Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
L'incarnateur[1]
le 24 décembre 6826.
Sur le podium, la
porte à guillotine de l'armoire en sélénium tomba. Sylvia
V9 qui quarante-cinq secondes auparavant était entrée
dans l'émetteur, copie complémentaire de l'armoire en
sélénium sur le côté opposé du Globe
terrestre, en Floride, et qui maintenant se tenait là souriante devant
eux, V9 regardait autour d'elle dans la salle, les yeux papillotants.
L'éblouissante lumière bleue des lampes à mercure
soulignait ses contours.
Les deux Radus
contrôleurs s'approchèrent d'elle, la fouillèrent et se
convainquirent qu'elle était réalité de chair et d'os.
S'ensuivirent deux minutes de silence mortel.
Puis les membres du congrès se levèrent et muettement, l'index
posé sur le front, rendirent hommage au Dieu-Homme Omniprésent.
Ce fut toute la cérémonie.
Ce fut tout, puis Carbone 22 put tranquillement poursuivre et achever sa
conférence.
- Ainsi donc, mes chers condisciples,
nous avons résolu et clos le problème du transport de l'homme
dans son ensemble. Me basant sur des calculs minutieux, je constate que
grâce à la solution de la machine projectrice
de matériaux il n'existe plus de fossé notable entre nos
désirs et nos volontés les plus archaïques allant dans ce
sens et leurs possibilités d'accomplissement. L'accomplissement de
l'obligation catégorique, exprimée il y a dix mille ans de
façon dissimulée par des contes de fées du genre
"hop, hop, je suis là où je veux !", devient enfin
réellement et littéralement possible après cinq mille ans
de travail humain ininterrompu. Si je dis cinq mille ans c'est parce que
l'aéroplane de l'âge de papier, le téléphone, la
radio et la projection d'images mobiles peuvent être
considérés comme un premier balbutiement dans l'accomplissement
de cette obligation ; en effet la transposition de
phénomènes et d'apparitions composant l'homme dans un espace
choisi au gré de chacun en une unité de temps avait
déjà partiellement commencé alors. Grâce à la
radio, au téléhor et au projecteur télékinésique nous pouvions projeter
en un instant notre voix, notre image extérieure, notre intention et nos
gestes là où nous voulions, par contre jusqu'à ce jour
pour parvenir d'un point à un autre dans notre être réel,
complet et intégral nous devions recourir à des moyens de
communication. Mais, ces moyens étant eux-mêmes faits de
matière, il nous fallait compter avec certaines limites temporelles pour
vaincre la résistance de la distance. Aussi longtemps qu'il s'est agi de
transposer des forces, voire des apparitions de celles-ci, en un autre endroit,
la solution était aisée. Déjà nos ancêtres
ont simplement décomposé sur place les phénomènes
du son, de la lumière et du mouvement en leurs éléments.
À l'aide de lumière ou d'électricité ils ont
transporté ces éléments à l'endroit voulu, et
là avec les outils convenables ils ont reconstitué les
phénomènes originaux de son, de lumière et de mouvement.
Toutes les inventions de transmission de phénomènes se basent
grosso modo sur ce même principe : la radio, l'image animée,
le téléhor et les autres.
Décomposition et recomposition - analyse et synthèse - c'est la
base d'une part de toute cognition, d'autre part de toute création.
C'est donc sur cette base qu'il convenait de poursuivre notre évolution,
et une avancée a bien eu lieu.
- Elle a eu lieu au moment où,
au début du vingtième siècle, il s'est avéré
que la matière en dernière analyse n'est qu'une des formes
d'apparition de la force, de la force résultante entre les
manifestations tantôt de l'électricité, tantôt de la
chaleur, tantôt de la lumière, et que nous appelons aujourd'hui
matière quand elle apparaît à une certaine fréquence.
Lorsqu'il est devenu évident que l'unité des composants de la
matière que l'on nommait autrefois atomes, molécules, ions ou
électrons n'est en réalité pas matière mais centre
de force, le même que sont lumière, chaleur et
électricité : autrement dit la matière n'est pas objectum mais qualitas, elle
n'est pas un corps mais une propriété. Et ici je dois faire une
observation, celle-ci : on a soupçonné l'importance pratique
de cette découverte il y a cinq mille ans déjà quand
personne ne songeait encore à une machine à projeter de la
matière ; la preuve en est cette feuille de papier
pétrifié, conservée au musée de Cosmopolis,
dont il s'est avéré qu'elle a été fabriquée
en décembre 1926 et qu'elle fut partie intégrante d'un journal
alors à la mode dans les environs de l'Europe Centrale et que l'on
appelait quotidien. Sur ce vestige on peut lire au-dessus d'une signature
illisible une divagation naïve mais surprenante en langue ongrienne, sur l'importance de l'Incarnateur.
L'auteur simplet mais indéniablement un génial visionnaire
développe dans cette spéculation écrite sous forme de
conte (du fait de sa forme infantile on ne peut pas parler de dissertation)
l'hypothèse selon laquelle si la matière n'est qu'une forme de la
force comme les autres, il n'y a alors aucune impossibilité de principe
pour la projeter d'un lieu à un autre comme on le fait de la chaleur, la
lumière ou l'électricité. Le mode de cette
procédure serait substantiellement le même que dans le cas des
autres forces : analyse et synthèse, décomposition et
recomposition. À l'aide d'un dispositif adéquat je peux
décomposer n'importe quelle matière en ses éléments
énergétiques, puis je peux transprojeter
lesdits éléments énergétiques n'importe où,
là où un dispositif récepteur convenable peut les saisir.
Si ce dispositif de réception recondense ces
éléments en une matière dans le même ordre et de la
même façon que le dispositif émetteur les avait
décomposés en forces, il faut obligatoirement que sur le lieu de
la réception le corps minéral, animal ou humain, organique ou
inorganique, mort ou vivant, décomposé en
électricité pour les besoins de la transmission, s'incarne en le corps initial. Ceci
signifie dans la pratique qu'en entrant dans l'appareil émetteur je
disparais, je me sublime, je m'anéantis, mais quelques instants plus
tard, à l'endroit où je souhaite me trouver, en Australie ou au
pôle Nord, je sors de l'armoire de l'appareil de réception,
réanimé, ressuscité, réincarné.
Carbone
22 se tut un instant puis acheva son discours sur un ton plus empathique.
- Mes chers condisciples ! Je ne
prétends aucunement qu'il existe une quelconque relation de
causalité entre la divagation nébuleuse de l'auteur du vestige
susdit de l'âge de papier et l'expérience parfaitement
réussie qui vient de se dérouler devant nos yeux. Mais en cet
instant transcendant où Mademoiselle Sylvia V9 qui
voilà une demi-heure en la station de projection de matière de
Floride est entrée dans l'armoire émettrice, où elle a
disparu, s'est sublimée, s'est anéantie, et quelques instants
plus tard s'est ranimée, ressuscitée, réincarnée
devant nos yeux et est sortie de l'armoire en sélénium, en cet
instant je ressens que le journaliste inconnu, endormi depuis des milliers
d'années, qui à notre connaissance le premier a rêvé
cette possibilité devenue aujourd'hui réalité, et qui,
parions-le, a été raillé et affublé du sobriquet
d'humoriste par ses contemporains barbares et primitifs, ce journaliste inconnu
mérite donc que nous rendions hommage à sa mémoire en
levant un doigt avant de lever la séance de notre congrès.
Les membres du congrès se
levèrent et muets, posèrent leur index dressé sur leur
front. Mademoiselle Sylvia V9 ferma les yeux en souriant et elle
essaya d'imaginer à quoi je pouvais bien ressembler.