Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
comment sera la mode?
Comment
s’habilleront les hommes et les femmes ? Cette question est
intéressante, mais pas du tout farfelue comme le croirait le bavard
superficiel qui songe tout de suite au "fantastique" dès
qu’il est question d’anticipation. Un des symptômes
caractéristiques de la confusion babélienne des notions dans
laquelle vit l’homme d’aujourd’hui est l’imbroglio de
la poésie et de la science – il prend la
"prédiction", la "vision de l’avenir" pour une
capacité poétique, prophétique, or en
réalité, dans l’excellente définition
d’Ostwald[1], seule la science prédit
l’avenir, seule la science prévoit l’avenir, le
poète, lui, ne fait qu’aspirer et espérer, ou dans le
meilleur cas, souhaiter.
Mettant
à l’écart tout "fantastique" et compte tenu de la
confusion des idées, si l’on pose la question ci-dessus, il
convient d’abord de préciser en deux mots ce qu’est
l’habillement, ce que sont les habits.
À
l’école on nous apprend que l’habillement sert d’une
part à la protection contre le froid et le chaud, et d’autre part
il sert à couvrir notre nudité, par pudeur. Si l’être
humain était un être unisexe, à la fois homme et femme,
même dans ce cas cette définition ne tiendrait pas – sauf si
l’on supposait qu’il n’existerait aucun miroir dans notre
monde. En effet chacun de nous aime bien se plaire, indépendamment du
fait qu’il est homme ou femme. Mais qu’est-ce par rapport à
l’envie des hommes et des femmes de plaire l’un à l’autre ?
Il
est évident que l’aspect vestimentaire sert depuis les
débuts, de tout temps et partout, pour quatre-vingts pour cent la
coquetterie envers l’autre sexe – il est la suite directe, ou
plutôt non, le développement et le raffinement de
l’industrie que le monde animal exerce en plumes, couleurs, poils,
crinières, huppes, à ses heures – une industrie à
laquelle toutefois, on ne sait par quel biais mystérieux, de quelle manière,
et dans quel but, c’est quand même le monde végétal qui témoigne du plus grand effort.
C’est
le monde des plantes qui souligne avec la profusion la plus
généreuse l’attirance des deux pôles sexués,
pistil et étamines, dans une cavalcade étourdissante des
pétales et couleurs et feuilles et sucs et saveurs et douceurs et
poisons. La femelle de l’animal humain ne désire pas cacher son
corps laissé nu (et rappelant celui des reptiles sur ce point) par la
marâtre nature, mais au contraire elle veut attirer l’attention sur
cette nudité – elle l’orne, elle puise volontiers dans cette
source primaire de la vie, rendant visite aux inépuisables halles de la
mode des végétaux. Au-delà des tentatives de modes des
époques plus bizarres les unes que les autres, elle retourne, comme
l’arc-en-ciel après l’orage, à la mode ayant le plus
grand effet, celle qui fait apparaître la femme comme une fleur –
une fleur souple à la taille, dans l’abondante corolle
"étalée" des jupes, fleur tombant de l’arbre ou
de la branche, son calice tourné vers l’intérieur.
Ce
motif de la mode féminine est quelque chose de constant ; ni un retour au passé ni une évolution, mais les
deux à la fois – il est inutile de parler ici de
différenciation, création de styles, de tenants et aboutissants
de l’histoire des civilisations. Aussi longtemps que le corps de la femme
est désirable et attirant comme
il est, tel qu’il est, telle
qu’il était hier et tel qu’il est aujourd’hui, la
fleur féminine flottante, pliante, s’ouvrant et se refermant,
pudique et coquette, reviendra toujours pour fendre et faire exploser
l’enveloppe et la gousse des tenues de cavalières, costumes de
sport, jupes entravées et autres "garçonnismes". Le
buste affreusement accentué (les bouffants, manches à gigot et
ailes de chauve-souris) disparaîtra avec le temps tout autant que les
hanches affreusement accentuées (tournure, crinoline) – et tous
les vingt-cinq ans, au printemps de chaque génération, fait
apparition entre les bourgeons durs et rigides celle qu’Horace tout comme
Petőfi honorait en l’appelant mon brin de rose, ma tulipe, mon brin
de muguet.
Autre
problème, plus intéressant et plus excitant car plus
révoltant et plus antirévolutionnaire est celui de la mode
masculine. Depuis plus de cent ans les hommes évoluent ici en Europe
derrière un masque bizarre qui pourrait avoir pour vocation de
présenter le mâle privé de tout caractère
sexué, comme une notion abstraite, une formule bipède, dont la
masculinité sert uniquement dans la mesure où il peut être
séduit par les femmes, comme si l’homme de même que la femme
n’était pas à la fois séduit et séducteur,
tel qu’il est, avec les mêmes moyens corporels. Le
"système à quatre cylindres" comme on l’appelle
en Capillaria, ce déshonorant uniforme de forçat, ce volume
géométrique affublé de vêtements faits pour les
moines pénitents, ce tuyau de poêle noir dans lequel
l’époque de Metternich a fourré, tête et membres,
poils et peau, le chef-d’œuvre de la civilisation, l’homme
moderne, l’Homme exclusif condamné à vie à la
nudité pour, ensuite, horrifié par le spectacle, appeler celui qu’elle
a amoché "le sexe laid" (jamais auparavant l’œil
sobre n’aurait songé à voir un sexe plus laid que
l’autre !). Cette mode d’esclave que le sociologue, s’il
le veut, peut expliquer sur le plan économique par le fait que
c’est l’homme qui habille la femme, mais personne n’habille
l’homme, produit depuis plus de cent ans, dans une
réciprocité de la civilisation et de la vie, la confusion des
idées fausses et des idées fixes et des monstres
théoriques. Il n’est pas nécessaire de recourir à
une comparaison honteuse avec le règne animal pour prouver le droit
naturel de la séduction masculine par la virilité
éclatante, la richesse des couleurs et des formes. L’histoire de
l’humanité justifie largement, dans le temps et dans
l’espace la fausseté et le ridicule et l’artifice de la
conception selon laquelle les moyens de la mode, les belles couleurs et les
étoffes chatoyantes et les formes attirantes, les manifestations
exerçant un effet sensuel sur l’œil, l’oreille et même
le nez, ne sont que les accessoires du corps féminin fait pour
séduire l’homme – que l’homme, dans son genre,
n’est pas de la même nature pour la femme que la femme pour
l’homme – que la femme est le corps et l’homme est l’esprit,
que la femme est l’aimant et l’homme est le fer brut, la femme est
le soleil et l’homme est une planète. Or ils sont astres jumeaux,
ils tournent l’un autour de l’autre, ils sont pareillement
attirés l’un par l’autre, donc ils doivent s’attirer
mutuellement.
Notre
époque montre des signes encourageants : cette longue ère de
l’oppression de la mode masculine tire à sa fin en Europe. La
guerre, la tenue militaire, qui a déjà au moins eu le
mérite de briser le tuyau de poêle, dégageant les deux
lignes de séparation naturelles du corps humain que sont la taille et
les genoux : ce large cercle dans lequel le service militaire obligatoire
a fait répandre cette possibilité vestimentaire préparera
peut-être la révolution de la mode masculine.