Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
Ô, art, miroir de la vie !
Je suis sorti du théâtre
agité de sentiments mitigés. La pièce elle-même,
"Le cœur de Marie-Anne", une représentation fidèle
de la vie, elle m’a forcément plu, comment le dire autrement ?
J’étais forcé de reconnaître qu’elle me
plaisait, qu’elle avait fait un effet sur moi, qu’elle
m’avait remué et qu’elle m’avait
inquiété ; mais rien que le fait que j’aie tant de mal
à m’exprimer m’oblige à reconnaître que ce
plaisir n’avait rien de direct ni de simple mais qu’il s’est
formé d’une manière compliquée elle aussi.
En effet, le combat qui sévit dans
l’âme de l’héroïne tout au long de la
pièce, c’est-à-dire : doit-elle
aimer Lajos, son mari, parce qu’il est bon et noble et
généreux, et qu’il lui pardonne l’amour impossible
d’Alfred, mais uniquement parce qu’il est impossible, et
qu’il provoque en son cœur à elle une passion
irrépressible pour Alfred, ou alors doit-elle
plutôt aimer Alfred parce qu’il est capable de comprendre que
Marie-Anne est incapable de ne pas aimer également son mari, et pour la
raison que Lajos, le mari, se résigne à ce qu’elle aime
plutôt Alfred que lui, pourtant en réalité… Eh bien
pour moi ce combat ne trouve pas une issue tout à fait satisfaisante, ou
plutôt il trouve une issue pas vraiment rassurante dans le geste
d’Alfred qui se tire une balle dans la tête et celui du mari qui se
jette de la tour de l’observatoire du château, si bien que par
conséquent Marie-Anne ne peut offrir à Edmond que son cœur
brisé et désormais inutilisable. En fait, comprenons-nous…
Je n’arrive pas à me mettre dans la tête que si un combat
sévit dans l’âme de quelqu’un, pourquoi il faut que
tout le monde soit obligé de mourir en héros, à
l’exception précisément de Marie-Anne, le malheureux
général de sa bataille perdue qui seule survivra. Et en tout cas,
pourquoi ce Lajos et cet Alfred doivent-ils mourir en héros dans une
bataille qui a sévi dans l’âme de Marie-Anne ? Je ne
comprends pas cela : si moi, je suis sur le champ de bataille du Nord, et
si c’est Gyula qui combat sur le champ de bataille du Sud, de quel droit
devrais-je, moi, y tomber en héros ? Évidemment, bien
sûr, cette Marie-Anne est une âme féminine authentique et
raffinée, une âme passionnée et malheureuse… mais
tout de même… En un mot, il faudrait enfin inscrire dans la loi ce
que je répète depuis longtemps : l’infortune de l’âme féminine en tant que
maladie représentant un danger public dont les victimes sont toujours
d’autres que la patiente, compte tenu du risque qu’elle fait encourir,
doit être obligatoirement, officiellement traitée.
Bon, bon, ce n’était
qu’une remarque accessoire, puisque si l’on considère la
chose du haut de l’Art invulnérable et sacré par-dessus
tout, cette question pratique, tout compte fait secondaire, s’amenuise
encore par rapport à l’unique point de vue substantiel et
suprême, à savoir : le grand Artiste a-t-il écrit le vrai, a-t-il fidèlement restitué la vie, l’âme
féminine est-elle telle qu’il l’a
représentée dans l’âme de Marie-Anne… Rien
d’autre n’a d’importance étant donné que
l’Art est le Miroir de la Vie.
Et bien. Oui. C’est comme ça.
Ou plutôt… Voyons cela de plus près.
En effet, le lendemain j’ai fait la
connaissance de Lívia. Lívia
m’a tout de suite beaucoup plu, je suis quelqu’un de franc, je
l’ai immédiatement dit à son mari aussi. Le mari a
acquiescé de la tête avec douceur, résigné mais
compréhensif. Plus tard, quand j’ai commencé à mieux
connaître Lívia et que je me suis ouvert
à elle de mon trouble, elle aussi s’est confiée à
moi et elle m’a révélé le combat qui
sévissait dans son âme. Eh bien, figurez-vous, il s’est
avéré qu’elle ne sait pas quoi faire, si elle doit aimer
son mari parce qu’il est bon et noble et généreux, et
qu’il lui pardonne le fait que mon amour sans espoir provoque en son
cœur à elle une passion invincible à mon égard, ou
alors si elle doit m’aimer plutôt moi parce que je suis capable de
comprendre qu’elle est incapable de ne pas aimer également son
mari, pour la raison qu’il se résigne à ce qu’elle
m’aime plutôt moi et pas lui, c’est la vérité.
Lorsque Lívia,
les yeux voilés, en larmes, m’a dit cela, j’ai
été pris d’une anxiété et d’une panique
indicibles, car la pièce intitulée Le cœur de Marie-Anne m’est revenue à
l’esprit, ou plutôt, pour parler franchement, la pièce sur Marie-Anne m’était venue
à l’esprit déjà plus tôt quand je suis
tombé amoureux de Lívia, et maintenant
j’ai pu constater en moi, abattu et anxieux, que c’est vrai, cette
pièce est ô combien authentique, ô combien merveilleuse et
parfaite, c’est vrai, c’est bien la vie et c’est bien
l’âme féminine. Je voulais justement exprimer cela,
j’avais déjà la bouche ouverte pour dire à Lívia quelle pièce intéressante
j’avais vue, et à quel point elle collait à notre cas,
quand Lívia m’a coupé la parole
et elle a dit : « Savez-vous, Sándor, c’est tout
comme dans
Et voilà.
En tout cas, moi, je suis très
content que le mari de Lívia, sous
l’effet de la pièce, ne m’ait pas giflé, pièce
qui, fidèle à la vie, dépeint le mari de Lívia qui ne me gifle pas mais qui me comprend, en
conséquence de quoi le mari de Lívia
qui autrement m’aurait giflé ne m’a pas giflé,
autrement dit dans la vie c’est bien tout comme dans la pièce, ou
plutôt, dans la pièce c’est tout comme dans la vie, ou
plutôt…
En conclusion j’ai l’honneur de
déclarer que l’Art, le Miroir de la Vie dans lequel la Vie se voit
elle-même, et qui reflète l’Art, ainsi que la Vie dans
laquelle l’image de l’Art se reflète, bref tout ce palais de
glaces au Luna-Park dans lequel tous ces miroirs reflètent les miroirs,
qu’ils aillent à tous les diables, mes hommages à
Marie-Anne, à Lívia et à
Géza et à Lajos et à Ödön
et à moi-même, moi je tire ma révérence, j’en
ai par-dessus la tête.