Frigyes Karinthy : "Vous écrivez
comme ça "
des mÉtiers sur les
trÉteaux
Indubitablement les tréteaux sont
devenus à la mode.
Est-ce un déclin, est-ce un
progrès – je n’entre en débat là-dessus ni
avec le vieux Lessing qui avait exigé la triple unité et
l’échec du héros tragique, ni avec le jeune Hasenclever[1] qui se fiche de ces contraintes.
Je me contente de constater qu’ils
sont devenus à la mode.
Au commencement était le Drame.
Le Drame nécessitait le Milieu,
terme qui ne désigne pas un auteur norvégien, mais un mot
français : milieu.
Ce terme pourrait couvrir une nappe comme
la nappe couvre une table, mais il peut aussi désigner un critère
dramaturgique, à savoir : le milieu joue un rôle important en
servant d’arrière-plan à l’action de la
tragédie, voire Hippolyte Taine.
Il y avait donc le Drame, et
derrière le drame le milieu.
Puis le drame a disparu.
Il restait toujours le milieu.
Les théâtres disent, eux, que
le milieu seul peut suffire s’il est bien écrit, servi de
façon intéressante, le public le préfère même
à des intrigues confuses et compliquées du genre de Hans et
Gretel.
Une bonne prise de vue sur la Place
Saint-Marc de Venise est effectivement plus intéressante que
d’assister, joué par de mauvais comédiens, comment Othello
étrangle Desdémone, juste devant l’objectif de la
caméra.
Et si de cette façon
l’arrière-plan entre sur le devant de la scène, les auteurs
auront au moins l’occasion de sélectionner – il existe en
effet plus de milieux
intéressants que d’intéressants sujets de drame. Un homme,
une femme, encore un homme, encore une femme – et alors ? ça ne peut pas aller très
loin.
Mais le milieu !
Que de sortes de milieux
spécialisés il existe par le monde !
Par exemple la saison dernière on a
mis en scène un salon de beauté, c’était le
début.
Vint ensuite une banque.
Puis un train. Le train de Paris.
L’intérieur du train. Au Théâtre Magyar.
Tout de suite après, le Train
Fantôme. Prise de vue originale. Au même théâtre.
Ça me revient, le Zeppelin a
été également monté au même
théâtre. Le Magyar se transforme petit à petit en une
entreprise spécialisée dans les transports, le Transatlantique y
prendra bientôt son départ.
Récemment une nouvelle pièce
de milieu au Théâtre de la Gaîté. Les
Médecins. Salle d’opération, couloirs
d’hôpital, des chambres de malades sur la scène.
Depuis belle lurette les auteurs
dramatiques ne se cassent plus la tête pour inventer des
caractères dramatiques ou des conflits issus du heurt de ces
caractères. Ils étudient divers métiers, ils cherchent du
matériel pour des "drames de milieu", dans les pages jaunes
des annuaires.
Bientôt nous verrons sur scène
les Abattoirs.
Ensuite l’intérieur
d’une filature.
Ensuite la fabrication de condoms aux
Pays-Bas. Une soufflerie de verre moderne. La salle des machines des
conserveries de Csepel.
En été j’écrirai
moi-même mon succès de début de saison, sous le
titre : Destructeurs d’atomes. J’emmènerai devant le
public les savants de l’Institut Rockefeller de New York. Ce sera suivi
de ma tragédie intitulée "Les remmailleuses".
Pendant ce temps le Théâtre
Scientifique Urania n’a qu’à monter des opérettes
à l’eau de rose.
Je ne crains qu’une chose : un
auteur intelligent finira par nous rouler tous dans la farine.
Il va monter une pièce
représentant des héros de théâtre joués sur
une scène par des comédiens.
Il paraît que ça aussi est un
métier qui existe.
Az Est, 18 avril 1934.