Frigyes Karinthy : "Vous les avez vus ainsi"

 

                                               

 

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LittÉrature

Du journal d'un écrivain débutant

 

Au front, le 8 septembre

 

Ce midi j'ai fermement décidé de devenir écrivain dès que la guerre sera finie. Naturellement les travaux préparatoires, je n'ignore pas qu'il convient de les entamer dès maintenant. Pourvu que j'y arrive, je compte écrire une nouvelle cette semaine même ; je l'enverrai à une de ces revues ou journaux qui comptent. Depuis des jours cette idée me taraude, je cherche mon sujet, un bon sujet pour une nouvelle. Je saurais sûrement l'écrire mais c'est le sujet qui me manque ; il faudrait bien y réfléchir et concocter quelque idéal original et intéressant. Malheureusement j'ai si peu de temps à consacrer à la réflexion ; ce matin dans le village que nous avons occupé j'ai pris mes quartiers dans la maison d'un prêtre polonais, je me suis allongé un instant et je me réjouissais en secret d'avoir devant moi quelques heures de loisir à cogiter sur le sujet de ma nouvelle. Là-dessus, vers les onze heures deux avions apparaissent en même temps dans le ciel et commencent à nous lâcher des bombes dessus. Pas mal de maisons ont pris feu et nous avons tous couru dehors. Nous avons difficilement réussi à abattre un des avions, il est tombé en flamme sur le toit d'une maison, pour arroser ça nous avons organisé un banquet au bistrot, et une fois de plus je n'ai rien pu écrire.

 

Le 12 septembre

 

Aujourd'hui j'ai senti obscurément que j'allais trouver un sujet. Une chose sûrement intéressante mais bien sûr cela m'a échappé une fois de plus, les Russes ont été pris de frénésie, ils ont sauté dans nos tranchées, la bagarre faisait rage, un sous-off moscovite rendu fou hurlait à tue-tête un air d'opéra russe au plus fort d'une charge à la baïonnette, il s'est même mis à danser jusqu'à ce que je l'abatte. Cela va de soi, dans cette pagaille le sujet m'est complètement sorti de la tête, pourtant je le tenais déjà presque. Mon Dieu, s'il pouvait me revenir.

Le 18 septembre

 

Qu’est-ce que ça pourrait être, mais qu'est-ce que ça pourrait être ? J'ai eu vaguement une idée, il y aurait une fille dans ma nouvelle, et puis… Ça y est, j'y suis, c'est pas mal, assez original… Un jeune homme serait amoureux de la jeune fille… Jusque-là c'est bon, mais il faudrait trouver encore une suite, je ne sais pas quoi, mais ça me viendra. Si au moins j'avais un peu de temps ; aujourd'hui j'ai emballé les affaires du pauvre Amouraché pour les expédier à ses parents ; le pauvre, il a été envoyé en patrouille hier soir et ils ont dû le pincer, les salauds et ne nous ont renvoyé que ses chaussures ; je regrette beaucoup mon très bon vieux copain.

 

Le 21 septembre

 

Le sujet évolue, il prend forme ! Ça va tourner de telle façon qu'en réalité la fille aussi aime le jeune homme mais par fierté elle ne le lui avouera pas, elle se contentera de l'enfermer au fond de son cœur. De là jailliront toutes sortes de complications… Enfin, ça y est je commence à prendre de l'élan, je suis tout remué par l'action, je compte l'entrelarder de tournures inattendues et palpitantes… Mais maintenant je dois me dépêcher, il faut que je boucle mon rapport sur ce tintouin d'hier, ça me demandera pas mal de travail, je dois écrire un compte rendu détaillé de notre stratagème pour barrer les quatre issues du terrier du renard avec nos grenades et comment nous avons ouvert une brèche dans les cloisons quand l'obus a sauté sous nos pieds. Alors, il n'y a pas de miracle, inondé de tant de travail paperassier abrutissant, comment voulez-vous que je libère mon imagination poétique !

 

Le 1er octobre

 

Le sujet de ma future nouvelle, je commence à le voir à peu près clair. La jeune fille qui s'appellera d'ailleurs Margit, comme cela se doit pour la fille d'un riche régisseur, reçoit fraîchement les avances du jeune Alajos. Mais un jour ils se croisent tous les deux par hasard dans la forêt où Alajos avouera qu'en réalité il n'est autre que journaliste et poète et séjourne incognito depuis trois ans dans ce village perdu. Sur cet aveu quelque chose remuera déjà dans le cœur de la jeune fille mais elle ne se trahira pas encore. Toutefois, brusquement… zut, je ne peux pas continuer, je suis encore interrompu, cette fois c'est à cause de l'artillerie lourde. On dirait qu'ils nous attaquent de trois côtés à la fois, il faudra quand même trouver le moyen de sortir de là.

 

Le 6 octobre

 

ça y est. La colline nous est tombée dessus, on était huit à perdre connaissance, alors les salauds n'ont pas eu trop de mal pour nous cueillir, et le surlendemain ils ont eu le culot de me condamner personnellement à mort, ils ont prétendu que mes papiers étaient faux. Heureusement sous la potence il m'est revenu que j'avais mis mes documents dans la poche de mon gilet, alors ils m'ont remis avec les autres prisonniers, avec lesquels nous marchons en ce moment vers la Sibérie. Bon, mais assez bavardé, où est-ce que j'en étais ? Bref, pendant qu'ils font leur promenade dans la forêt, un hurlement terrifiant retentit brusquement, Margit pousse un cri, elle est au bord de l'évanouissement. Mais en cette minute terrible Alajos ne perd pas la tête,  il apostrophe avec sévérité le tzigane surgissant : dégagez ! Alors le tsigane file effectivement, ce qui permet à Margit de reconnaître qu'elle a affaire non seulement à un journaliste mais à un homme vrai, et après tant d'aventures dévorantes et suffocantes elle se lovera enfin sur la large poitrine d’Alajos.

Demain je m'y mets à écrire cette nouvelle. Elle plaira à Monsieur le rédacteur à Budapest, j'ai totalement confiance.

 

Suite du recueil