Frigyes Karinthy : "Qui m’a
interpellé ?"
Radio !...
Radio !…
(Reportage, ou manifeste, ou
discours de bienvenue, ou ce que vous voudrez,
parce que
j’ai pris une leçon de français depuis la Tour Eiffel,
et j’ai dansé
dans la rue Lajos Kossuth sur le rythme du jazz-band de
l’Hôtel Savoy de Londres !)
premier tableau :
Mille neuf cent neuf,
Budapest. Une scène inoubliable. Je file sur la barre latérale
d’une charrette vers Rákos[1], impossible de trouver un fiacre, le
trajet est envahi de véhicules, la foule s’y presse en essaims
noirs. Au moins cent mille personnes fourmillent et se pressent là-bas,
personne ne voit le bout de sa chaussure, mais ce n’est pas grave :
tous les yeux sont tournés vers le ciel. – Enfin vers six
heures un bruit de crécelle depuis la cabane bricolée à
l’autre bout de la place – un silence figé, mortel ;
les bouches s’entrouvrent, les yeux s’exorbitent. L’instant
suivant bas, très bas, mais indubitablement au-dessus des têtes,
apparaît là-bas une tache jaune sale oblongue – le
crépitement rageur, le bruit de crécelle haletant forcit –
encore une minute – il s’inscrit dans le ciel crépusculaire
en contours très durs, près, très près, mais
au-dessus de nous, au-dessus ! Flottant librement, il s’approche
vers nous, furieux et entêté, un hanneton gigantesque à
ailes jaunes et rondes. Encore une minute, et déjà il est
au-dessus de nos têtes – à son châssis pendent non des
pattes mais des roues, sur le côté, entre les deux ailes, on voit
bien la tête de Blériot affublée d’une casquette de
cuir. À le voir s’approcher ou s’éloigner, il est
suivi d’une vague de hurlements à peine humains, je n’en ai
jamais entendu de semblables, ni avant ni depuis. Je me rappelle que nous
tendions nos bras allongés en direction du Miracle Volant, comme si nous
voulions l’attraper, le toucher, vérifier son authenticité,
qu’il s’agissait bien d’un objet dur, qu’un homme y
prenait place qui volait et avançait librement dans l’air. Des
sons animaux inarticulés jaillissent de nos gorges – il n’y
a ni vivats ni bravos, nous rigolons, poussons des cris et nous bousculons.
– C’est ainsi que l’Homme-Oiseau fit son apparition
à Budapest voilà quinze ans – et les festivités
étourdissantes terminées, nous, écrivains et journalistes,
nous nous sommes dispersés et toute la nuit nous avons gratté et
diffusé la nouvelle, nos articles et éditoriaux, nos
hommages : nous saluions l’Homme Volant.
deuxIÈme tableau :
Mille neuf cent vingt-quatre, octobre
ensoleillé, même endroit. Je déambule au centre-ville
plongé dans mes réflexions. Quelque part la vitrine d’un
photographe attire mon regard par hasard. Dans la vitrine des boîtes
étranges, avec des robinets de laiton, des lampes, des câbles de cuivre,
plus bas des manuels techniques, plus haut un écriteau :
"Vente et montage de radios. Présentation expliquée le jeudi
à neuf heures."
J’entre dans la boutique, je suis
accueilli par un jeune homme sympathique. Il m’introduit dans une
resserre servant de bureau, il me donne toutes les informations avec
générosité. Oui, ils ont ouvert le premier septembre, il
loue le local par moitié avec un photographe. La Société
Anonyme Radio, il vient de la créer sur un modèle étranger
sous la présidence de messieurs importants : lui-même a
passé six ans à l’étranger pour étudier le
métier. L’intérêt commence à se manifester, il
vend deux à trois appareils par jour, particulièrement à
des provinciaux.
Des boîtes petites et grandes
s’alignent sur une étagère : chacune des boîtes
est surmontée d’une antenne caractéristique en forme de
losange. Au plafond de la boutique deux minces fils de fer sont modestement
tendus.
Mon guide s’arrête devant une
des boîtes. Il saisit l’appareil, le place sur une petite table. Il
fixe dessus un cornet d’amplification en forme d’assiette. Il
commence à tourner lentement une manivelle… tout en
m’expliquant :
- Je monte sur le tableau des
longueurs d’onde… comme ça… Voyons, qu’est-ce
qu’il y a au programme ?
Il étudie un petit cahier, il pointe
l’index sur une ligne, il regarde sa montre.
- À sept heures dix…
leçon de français depuis la Tour Eiffel… C’est
maintenant…
Encore un tour de manivelle. Tout à
coup on entend une puissante voix d’homme nette, fière, avec un
entrain qui s’entend jusqu’à la rue.
« La conjugaison du verbe
irrégulier : naître… »
« Biegung
desunregelmässigen Zeitwortes :
naître… »
Et le grand maître de langue
française assis là-bas au sommet de la Tour Eiffel
m’explique chaleureusement dans cette boutique de la rue Lajos Kossuth
comment il convient de torturer le verbe irrégulier
"naître" en français. À moi et à un
million d’autres personnes, à Vienne, Londres, Berlin, Bucarest,
Sofia, Téhéran, Kiskúnfélegyháza
et Tátraszéplak.
Un geste léger du petit doigt sur le
levier : le maître français avec son barda, chaire et Tour
Eiffel comprises disparaissent au même instant comme dans un gouffre
– il a cessé d’exister, un mot à demi prononcé
figé sur les lèvres – un rêve dont nous avons
été arrachés. Trois secondes passent : quelques tours
de manivelle. L’assiette parlante siffle, tremble, râle – ce
charivari évoque le fracas de la vaisselle cassée, puis une
trompette retentit – tout se met en ordre de musique, s’arrange en
mélodie d’un allègre jazz-band, la folle machine joue
d’une voix stridente, à pleins poumons, une marche
afro-américaine entraînante. Mes pieds entrent involontairement
dans la danse.
- C’est quoi ça ?
- Concert à l’Hôtel
Savoy de Londres, crie mon guide. Ça
fonctionne tout l’après-midi, on danse dessus dans les bars de
Berlin.
Nous nous abandonnons au plaisir du concert
pendant trois minutes – puis voyons autre chose.
Un tour – on fait taire Londres et
l’Hôtel Savoy, ils replongent dans la mer
de brouillard des mille cinq cents kilomètres de distance, seule
l’imagination les entend encore un temps et voit le clignotement des
lumières lointaines.
Mais l’Oreille qui Entend Loin, cette
petite boîte noire, continue de tourner, elle écoute, scrute,
épie l’horizon – s’aiguise prudemment, rien ne peut
échapper à son attention. Des bribes de sons traversent son rayon
de perception, comme des météorites chauffés au rouge dans
l’atmosphère… Paroles, fragments de musique…
D’où ? Qui pourrait le dire ? De Zürich, Bordeaux,
ou déjà Vienne… ? Elle a de nouveau perçu
quelque chose, attrapé un bout des vibrations flottant au-dessus de nos
têtes – ça ne devrait pas venir de trop loin, plutôt
en deçà de l’horizon, car ça frappe, ça
vrombit, ça peine fort. Puis l’assiette noire se met à
parler. Une voix d’airain, volumineuse.
- …le premier ministre
réfute vigoureusement les allégations de Károly Rassay… Gyula Peidl[2] : Ils étaient meilleurs
patriotes que vous… Murmures confus, le président rappelle
à l’ordre István Lendvai-Lehner[3]…
On est chez nous !
Mon guide décroche les écouteurs
de ses oreilles, il débranche l’assiette. Il repose la petite
boîte noire parmi les autres. Je regarde autour de moi, j’ai
le vertige… De l’autre côté de la boutique
quelqu’un vient d’acheter des disques, dehors un tram tintinnabule.
Le patron explique quelque chose… Je n’en attrape que quelques
mots.
- Ah l’Amérique ! On
ne peut plus imaginer la vie là-bas sans radio – Cela fait autant
partie de la civilisation que l’auto ou le tram. Chacun emporte le petit
appareil où qu’il aille… Toute la ville est divisée
en secteurs, chaque secteur dispose de son concert permanent, son service de
communication, ses séries de conférences, son centre de cours
pour l’éducation des enfants…
Je l’écoute… Je suis au
bord de l’évanouissement, le monde tourne avec moi. Mais pas au
sens figuré, comme pour les ivrognes – c’est cela la
véritable révolution du Globe Terrestre : après
l’Œil qui voit loin, le Pied qui court loin, cette fois c’est
l’Oreille qui entend loin qui l’a rétrécie, si petite
que j’en fais le tour en quelques minutes, je pourrais la fourrer dans ma
poche, regarder dessus l’heure exacte comme sur une charmante montre
gousset en cristal dont les aiguilles, les méridiens, tournent lentement
devant mes yeux. C’est encore le vertige de l’homme sauvage que je
ressens dans cette petite boutique du centre-ville… Le même vertige
que j’ai ressenti il y a une dizaine d’années à
Rákos quand j’ai volé pour la première fois. Toi,
lecteur blasé, bourgeois qui t’ennuie à Budapest, qui
t’étonne de mon étonnement exagéré, il y a
quelque chose que tu ne dois pas oublier. Je n’ai pas été
le premier à ressentir il y a quelques minutes ici derrière ce
comptoir, la perception de l’ouïe prolongée
jusqu’à l’infini, autour du Globe terrestre. Cette
perception n’a rien de commun avec les premiers pas, la première
connaissance, la première nage, le premier baiser – autant de
stations de notre vie corporelle. Ces actes-là arrivaient pour la
première fois dans notre vie individuelle – nos
pères et grand-père les ont également vécus et nous
les ont légués, incrustés dans nos nerfs, sous forme d’inclinations,
ce qui vaut presque la connaissance… Mais quelqu’un qui à
notre époque a volé pour la première fois, a
entendu de ses propres oreilles pour la première fois ce qui se
dit à des centaines de kilomètres, n’a pas vécu un
miracle individuel mais un premier miracle de l’Homme, du Genre humain,
car après vingt mille années, la genèse de notre
Espèce, c’est cette génération qui a eu droit
la première à des perceptions sensuelles que nos ancêtres
n’ont pas connues, et pour les sentir possibles, il n’a pas pu en
apporter l’inclination depuis son berceau. Ne vous étonnez donc
pas si j’ai des frissons dans le dos et si je me laisse emporter par
l’imagination. Encore quelques décennies, et l’Homme
effacera toutes les distances, rendra superflu tout mouvement, alors que par
l’accélération incroyable de la vitesse il a
déjà rendu les distances minuscules. Alors sa chambre se sera
vraiment transformée en un château enchanté
d’Aladin : s’il relie l’Oreille qui entend loin avec
l’Œil qui voit loin, un mur de la pièce se transformera en
fenêtre devant laquelle défilera le panorama des quatre coins du
Monde à une allure circulaire vertigineuse, l’arrêtant
là où il le désire. Un tube devant sa bouche, des casques
aux oreilles, devant lui un écran blanc. Et s’il veut savoir et
voir, il hurle dans le tube : « Hé, Pista, je pense
à toi, ça fait dix ans que je ne t’ai pas vu, où tu
es ? », et la seconde d’après la réponse
arrive dans les écouteurs : « C’est toi, Muki ? Je suis assis sur le toit de ma maison à
Pékin, eh bien, que fais-tu là-bas à Budapest ?
J’ai très bonne mine, regarde ! », et
l’instant suivant un éclair de flash et sur l’écran
apparaît une maison à Pékin, entourée d’un
jardin coloré, et sur le toit de la maison Pista perdu de vue depuis dix
ans salue en s’inclinant, souriant, avec une netteté si parfaite
qu’une rencontre physique ne s’impose vraiment pas. Hé,
Messieurs, Dames, ce n’est pas des racontars, ce n’est pas une
illusion rêvée, pas une utopie fantastique, pas un roman de Wells
– je suis là debout dans cette boutique, sur la terre, je suis
éveillé, je l’ai entendu de mes propres oreilles,
c’est comme ça, c’est comme ça, je l’ai vu et
entendu, c’est horrible et c’est magnifique !
L’Homme ! L’Homme ! L’homme plus merveilleux que sa
mère nourricière la Nature, plus qu’elle, meilleur
qu’elle, il ne lui doit pas de réponse, il répond aussi
pour elle, il répond pour l’humanité, pour Dieu, pour le
monde qu’il n’a pas créé, mais il prouve que
s’il le faut il peut le créer, selon ses propres plans –
l’Homme Responsable, l’Homme Dieu, il est là de nouveau,
comme il y a quelques années, il a rendu visite à Budapest !
Je l’ai rencontré !
Le patron me raccompagne, il est
très heureux, oui, ce serait très bien si je suscitais quelque
intérêt. Oui, j’ai raison, c’est en effet
étrange que l’arrivée de la Radio dans notre pays soit
passée en silence quasi inaperçue. Je vous souhaite une bonne
journée.
Un vent frais souffle depuis le pont. Les
passants s’arrachent le journal du soir : Froreich
a avoué son crime ! Non mais, qu’en dis-tu, le salami a
augmenté. Non, mon ami, tu ne juges pas clairement la situation, tu
manques de vue globale. Il faut considérer les choses de plus haut
– il est évident que Bethlen[4] ne pourra pas se maintenir. Pourquoi, les
croix fléchées[5] n’ont peut-être pas
raison ? Mais non, ce sont tous des salauds ! Il faut frapper un
grand coup, sinon ils ne lâchent pas le morceau. Fais confiance à
Gömbös[6] : lui, il sait comment attraper les
choses par le bon bout ! Non, Tout fout le camp ici, tout pourrit, tout
est fini, les exploitants empêchent l’importation de cuirs bruts.
L’Œil qui voit loin –
l’Oreille qui entend loin – le Pied qui court loin – le Bras
qui se hisse au ciel – arrêtez-vous, cessez ! Ce sont ceux-ci
qui ont raison – que vaut la Nature vaincue, disciplinée,
dépassée – que faites-vous d’elle une fois que vous
l’avez domptée ? Qu’entends-tu, que vois-tu au paradis,
qui rencontres-tu si ton vol t’emporte jusque-là ? Des gens,
l’homme qui a tout transformé mais il est content car il n’a
pas changé – faible et malade, victime faillible de ses propres
péchés, de sa faiblesse et de sa lâcheté, le
pauvre ! Cessez, mes fils, qu’avez-vous à percer et bricoler
de drôles de petits appareils d’enregistrement, des câbles de
cuivre, de petits interrupteurs, des manivelles – oreille artificielle,
œil artificiel, jambe artificielle, meilleurs que les originaux ! Que
c’est ridicule ! Oreille et œil et jambe, ne sont que des
outils de cette gelée tremblante qui pulse dans l’ossature de
votre crâne – à quoi ça vous avance si celle-ci est
restée l’ancienne. Elle voit et entend plus loin, mais elle
ne voit pas plus et n’entend
pas plus, elle n’en est pas capable, croyez-moi ! À
bas ces jeux d’enfant – ouvrez le crâne si vous l’osez
et regardez bien ce qu’il contient, si on peut l’améliorer,
car il est faible et imparfait, le même depuis six mille ans !
Pest a raison de ne pas
célébrer la Radio comme elle a célébré il y
a quinze ans l’Avion – la Grande Découverte, qui a-t-elle
sauvé, qui a-t-elle rendu heureux ? Ceux peut-être qui
quelques années plus tard ont lancé des bombes sur sa tête
– ou ceux qui l’ont lapidé et attendent maintenant la
vengeance en tremblant ? Si l’onde sans fil ne représente
qu’une chose, qu’on puisse plus facilement déclarer la
guerre, faire sauter des bombes – qui a besoin de la
méchanceté humaine filant à la vitesse de la
lumière ? Non, merci – nous n’avons pas besoin de la
guerre sans fil, pas besoin d’une Mort brevetée, sans faux !
– Nous te célébrerons, Rayon Invisible quand tu auras pris
racine et quand nous verrons que tu te montreras digne de notre
confiance ! D’ici-là sers-nous fidèlement,
étrange étranger, et nous te promettons de t’écouter
et d’essayer de profiter de ton enseignement, Bouche qui parle loin
– mais nous te tirerons, Oreille qui entend loin, si tu veux encore nous
entraîner vers le mal – pour l’heure, contente-toi
d’une bienvenue amicale !
[1] Aéroport de Budapest, devenu Ferihegy.
[2] Károly Rassay (1886-1958). Homme politique libéral.. Gyula Peidl (1873-1943). Leader syndical, social démocrate.
[3] István Lendvai-Lehner (1888-1945). Journaliste.
[4] István Bethlen (1874-1946). Premier ministre.
[5] Parti nazi hongrois.
[6] Gyula Gömbös (1886-1936). Général, ministre de la défense, puis premier ministre.