Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
manci,
("Ma sœur lisait
un livre cet après-midi…")
Manci et
Miklós, dix-neuf et dix-huit ans se sont suicidés à
l’hôtel Fiume, parce que toi, père rigoureux tu as
refusé ton accord à leur mariage ; toi, sœur
endeuillée tu as expliqué au reporter : « Ma
sœur lisait un livre cet après-midi, le héros en
était un certain Robb » et toi, Manci, jeune Juive aux cheveux de jais et aux tristes yeux
noirs qui as signé ta dernière lettre : « Manci, la reine de Robb »
- oh comme je vous plains, oh comme je vous aime, douce reine, cher prince,
morose châtelain.
Le soleil d’hiver brille au dehors.
Je lis le reportage sur sa vie, sur l’amour et sur la mort, sur la vie authentique et la mort authentique et l’amour authentique – des larmes me montent
aux yeux et pourtant je suis aussi titillé par un léger sentiment
comme si j’avais envie de rire ou d’éternuer. Les lourdes et
robustes tragédies imaginaires
ne font jamais cet effet – c’est l’effet du souffle
printanier du charme, du charme dans
lequel à la beauté morne et régulière
s’adjoint toujours quelque chose de monstrueux, d’imparfait,
quelque chose de comique et de doux.
Manci, la reine de Robb…
L’aigre psychologue habituel fait de Manci une
affaire de détail, il constate qu’elle était une jeune
fille exaltée à l’âme romantique, la señorita
Quichotte de romans fantasques, tel et tel cas de la science traitant des
tempéraments psychiques. Mais la personne pour qui et Manci, et Miklós, et le père rigoureux et le
psychologue et même la science traitant des tempéraments
psychiques sont des réalités vivantes, imbriquées,
inséparables, en relation de causalité – cette personne est
incapable de voir la chose aussi simplement. Cette personne est contrainte de
tirer du cas de Manci, via le psychologue, des
conclusions sur l’esprit du temps, de la même façon que le
psychologue avait tiré des conclusions sur le cas de Manci
de l’esprit scientifique du temps.
Pour cette personne le père
rigoureux est tout aussi charmant, romantique et enthousiaste que Manci, voire le savant qui au lieu de dévorer
l’histoire d’Oliver Robb lit le Roman de
la Réalité : la botanique, la zoologie, la physique,
l’anatomie et la psychologie. Pourtant, n’est-ce pas, le
père rigoureux n’aimait pas les romans, il vivait dans la
"vraie" vie où apparemment seuls les intérêts
moraux et matériels jouent un rôle, le reste compte pour
enfantillage farfelu et imagination : le père rigoureux a cru et
croit encore que ce qui a causé la mort bien réelle de Manci et de Miklós était un jeu trompeur de
l’imagination. Et il n’a pas tort bien que sa vision soit un peu
unilatérale ; c’est à cause de cette
unilatéralité que, oh père rigoureux, tu surestimes la
réalité et sous-estimes l’imagination, et ce n’est
pas cela la vérité.
À supposer que tu recherches
l’œuvre de l’imagination éloignée de la
réalité non seulement dans le deuil de cette mort, mais aussi
dans la naissance heureuse, tu devrais remémorer cette nuit de lune
où tu as rencontré la mère de ton enfant – la
mère de ton enfant qui, vu "la volonté de
l’âme" de ton enfant, devait aussi être "une
âme romantique", et qui a peut-être lu un roman
l’après-midi du même jour et "avait peut-être
décidé" que ton enfant naîtrait sous l’effet de
ce roman. Le jeu "trompeur" de l’imagination a causé la
naissance d’un côté, la mort de l’autre –
comment peux-tu donc croire que l’imagination soit inférieure
à la réalité, alors que l’une crée et tue de
la même façon que l’autre ?
Et comment peux-tu croire que le
poète soit inférieur à la nature – comment peux-tu
savoir si le hasard de ton existence en ce monde est plutôt dû
directement à la Loi de la Nature qui crée un nombre
défini d’êtres vivants, ou plutôt, indirectement,
à l’idée d’un poète qui dans les jours de ta
naissance a inspiré son temps et l’a mis de bonne humeur ?
L’inverse a déjà été prouvé. Sous
l’effet de Werther de Goethe il y a eu autant de suicides en Allemagne et
ailleurs que de morts "naturelles" produites par une belle épidémie
de typhus – et peut-être plus mais au moins autant que ceux qui ont
inspiré le poète dans son œuvre mélancolique.
Le poète et le bacille du typhus
sont des poisons mortels, et ceux qui prétendent que les deux
préservent le monde d’une surpopulation exagérée ont
raison. Mais ils ont seulement partiellement raison – l’autre face
de la médaille des bacilles mortels et des poètes pessimistes est
ornée de germes générateurs de vie et d’images
d’ambiances germinatrices. L’imbrication entre l’imagination
humaine et la Loi de la Nature est désormais beaucoup plus
étroite et profonde que ne le pense l’esthète
sévère qui ne reconnaît comme signe de la vie que la seule
poésie, et à l’opposé les images féeriques de
la vie qui ne reconnaissent pas l’empreinte de la main du poète.
Les lois de l’imagination jouent un
aussi grand rôle dans les changements qui meuvent la vie que ceux que
nous attribuons aux causes appelées réelles,
les lois économiques, morales et sociales – et la poésie
est désormais un moteur aussi essentiel de notre société
que l’instinct de survie : le droit du cœur devient tôt
ou tard aussi décisif que le droit de l’estomac, dans la lutte
pour la vie.
J’ai bien dit :
"désormais" et "tôt ou tard" –
n’oublions pas l’époque dans laquelle nous vivons depuis
près de deux cents ans. Les ères préhistoriques crétacée ou jurassique des géologues ont
été suivies par les âges de bronze, d’acier et
de fer des historiens – ces
âges n’étaient plus façonnés sur la Terre par
la nature mais par l’homme. De nos jours nous vivons l’âge du papier – nous inondons la superficie de
la Terre de papier imprimé, nos descendants ne pourront plus
accéder à la surface de la Terre qu’en perçant cette
nouvelle formation géologique, la couche
de papier – et à l’instar de nos ancêtres qui, au
commencement de la vie, se sont hissés à la lumière du
jour à travers la carapace calcaire d’animaux éteints et se
nourrissaient de la masse carbonée de végétaux
décomposés, nos descendants aspireront le contenu du
papier : le monde imaginaire et la poésie, pour venir au monde.
La réciprocité va crescendo
au fur et à mesure que de plus en plus de papier, de lettres
imprimées, de journaux, de pellicules perforées, répandent
l’imagination de l’homme dans les nerfs des foules – la
nature crée l’homme, et c’est tantôt l’homme qui
reconnaît le vrai visage de la vie dans la poésie, tantôt
c’est la vie qui exerce son effet sur l’homme comme s’il
avait été bricolé par un mauvais poète.
La contrainte de compléter la double
loi fondamentale de la philosophie contemporaine de la vie, les lois de la sélection naturelle et
de la sélection individuelle, par un troisième principe,
devient de plus en plus pressante : accepter, à côté
des deux grands principes déterminant la vie, ceux de la reproduction et
de l’évolution, un troisième principe, celui de l’imagination et du discernement humains, comme
composant égal dans la compréhension de la nature.