Frigyes Karinthy : "Vous les avez vus ainsi"

 

 

 

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ENTRETIEN AVEC LE PAPE À ROME

(Correspondance originale)

Le pape de Rome a donné une interview à notre collaborateur. Guerre ? Paix ?

Avis de notre collaborateur

 

J’ai fait savoir au cardinal Asino à quatre heures de l’après-midi que je suis prêt, et nous pouvons nous rendre auprès de Sa Sainteté. Le nonce nous a conduits dans la grande salle et nous a laissés seuls en disant que Sa Sainteté n’allait pas tarder. Je l’ai remercié pour son amabilité.

Cinq minutes plus tard la porte du milieu s’ouvre et il apparaît. Il porte un long manteau impérial noir. De mes yeux légèrement myopes j’examine attentivement celui qui s’approche, en levant légèrement mon index.

Il me prie de m’asseoir sur une chaise haute, dorée, sur laquelle je prends place sans hésitation. Je me mets calmement à parler.

- Je ne suis pas venu pour obtenir des éclaircissements sur des choses qui, n’est-ce pas, par leur nature, ne pourraient pas être sincères ni satisfaisantes. Je sais parfaitement que je ne recevrais pas autre chose que des déclarations officielles. Pour vous résumer en termes bref, clairs et simples le but de ma venue : obtenir des impressions de ces pensées et projets inconscients et opaques qui se cachent plutôt dans la pénombre douteuse des mots, gauchement, entre les mots, comme en rêvant, et qui ensuite, sous la plume compétente de l’écrivain, s’épanouissent et forment des contours caractéristiques et expressifs. Car, n’est-ce pas…

- Eh bien… - dit Sa Sainteté.

- Car, n’est-ce pas, poursuis-je sur le même ton fluide et intimiste, qui caractérise si fort Sa Sainteté, à nous, la presse, la tâche ne consiste pas seulement à reproduire simplement des faits et des pensées secs et incolores. Il y a deux ans, lors de mon entretien avec le tsar bulgare, j’ai développé plus largement ma conception sur le sujet, qui peut à peu près être exprimé ainsi : c’est à partir des arabesques minutieuses des motifs paraissant les plus minuscules, les moins significatifs, que se forment la description de la qualité de certaines personnes de chair et d’os, que seul le connaisseur initié des âmes et des styles, l’écrivain et journaliste, sait mettre sur papier de façon à ce que cela éclaire tel une torche le monde entier.

- C’est certain… – opine Sa Sainteté.

- Il est clair, observé-je modestement, que c’est la question de la guerre et de la paix qui prouve le mieux, à quel point est correcte la conception selon laquelle dans l’effort juste et conscient vers la compréhension des choses celle-ci ne prend pas pour étalon les faits bruts et les déclarations grossières, mais au contraire les impondérables que sur son fin trébuchet seul une sorte de quatrième sens est capable d’estimer.

- Néanmoins… – déclare fermement Sa Sainteté.

- C’est tout à fait exact, reprends-je la parole. Votre Sainteté distingue excellemment l’important et l’accessoire. Vos déclarations me font comprendre que la question de la paix dépend tout aussi peu de l’ensemble des accords auxquels on peut songer séparément ou collectivement, que la guerre dépend peu de la façon de soulever la question de la paix et de la non-paix. On pourrait peut-être dire plutôt qu’il existe des choses qui permettent de parvenir à une telle conclusion, et il y en a d’autres qui permettent de parvenir à d’autres conclusions. Je ne suis curieux de savoir rien d’autre que l’opinion intime et humaine de Votre Sainteté qui ne dépend en aucune façon des points de vue politiques de l’actualité, de quelle manière elle serait formée dans des conditions adéquates. Si j’obtiens une réponse à cette interrogation, je considère que mon but est atteint.

- Toutefois… – explique Sa Sainteté avec enthousiasme.

- Oui, interviens-je, c’est l’unique moyen correct pour obtenir des documents intéressants et de valeur ; des documents humains, retenons bien cela. Je ne suis pas l’ami de ces correspondants qui développent en images amorphes des bulles d’ambiances colorées, pour colmater ce qui dans une conversation peut véritablement intéresser le grand public, dont nous sommes les fidèles et sincères chroniqueurs. Votre Sainteté a-t-elle déjà ressenti cette chose étrange, lorsqu’on a l’impression d’avoir déjà vu ce dont on croyait voir pour la première fois ? Moi un jour, à l’âge de dix ans, à Dunavecse, j’ai aperçu un vieux saule non loin de notre maison, sans que…

(L’Entretien passionnant s’est interrompu ici, parce que Sa Sainteté a transmis à notre journaliste une feuille de papier sur laquelle il était écrit qu’étant donné qu’il n’y a pas d’autre moyen, c’est par ce biais, par écrit, qu’elle fait savoir qu’elle n’est pas Sa Sainteté, elle n’est qu’un simple appariteur  envoyé pour faire savoir que Sa Sainteté regrette, mais elle ne peut pas le recevoir.)

 

 Suite du recueil