Frigyes
Karinthy :
"Qui m’a interpellé ?"
« qui m’a
interpellÉ ? »
- Qui
m’a interpellé ?
Quelqu’un m’a interrompu en
plaisantant alors que je m’étais mis à parler – en
arrivant j’ai vu quelque chose dans la rue et je me suis rappelé
que cela s’était déjà si souvent passé et
toujours en vain… Pourtant la chose est si simple ! J’ai
toujours eu l’impression qu’il suffirait de…
- Qui
m’a interpellé ?
C’est de cette façon, en
plaisantant, que quelqu’un m’a interrompu ; mais moi
j’étais interloqué et je me suis tu sérieusement, je
n’ai pas pu poursuivre. Que m’était-il arrivé ?
Après ils ont insisté : allons, qu’est-ce que tu
voulais dire – mais non… Tout devenait brusquement ridicule,
stupide et sans signification.
Nous sommes souvent ainsi avec ce que nous
disons. Nous répétons durant des décennies
"bonjour !" et "au revoir" et "à votre
santé" et "j’ai l’honneur" – et un
jour, des décennies plus tard nous prêtons attention à la
signification de ces mots – et tout à coup, comme maintenant, un
fossé s’ouvre sous le poids des expressions – et de
l’autre côté du fossé, c’est le brouillard et
le chaos – le terrifiant non-sens de la vie se révèle un
instant.
- Qui
m’a interpellé ?
C’est juste – qui m’a
interpellé ? Comment est-il possible que je ne me sois jamais
posé la question ? Jamais personne ne m’a rien
demandé. J’ai écrit et j’ai parlé et j’ai
protesté et je me suis battu – j’avais des opinions sur ceci
et sur cela et encore sur cela – j’ai parlé de la vie, de la
mort, de l’amour, de la poésie, de moi-même, de
l’enfant et de la femme et du hanneton… J’ai veillé
sur le groupe sujet et le groupe verbe, sur l’épithète
éthérée et sur le substantif sérieux, sur le
numéral implacable, sur le préfixe et la postposition – sur
le rythme et sur la rime – pour que ce que je dis soit
compréhensible et clair, soit l’unique forme correcte de la pensée
pour que celui à qui je l’offre en cadeau le saisisse
aisément et ne le reperde plus. J’ai résolu des devinettes,
j’ai coupé des nœuds en deux, je me suis efforcé
d’approcher le début et la fin, les deux pôles où
aucun explorateur polaire n’a jamais mis les pieds…
- Mais, qui m’a
interpellé ?
Je ne nie pas qu’on soit venu me voir
avec des circulaires, des enquêtes, pour me demander mon avis sur la mode
et la table où j’ai le mieux déjeuné. Mais je les ai
écartés, j’ai donné des réponses
évasives, je n’avais rien à leur dire.
Mes réponses les plus frappantes
– je m’en aperçois – ont retenti à propos des
questions qui ne m’ont pas été posées :
pourquoi m’étonner alors dans le sourd silence que personne ne les
emporte à la hâte – mes meilleurs conseils, je les ai
adressés à celui qui avait déjà péri par sa
propre faute – pourquoi m’étonné-je alors que
personne ne les ait suivis ?
- Qui
m’a interpellé ?
J’ai tout prédit –
j’ai vu le danger qui menace, j’ai vu le sombre nuage et
j’étais au courant de la foudre qui allait frapper. Je les ai vus
naître et courir vers leur mort – j’ai vu la faute et je leur
ai prédit : pas comme ça, pas ça, cela deviendra
honte et malédiction. J’ai désigné
l’âpre poire sauvage et le fruit savoureux par leur nom –
j’ai dit ce qu’il y a à l’intérieur ;
pourquoi n’ont-ils pas trié comme je l’indiquais ? Je
me suis trempé à leur place jusqu’au cou dans la boue des
égouts – et mon hélice a ronflé à leur place
parmi les purs nuages, et j’ai rendu compte de ce que j’avais vu
là-bas, de mes souffrances ici, de l’odeur de la puante abjection
et de celle du rayon parfumé du soleil – mais alors pourquoi les
âmes des malheureux fourmillent-elles toujours dans le bourbier et
pourquoi les cimes enneigées sont-elles désertes ?
J’ai demandé qu’ils veuillent bien ne pas passer par
là – j’ai prévenu que le chemin passait par ici
– alors pourquoi les fosses sont-elles pleines ? Moi, j’ai
planté un panneau entre les nageurs et les enfants qui barbotent –
pourquoi des cadavres enflent-ils alors au fond de l’eau ?
- J’ai répondu à
tout – mais, qui m’a interpellé ?
Personne ne m’a rien demandé,
tu as raison, intervenant. Vous n’avez pas le temps de poser des
questions. Car on a demandé au premier ministre quel sera le destin du
pays, et on a demandé au commerçant le prix de sa marchandise, et
on a demandé à la calorie où elle irait, on a
demandé au requin si le végétarisme est convenable, on a
demandé à la maladie comment elle allait, on a demandé
à la punaise s’il était possible d’éviter
toute effusion de sang, au feu si la douche froide est bonne pour la
santé, à l’eau ce qui l’enflamme d’habitude,
à l’oiseau vers quoi il vole, au soleil par où il tourne.
Mais qui a demandé à
l’homme ? Qui t’a interpellé, Homère ? Qui
t’a interpellé, Socrate ? Qui t’a interpellé Gautama Bouddha ? Qui t’a interpellé
Nazaréen ?
Shakespeare, Goethe, Madách, Dante,
Beethoven, Kant… Qui vous a interpellé ?
Toi, homme qui sait – homme qui a vu
cela, toi, homme qui l’a regardé, observé, vécu, qui
l’as su avant qu’il n’existe, qui l’as su avant
qu’il ne devienne, toi qui as crié quand il s’approchait,
qui t’a interpellé ?
Dieu rédempteur qui sait comment on
pourrait éviter, qui sait ce qu’on devrait faire, à qui il
faudrait s’adresser, comment il faudrait procéder, qui t’a
interpellé ?
Qui t’a interpellé ? Ne le
demande pas, hurle à tue-tête, sans quoi régnerait le
silence autour de toi, hurle toi-même la question, et crois à
l’écho que c’était lui, et réponds à
l’écho pour entendre au moins tes propres paroles.