Frigyes Karinthy :  "Qui m’a interpellé ?"

 

 

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rÉveil

 

Qu’est-ce que c’est ? On sonne ?

Quelqu’un vient… Mes paupières s’ouvrent, ma conscience embrumée trébuche encore sur des images, des images sans texte, qui n’ont rien de commun avec moi, qui ne se rapportent pas à moi, à ma vie passée, à ma mort qui approche…

Un navire… île… nuages défilant à toute vitesse… oiseau à moteur…

Des images… rêve enchanté…

Mais déjà je me réveille… de l’océan infini, merveilleusement heureux des images berçantes dans lequel j’étais un poisson sans ouïes, au-dessus duquel j’étais un oiseau sans ailes, je montais et descendais, je voyais sans yeux, j’entendais sans oreilles, je gémissais dans une ivresse sans corps – de cet océan des images mon moi de noyé réveillé en sursaut, allonge ses bras de polype afin de s’accrocher au fatras effiloché d’une quelconque notion misérable : un mot par exemple.

Je me retrouve ici, entouré de ma prison ; ces quatre murs sont les quatre points cardinaux, mais je suis seul à les regarder – moi, noix incassable, d’où nul ne sort ni entre. Des notions-moi, pâte malléable de mots, souvenirs, connaissances, projets, craintes, désirs… moi… Attendons, ce n’est peut-être pas si sûr…

Tout est si flou… je ne sais pas encore, je me suis peut-être trompé… Je dois rassembler mes esprits…

Moi…

La première chose qui me vient à l’esprit au réveil… La première terre qui apparaît à travers le brouillard des mers – un rivage, mais comme il est étranger ! Plus étranger que la pâle bande de terre apparue à Christophe Colomb.

Moi ! Mais moi, c’est qui ?

Voyons, je vais essayer de me le faire comprendre. Moi, c’est quelqu’un ou quelque chose que j’ai déposé ici hier soir : et le voici, il n’a pas bougé. Il est toujours bien ici. Un objet longiligne, pointu, avec à son sommet une espèce de boule, couverte d’un tissu soyeux – c’est un fait. Autre chose ?

Je sens, inquiet, qu’il y a autre chose. Quelque chose d’encore plus important, que l’on doit savoir, que je dois avoir constamment devant les yeux, y prêter attention, y veiller, me le répéter, sinon ça ira mal. Moi… Moi… Ça y est j’y suis. C’est mon nom. Tel et tel. Mon nom et que je suis né un jour… Où déjà ? Oui. Et depuis… Qui ai-je été depuis ? ça y est, je sais – j’étais un enfant… Puis un adulte… C’est ça qui est le plus bizarre en ce moment – ça prend de longs moments pour que j’y croie. Que je suis déjà un adulte – je ne suis plus un enfant, ce n’est pas la première fois qu’il m’arrive d’ouvrir les yeux sur le monde, bouche bée, pris d’une frayeur intemporelle, d’un émerveillement sans fin ; moi, moi, je suis un adulte, de la même espèce animale barbue, étrange que les autres qui sautillent autour de moi au Pays des Fées ! L’ogresse au nez de fer du Pays des Fées ne m’a pas épargné non plus ; elle m’a aussi métamorphosé en adulte, en lutin barbu, en kobold à voix grave, bagarreur, aux yeux sauvages – oui, oui, je ne rêve pas, c’est incroyable mais vrai – je suis adulte, j’ai des enfants, j’ai une femme – comme les autres ! C’est terrible ! Je suis seul à savoir que c’est un charme ! Tous les autres croient que je suis l’un d’eux, ils me traitent d’ailleurs de la sorte. Bonjour, Monsieur Trucmuche, me disent-ils, comment vont les enfants ?

Ils croient que… que moi aussi… comme les autres… que je vis, dans le temps et dans l’espace – et que, conséquemment, il faudra bien un jour que…

Que je meure !

J’ai failli éclater de rire, si comique m’a paru cette découverte bizarre… Qu’est-ce que c’est ? J’essaye de forcer la notion, oui, bien sûr… Je mourrai un jour… Je mourrai un jour… Je mourrai un jour… Moi, moi, moi… Non, l’idée est trop farfelue, je ne suis pas réveillé à ce point… au point de gober ça… ça oui, j’arriverai à la rigueur à croire que cet objet longiligne, cylindrique, qu’il n’existera plus… mais que les images… le navire… l’île… le nuage fuyant… le bercement sur la mer des images… ce que je suis… que cela n’existera plus… ce qui signifierait en même temps qu’il n’a jamais existé et qu’il n’existe pas… non, c’est vraiment une ânerie, bien sûr qu’il a existé et il existe… il n’existe même que ça…

Qu’est-ce que c’est ? Que me veut-on ?

Que moi… D’accord, je sais… Comment, Ilonka ? Qu’y a-t-il ? Qui, dites-vous ? Il a téléphoné ? Pour cet article ?… Ah, ça y est, je sais…

On me demande de donner mon avis à propos de cette affaire… Le rédacteur en chef a décidé de solliciter sur cette question l’avis des penseurs les plus profonds…

Un moment… Oui, oui, je l’écrirai – où sont mes chaussures…

Profonds… profonds…

Où est-il allé chercher ça, "profond", j’aimerais bien le savoir ! Il doit imaginer une sorte de baudruche, remplie de pensées, de savoirs, de souvenirs… dans laquelle depuis longtemps quelqu’un collecte les pensées possibles sur la situation politique, et elle est pleine à ras bord…

S’il pouvait voir cette profondeur-ci !

 

Suite du recueil