Frigyes Karinthy :  "Qui m’a interpellé ?"

 

 

afficher le texte en hongrois

thÉÂtre ? cinÉma ?

 

Je voudrais vite noter, pour ne pas les oublier, mes réflexions à bâtons rompus sur le problème exposé dans le titre. C’est le poème dramatique moderne d’un écrivain russe qui m’en a donné l’occasion. Il faut les approfondir ? – il le faut au point que la cinématographie ne pourra plus manquer à l’esthétique d’un homme cultivé. Ce drame, j’ai eu l’occasion de le voir et au cinéma et au théâtre. De même que tous les autres qui ont regardé les deux adaptations, je peux affirmer que l’écran a vaincu les planches. La production, en plus d’exiger les moyens les plus choisis de la psychanalyse et de l’expression poétique en termes de conception et de pensée, n’était par conséquent pas une idée purement épique, s’appuyant sur la seule intrigue du conte. Elle a trouvé une solution beaucoup plus accomplie dans le genre exprimant en image tout ce qui est imaginable et en paroles tout ce qui est imagé. La solution cinématographique a tout simplement donné plus, plus fin et plus spécifique, sans paroles elle a enclenché un effet plus complet que le théâtre : elle s’est avérée être une forme plus riche, plus complexe et plus expressive – la relation qui existait jusqu’alors dans nos habitudes entre le texte écrit ou oral et l’image expliquant ces textes, s’est tout simplement renversée. Le drame cinématographique ne faisait nullement l’effet d’une série d’images accessoires du théâtre, comme pourrait le penser celui qui confond le cinéma avec une quelconque illustration d’un livre d’images, mais plutôt – au moins pour ceux qui ont vu plus tôt le drame cinématographique – c’est le drame au théâtre qui faisait l’effet d’être une collection "d’encarts" expliquant l’image animée, et qui pourraient aussi bien disparaître puisqu’ils ne sont là que comme "béquilles" aux plus lents.

L’exemple est plus que didactique. Il place dans un nouvel éclairage la grande question à côté de laquelle passent trop à la légère même ceux qui commencent enfin à saisir l’importance novatrice de l’art cinématographique. Essayons de regarder cette question en face, ne serait-ce que pour quelques instants, mais indépendamment de l’époque qui ne représente qu’une phase du processus de l’évolution : avec un œil détaché de l’époque, in specie æternitatis.

Un autre problème, de nature technique celui-là, donne l’occasion d’une comparaison des deux genres, théâtre ou cinéma.

Dans le méli-mélo de revues techniques, d’articles, de rubriques de faits divers, le problème du cinéma parlant est réapparu. Certaines conclusions de la technique radio ont rendu actuelle l’hypothèse que le temps est venu pour créer dans sa forme définitive le genre qui pourrait reproduire à la perfection ce qui est saisissable de l’homme et de son activité associant tréteaux et écrans : la forme, le mouvement et la voix. Le son photographié sur la bande du film qui se déroule fusionnerait parfaitement avec le geste, le mégaphone rendrait au son sa fidélité, sa force et sa couleur originales, de même que les effets de lumière. Si l’on ajoute à cela l’accomplissement proche de deux autres exigences, la reproduction à cent pour cent de la réalité en couleur et en plasticité, on n’est plus très loin de ce Présent Fixé qui rend sur l’écran le contenu total des cerveaux comme si cela paraissait dans un miroir de cristal parfait. L’image animée parfaite, le Surcinéma si vous voulez, ne peut en réalité être autre qu’un complément de ce palais magique dans lequel habitera un jour l’enfant de la fin du siècle, et où un mur des pièces, équipé d’images animées vers le lointain, de radios et de projecteurs, représentera une porte vers l’infini qui non seulement accueillera les spectacles et les sons arrivés de tous les coins de l’espace, mais aussi recréera par magie du fond des temps ce que son maître lui ordonnera.

En conclusion de ce qui vient d’être esquissé, il est en revanche prédictible que le film parlant apportera une déception, non pas au drame cinématographique mais à la scène : il s’avère que la vie reproduite contient plus d’éléments réels que la vie vraie mais condensée – et que le phénomène qui est à la base de l’art dramatique depuis des millénaires, la pensée formulée en mots et exprimée en intonation, ne crée qu’une toute petite partie de l’illusion de la réalité. De cette façon c’est la forme d’expression plus riche et plus multiforme, le film, qui engloutit et dissout en lui-même peau et poils l’expression plus pauvrette, la scène – et non pas l’inverse comme on aurait pu le croire à la naissance de ce qui s’est avéré non vivable : le drame en images, genre popularisé sous le nom de sketch, égaré dans un cul-de-sac. Mais il s’est avéré non vivable, et un simple raisonnement rend évident qu’il ne pouvait pas en être autrement. Ce raisonnement se base sur une loi physique éternelle : le rayonnement de la diffusion du son est passablement limité, quasiment négligeable dans l’espace par rapport à l’espace de la diffusion de la lumière. Dans un espace fermé, cloisonné, dans une pièce, dans une société réunie, le facteur son s’avère significatif, voire décisif – mais dès que l’Art compte quitter la pièce et s’élance à l’air libre, entre les montagnes ou dans les champs, le son faiblit, s’écroule, perd son importance. L’oreille se referme et l’œil s’écarquille – apparaît à quel point l’oreille n’est qu’un outil sans intérêt, négligeable et primitif au service de l’œil qui capte ses informations dans l’Infini : il voit étoiles et soleil et ciel quand l’oreille devient sourde si le signal a été donné ne serait-ce qu’à quelques kilomètres. À l’instant où l’Art franchit le seuil et sort sous l’Horizon Libre, la nature, il est accueilli par un silence calme et somptueux, et dans ce silence majestueux il ne peut plus être intéressé par autre chose que l’image et les variations de l’image, le Geste. Image et geste expriment tout – l’Art n’a plus besoin du son, qui ne le suit plus, il court derrière, tout essoufflé, dès qu’il veut voler.

Voilà donc brièvement la cause fatale de la tragédie de la scène. Et une autre, encore plus grave. La scène n’est pas le terrain du drame, mais celui du jeu, n’est pas le terrain de l’écrivain mais celui du comédien – l’écrivain, depuis que le monde connaît les lettres, existe aussi sans comédien, mais l’acteur de la scène périt sans l’écrivain, car jusqu’à la découverte du cinéma l’acteur ne possédait pas le moyen de fixer et de reproduire son art. Ainsi la comédie ne pouvait pas être un art autonome, à l’instar de la poésie, aussi longtemps que cette dernière avait la parole vivante comme unique manifestation. Seul peut être art ce qui est indépendant du Présent, ce dont l’effet est pérenne et permanent – la scène n’est pas en mesure de créer ces conditions au génie humain qui crée avec son corps quand il le laisse librement bouger dans l’espace, mais il est paralysé dans le temps. S’il s’agit d’un artiste authentique qui aspire donc à devenir immortel il doit quitter la scène et subordonner son vrai corps à ce qui en est pérenne : l’image et le geste ; il doit s’affiner en image et geste sur un écran pérenne, à l’instar du poète qui se penche sur une feuille de papier pour transformer son âme et son être et sa substance en lettres grises qui ressusciteront à sa place quand il ne sera plus.

Le film, cette merveilleuse invention, en donne la possibilité. Le mouvement fixé rend immortel l’art de la comédie, et l’élève en art véritable – l’art transforme toute la culture, la culture transforme l’homme, l’homme transforme l’humanité – de même qu’elle fut jadis transformée par l’Écriture, par le Verbe écrit. Nous qui vivons aujourd’hui, à l’époque de la naissance du cinéma, nous pouvons regarder l’avenir avec un sentiment solennel, car nous côtoyons le berceau d’un des chapitres majeurs de la culture. Ceux qui ont bien compris la signification de la première écriture runique après la parole humaine jusqu’alors entendue et aussitôt disloquée, ne peuvent pas trouver que j’exagère quand je devine que la découverte du mouvement fixé, le cinéma, représente autant sinon plus que ce qu’était jadis la découverte de l’écriture, c’est une station aussi importante sinon plus dans l’histoire de la civilisation.

 

 

Suite du recueil