Frigyes Karinthy :  "Qui m’a interpellé ?"

 

 

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au secours !

 

Une voiture s’est renversée sur la route de Siófok : ses passagers gisaient inconscients autour de l’épave, un seul d’entre eux a eu la force d’appeler à l’aide lorsque s’approchait un sauveur, une autre voiture. En vain. Avec un cri « Pas de place », comprenez : « Je ne veux pas vous aider et il n’y a pas de loi qui m’y obligerait ! », le propriétaire intact de la voiture intacte a continué sa course et a laissé les malheureux à leur "destin".

Le cas, grâce à Dieu, fait sensation. Le sens moral normal s’indigne – en même temps tout le monde sent qu’il y a là quelque chose qui cloche, l’indignation grésille dans son jus, elle n’arrive pas à s’apaiser, si elle n’arrache pas satisfaction par la force. Ici, dans ce problème pratique se ravive une vieille question irrésolue, et elle se venge parce qu’on l’a laissée irrésolue – la loi morale qui devrait être en harmonie avec sa couverture, la loi sociale, tiraille, gênée la couverture qui s’avère être trop courte, laissant dépasser ses mains et ses pieds. Question dangereusement délicate : elle permet d’entrevoir un instant l’imperfection et la faiblesse de la loi sociale, elle permet de voir que le sens moral sain, que la loi avait vocation de remplacer, a reçu moins que ce qu’il avait exigé.

J’ai vu beaucoup de crimes et je les ai oubliés car ils étaient suivis du châtiment, ou si non, ils ont au moins été stigmatisés comme crimes – cela suffit. Mais je n’oublierai jamais un cas d’il y a des années dont beaucoup se souviennent. Un jeune savant, assistant à l’université, faisait des essais dans son laboratoire. Ses vêtements ont pris feu : devenu une torche vivante, il a couru dans la rue en hurlant. Devant la porte stationnait un fiacre. Conduit par son instinct de survie, l’homme en flammes se dirige vers le cheval, il compte lui arracher sa couverture pour s’en envelopper et éteindre le feu. Mais le cocher retient en jurant la couverture, sa "propriété légitime" pour qu’elle ne brûle pas. Le jeune homme court plus loin, tombe, c’est trop tard pour éteindre les flammes, il meurt de ses blessures le lendemain.

Et il n’y avait pas de loi pour punir ce cocher, or il est évident que sa responsabilité dans le décès de son malheureux prochain était plus qu’un "crime par négligence", plus que la faute de quelqu’un qui, disons, aurait lancé des pierres pour s’amuser et la malchance aurait voulu qu’un passant soit atteint à la tête. L’un a donné la mort sans l’intention de la donner, l’autre a supporté en toute conscience que quelqu’un périsse. Le premier n’a voulu causer de tort à personne, le second avait la possibilité de faire le bien mais il y a manqué. L’un ne souhaitait pas la mort de la victime, l’autre ne souhaitait pas la vie de cette victime. Lequel des deux est plus criminel ?

C’est bien une lacune législative. L’esprit de la loi se pose des questions, hésite sur ce point, il n’arrive pas à se résoudre. Dans son évolution naturelle la vraie morale est déjà arrivée jusqu’à rechercher derrière l’acte l’intention, l’essentiel caché de l’acte, le punir et le récompenser, mais elle ne sait pas encore reconnaître le germe de l’acte dans l’intention. Elle poursuit déjà le criminel mais elle n’ose pas encore toucher au crime : or elle commence à sentir que le crime est une chose négative, il n’est pas le contraire mais le refus du bien avec lequel nous naissons. Elle ne tolère déjà plus que nous fassions le mal mais elle tolère que nous ne fassions pas le bien. Elle a déjà reconnu qu’il ne faut pas être mauvais, mais elle ne reconnaît pas encore qu’il faut être bon.

Le temps devra venir où la loi légiférera sur le minimum obligatoire de l’amour du prochain et où elle qualifiera de crime le manque de ce minimum obligatoire. On ne peut pas qualifier d’innocente une personne qui mâchonne en sifflotant la paille pour laquelle supplie le noyé. Ne peut pas être un membre impuni de la société une personne à la vue de laquelle une autre est tombée d’une falaise parce que le premier ne l’avait volontairement pas averti de la falaise. Il y a un verre de vin devant moi ; la personne assise en face sait pertinemment qu’il y a du poison dans le verre mais ne le dit pas, elle me laisse le boire – serait-il possible que cette personne n’ait pas commis de crime, simplement pour n’avoir pas exécuté l’acte du crime ?

Une loi est nécessaire – elle est exigée par les naufragés qui crient au secours. Il est déjà arrivé que pour sa propre défense l’autorité de maintien de l’ordre adopte une loi qui punisse le manque d’acte – une personne refusant l’obligation de témoigner qui est au courant d’un crime mais ne le dénonce pas, la loi l’accuse de complicité, d’assistance, de dissimulation, de recel – pourquoi le pouvoir, responsable pour nous, ne nous protège-t-il donc pas des méfaits du crime négatif ? Le cocher ayant retenu sa propriété, le plaid du cheval, a contribué par son geste au décès de cet homme. Celui qui ne secourt pas une personne qui crie au secours alors qu’il lui est possible de la secourir, est devenu par sa passivité un allié, complice, un comparse de nos ennemis communs les plus criminels et les plus dangereux, la mort, le malheur – il a pactisé avec eux, avec une malveillance secrète, volontaire, il les a aidés, il s’est rangé de leur côté, il s’est allié avec eux, contre nous.

Oui, moi je t’accuse, toi qui m’as laissé boire le poison – je t’accuse devant Dieu et les hommes, c’est en vain que tu te défends sous prétexte que ma vie ne t’était qu’indifférente – moi je t’accuse d’avoir voulu ma mort, parce que non et non et non, l’indifférence n’existe pas, tu mens, elle ne peut pas exister – car par l’intermédiaire de la mère et du père ce n’est pas notre propre envie de vivre qui nous a, toi et moi, mis au monde mais c’est l’intérêt infini et inextinguible, l’intérêt que nous portons plus l’un envers l’autre qu’envers nous-mêmes – à la vie et à la mort, pour nous entre-tuer ou nous préserver mutuellement en vie : il n’y a pas de troisième cas, sinon à l’asile des invalides et des fous – tu mens, assassin !

 

 

Suite du recueil