Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
Il fait chaud
15e
dimanche, Île Marguerite
Il fait chaud. Une chaleur accablante,
assommante, elle me fait paresseusement papilloter, la machine à
pensées cahote toute endormie, puis les courroies, appareils de
connexion de tout le système de commande, se relâchent. Je me
laisse aller à mes rêveries et à mes aspirations. Comme ce
serait bien de s’ébrouer entre les rochers de la Mer du Nord, ou
escalader le haut des Dolomites. Je me caresse languissamment la tête,
par-derrière sur
Il
fait chaud, qui peut bien se casser la tête quand il fait chaud ? Je
m’expose au soleil, étalé dans le sable de la plage de
l’île Marguerite, je ferme les yeux, à travers la fine
membrane de mes paupières l’indéfini fusionne en une unique
tache floue jaune foncé. C’est le Soleil, le Soleil, la connaissance
la plus ancienne de tout ce qui est vivant. Jadis toute la voûte
céleste devait être telle que je la vois maintenant à
travers mes yeux fermés : un flamboiement jaune, gigantesque
incendie. C’est plus tard qu’elle a rétréci en foyer
d’un unique corps céleste.
Soleil,
Soleil ! Clarté ardente, l’unique clarté en ce monde.
Comme tout est pâle, tout est
tremblotant par rapport à lui. Moi aussi, mon imagination, mes
pensées, mes projets, mes souvenirs là-dedans, dans la chambre
obscure, dont je suis si fier. – Moi, la Grande Certitude, l’unique
et la première Certitude sur laquelle jadis Descartes a mis le doigt.
Maintenant que, brisant le faible blindage de mes paupières, elle me
transperce de ses deux terribles dards, je suis pris de doutes – est-il
vrai que je suis ici parce que je
pense ? Pas plutôt ainsi : je m’expose au soleil, donc je
suis !? Je foisonne, donc je suis !? Je sens le soleil, donc je
suis !? Ou, soyons encore plus carrés : le Soleil existe, donc
j’existe aussi. Où, au fond de quelle cave ai-je donc pu
repêcher cette idée fixe que nous deux, parties de rang
égal, nous nous faisons face ? – Lui et Moi ?
C’est ainsi je me trouve ici étalé sous toi, ainsi que tu
m’aspires ici et tu me tires vers toi, tu me tâtes des pieds
à la tête avec tes antennes brûlantes, ô Soleil,
Soleil, poulpe géant, chaque miette de mon corps dénudé
raille cette ridicule petite idole naine que l’homme s’est
créée à sa propre image, l’ayant nommée dieu
dans sa fatuité. Alors que je ne peux ressembler qu’à toi,
personne d’autre. Soleil, mon Créateur direct, je suis
l’étincelle semée sur ta route, avec le système
solaire des électrons dans les atomes de mon corps.
Dieu
Soleil, hurlante Réalité
Un
nouvel Adam titube vers toi
À
l’instar d’un domestique repenti,
Jadis
il s’est arraché de ton sein…[1]
Il
fait chaud. Autour de moi du sable, au-delà du sable, de l’herbe
verte et des fleurs. Une abeille bruisse dans l’air, un oiseau file, une
mouche me taquine l’oreille. En face, dans les collines de Pilis[2],
un pivert martèle, un écureuil fait le beau sur une branche. Tout cela
existe et vit, aucun d’eux n’a l’idée de se
créer un autre dieu, de célébrer une autre idole,
d’organiser une autre cérémonie, de piailler, de
bourdonner, de chuchoter, de zézayer, de grandir, d’ouvrir
à quiconque sinon toi, l’Unique, invisible car trop brillant
– comment pourrions-nous ne pas comprendre la prière simple du
tournesol ? Jadis nous nous comprenions, herbe, arbre, fleur, hirondelle,
insecte – mais ensuite nous avons appris à parler :
c’est depuis que nous ne nous comprenons plus.
Il
fait chaud. Là-bas, en Afrique, le Noir se repose oisivement sous un
cocotier – depuis des millénaires il ne fait rien
d’autre : il existe. Il n’a pas d’histoire, il n’a
pas "d’évolution" – mais tous ces vivants qui nous
ont appris à évoluer ont-ils une évolution ? Je lis
déjà le troisième livre de Francé[3]
sur la vie des plantes – c’est avec un étonnement croissant
que je commence à comprendre que ces compagnes immobiles et muettes de
notre vie trouvent des solutions non pas plus primitives, mais au contraire
infiniment plus complexes, rusées, je dirais même inventives et
géniales à leurs propres problèmes que nous aux
nôtres. Les plantes ne sont pas nos ancêtres, elles sont nos
sœurs, et nullement nos sœurs chétives. De même le
nouveau livre de Maeterlinck sur les termites dévoile un monde
achevé de la solution des problèmes sociaux – quand en
serons-nous là où en sont les termites dans l’harmonie de
l’organisation de la société ? Tout cela est
très beau, mais la loi de l’évolution, où
s’exerce-t-elle ? Les fleurs, les insectes et les termites
n’ont pas changé depuis dix mille ans que nous les connaissons
– ils ont toujours été comme ça, non pas aussi
imparfaits, mais aussi parfaits.
Il
fait chaud. Il n’empêche que je ne voudrais quand même
être ni termite ni tournesol ni sarment de ronce. Bien qu’on ne
sache jamais. Me baignant dans l’ardente lumière du soleil
j’ai presque le sentiment que c’est pareil : vivre est bon,
vivre est beau, vivre est merveilleux, sous n’importe quelle forme. Tout
ne s’est embrouillé, le mal et la souffrance n’ont
commencé que le jour où je me suis tellement séparé
d’avec les autres vivants, explicitant dans ma tête le mot :
moi. Tout à l’heure j’ai dit que je ne voudrais quand
même pas être une termite. Mais pourquoi ? Il est clair que la
vie "individuelle" d’une termite n’est pas trop glorieuse.
Aucun autre vivant que l’homme ne connaît le sentiment de
"moi" – le connaître n’en vaut pas la peine pour
eux, ce sentiment ne les
distinguerait pas, et on peut très bien jouir de la vie sans cela,
apparemment. Mais…
Oh
là, là, il fait vraiment très chaud. Et tous ces corps nus
autour de moi, plus ou moins semblables au mien. L’un est un peu plus
gros, l’autre est un peu plus maigre – ce jeune homme-là a
une surface pareille à la mienne, les jambes un peu plus longues, le nez
un peu plus étroit. Si je le rectifiais légèrement, je le
redessinais, on nous prendrait pour des jumeaux. Eh oui, lui, c’est Lui,
et moi c’est Moi. Mais où je vais chercher cette terriblement
énorme certitude ? Si je ne prends pas mon existence pour aussi
funeste, le concours des choses qui m’ont mis au monde aussi tragique,
tout à coup ce "moi central bascule – et dites-moi pourquoi
je devrais prendre justement mon moi
pour tragique, seulement le mien, et
celui de personne d’autre ? Pourquoi me serait-il si confortable
d’imaginer que ce jeune homme-ci pourrait être remplacé par
un autre être vivant – mais sûrement pas moi ?
Il
fait chaud. Voyons un peu – de quoi on parlait ? Qui est ce
moi ? J’y réponds promptement : le fils de mon
père et de ma mère. Eux, en revanche… Eux, c’est
autre chose. Dans mon esprit, eux, ils ne sont pas aussi fatals que moi –
j’ai pu très bien comprendre leur mort, ils étaient dehors,
dans le monde des éventualités. Eh oui, mais… Tout commence
là…
Admettons
que le hasard emporte mon père dans une autre région, une autre
vie s’ouvre devant lui, il épouse une autre jeune fille – ma
mère se choisit un autre mari pour elle. Admettons que tous deux
engendrent un autre enfant mâle, séparément – lequel
serait moi, lequel sentirait la même chose, lequel tripoterait son bras
comme je le fais maintenant, avec le sentiment de certitude que c’est moi
– le fils de mon père ou celui de ma mère ? Lequel
serais-je entre les deux ?
Mais
ce n’est pas la peine d’aller si loin. À l’âge
de quatorze ans j’ai été inscrit à
l’école des marins – un minuscule empêchement a fait
que je suis resté à la maison. Si ce contretemps insignifiant ne
s’était pas produit – où serais-je maintenant, et ce
qui est encore plus bizarre : qui serais-je maintenant ? Car il est
évident que ce fringant capitaine de vaisseau bronzé, d’une
demi-tête plus grand que moi, gai et heureux, ou cet amiral, ou que
sais-je, qui sous mon nom se dore en ce moment quelque part dans le golfe du
Bengale à bord de son yacht, après avoir découvert le
pôle Nord et avoir volé tout autour de la Terre – il est
évident que je ne peux identifier ce monsieur à celui qui ici,
dans le sable de la plage de l’île Marguerite se casse la
tête, sur quoi diable il va écrire son article de ce soir pour ne
pas être en retard pour le numéro dominical.
Hé
– il fait très chaud ! Cruel, cruel Soleil, tu me fais fondre
et tomber dans les pommes – rentrons vite dans la fraîche
obscurité, rendez-moi mes joujoux, l’Idéal et la
Pensée – rendez-les-moi pour que je recouvre foi en moi.