaucoup de choses sont difficiles à conserver,
des choses qu’autrefois on ne
devait même pas garder et on les conservait quand même.
Pour dire vrai, il m’est
arrivé autrefois (on est parfois distrait !) de ne pas toujours
garder mon sang-froid. Pourquoi le nier, il m’est arrivé
d’aller me promener, comme ça, sans but, en oubliant
complètement mon sang-froid, personne ne veillait à le conserver,
je l’oubliais, il traînait là sur la table de nuit, un vrai
miracle que la femme de ménage ne se le soit pas approprié.
Mais par un coup de chance
l’exhortation salutaire de monsieur le premier ministre est venu au bon
moment, nous invitant à soigneusement veiller à garder chacun
notre sang-froid en ces jours difficiles.
Il a la
vérité pour lui, s’il vous plaît, on ne le soulignera
jamais assez. Moi j’ai tout de suite obtempéré, et à
partir de ce moment, je ne fais rien d’autre que de soigneusement garder
mon sang-froid. Le peu qui m’en reste. Car que se passerait-il, pensez
donc, s’il n’en restait rien.
Alors, pendant que je veille à
garder mon sang-froid, mon beau-frère me dit : holà,
Monsieur le rédacteur, mon petit rédactoriste,
ouste, tirez-vous de là vite fait, sinon ce mur lézardé va
vous tomber sur
Car imaginez la panique qui
éclaterait si chacun ne gardait pas bien son sang-froid. On a
déjà vu des cas comme ça. Le jour par exemple où le
théâtre a pris feu, les gens n’ont pas conservé leur
sang-froid, aussitôt c’était la panique, les gens se sont
piétinés. S’il y avait eu là un homme fort et courageux
pour avertir le public de garder son sang-froid, chacun serait resté tranquillement
assis dans son fauteuil, jusqu’à ce que le théâtre
brûle du sol au plafond. Public compris, bien sûr.
Ç’aurait eu tout de même une autre gueule.
Bien sûr, je ne dis pas que je
n’aurais pas autre chose à faire, je devrais m’occuper de ce
truc, parce que je ne sais pas vraiment si mes créanciers garderont eux
leur sang-froid, aussi bien que je garde le mien envers eux. Mais que faire.
Pour conserver mon sang-froid il faut un homme entier, je ne peux pas confier
cette tâche à autrui.
On a besoin d’une division du
travail, voyez-vous.
La banque conserve notre argent. Nous
conservons notre sang-froid.
Remarquez, j’échangerai bien
ma place avec la banque.