Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"

 

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sul mare luccica…

16e dimanche, Venise

Si je me rappelle bien, c’est Oscar Wilde qui a osé le premier déclarer que constater, au milieu d’une conversation qu’il fait beau n’est pas forcément une banalité – ou plutôt essayer à tout prix d’éviter de lieu commun pour s’efforcer de mieux faire valoir sa personnalité dans la discussion, peut devenir une plus grande banalité encore. La personne qui a horreur des banalités, plutôt que de dire "je suis fortement dépendant du temps qu’il fait", commencera à parler d’elle-même – et il faut une certaine témérité pour être plus modeste et reconnaître que le beau temps est tout de même plus beau que Monsieur Tout le monde, par conséquent il vaut mieux parler du temps.

Le soussigné, écrivain hongrois de trente-huit ans à qui il ne peut pas être reproché de n’avoir vu à la fois Venise et la mer pour la première fois qu’à l’âge de trente-huit ans a été contraint de vous dire cela en introduction. Pendant le trajet d’aller il a bien pensé des choses à propos de la mer et de Venise, des choses que probablement il a déjà lues et entendues quelque part, mais la redécouverte de ces choses en sa qualité de reporter ne rendrait pas grand service au journal qui a signé son ordre de mission. Mais par la suite il s’est rassuré en se disant qu’il y adjoindrait des titres impressionnistes dans le genre de : Moi et Venise, ou bien Comment la Mer m’a aperçu pour la première fois.

Mais le jour venu il doit renoncer à tout cela. Il est assis ici sur la rive de l’Adriatique, ivre et imbécile, au-delà du milieu de sa vie, un homme, au bord de la mer. Il doit y renoncer car chaque mot qu’il écrirait sur lui-même paraîtrait inventé de toutes pièces – la vérité en revanche semblerait être ce qu’un jour, en jouant aux cartes, un commerçant lui a dit dans sa grande colère d’avoir perdu la partie : « Monsieur, c’est bien peu par rapport au miroir infini de la mer ! » Eh oui, c’est cela. Croyez-moi, ce n’est pas parce que je suis ce que je suis, mais c’est simplement parce que j’ai trente-huit ans et je ne suis qu’un homme – croyez-moi, c’est ce commerçant-là qui avait raison et non Monsieur Marinetti[1], ni Nietzsche, ni Kant qui prétendent que ce n’est pas le ciel qui est bleu mais c’est moi qui suis bleu, ce n’est pas le monde qui est grand mais c’est moi qui suis grand, ce n’est pas la chambre qui est jaune mais c’est moi qui suis jaune et ce n’est pas la punaise qui pue mais c’est moi qui pue.

J’ai donc l’honneur à cet instant de renoncer respectueusement à tous ces privilèges ainsi qu’à toute la relativité einsteinienne et de constater sincèrement ce qui suit :

La mer, la mer, la mer, quand je l’ai aperçue pour la première fois par la fenêtre du train, ne s’est pas du tout étonnée de me voir, n’en a pas paru ébranlée, n’a poussé aucun cri rauque, elle étincelait calmement et en bleu, elle susurrait, confortablement étalée sur le ventre – oui, j’ai eu nettement l’impression qu’elle couchait sur le ventre et nous montrait son dos, elle ne s’est même pas retournée à la nouvelle qu’une personnalité venait d’arriver, un poète qui ne l’avait jamais vue. La mer s’étalait en bleu et en infini – et elle chantonnait quelque chose, vraiment ; j’ignore ce qu’elle chantonnait, mais je jure, j’y mets ma tête à couper, que l’information qui s’est répandue à Pest, selon laquelle la mer fredonnerait quelque chose à propos d’une petite chambre d’hôtel et d’un canapé, d’un parfum etc., est fausse. Elle chantonne quelque chose – mais désormais je reconnais, abattu, anéanti, honteux, avec un étonnement douloureux et profond, et avec un recueillement douloureux autant que honteux je suis désormais d’avis que nous ne pourrons jamais comprendre les paroles de cette chanson, car dans cette chanson il ne s’agit pas de l’homme ni de la mélancolie du poète, ni de la petite brune volage qui m’a quitté, qui est partie et je ne la reverrai plus, oh non, hélas non – car cette chanson ne parle pas de l’homme et ne s’adresse pas à l’homme ; c’est avec le ciel que la mer discute, farouche et impatiente, c’est à quelque dieu qu’elle répond et elle s’en fiche pas mal de la petite brune perfide et de la douleur du poète. Cette mer a vu Browning[2] et a vu D’Annunzio aussi, et elle a vu Byron et Wagner – ces derniers l’ont chantée, mais elle ne les a pas chantés eux ; comment pourrait-elle être impressionnée par la plainte amère du saule immortel dans la nuit ?

Je constate en outre :

Celui qui descend du train à la gare de Venise pour s’éjecter trente secondes plus tard du couloir de la gare sur le Canale Grande, apprend ce qu’était le conte de fées des Mille et une Nuit. Car sans la lampe merveilleuse d’Aladin ce miracle serait impossible – mais il faut l’avoir vu pour la première fois, sans quoi il vous arrive ce qui est arrivé à la princesse d’Andersen qui percevait tout comme merveilleux sauf ce qui l’était vraiment : le naturel. Découvrir tout d’un coup, en un instant, quelque chose que l’enthousiasme et l’admiration de la mer et l’amour divin ont produit en suant goutte à goutte comme le coquillage produit sa perle – c’est ce qu’aucun guide de voyage ne pourra expliquer. C’est le premier instant qui est décisif pour découvrir aussi bien une personne qu’une ville – c’est pourquoi je veux bien le fixer tout de suite, à la hâte, à peine quelques minutes après que le vaporetto m’a déposé pour la première fois Place Saint-Marc. Eh bien je suis assis là, sous les arcades, devant moi le Campanile, derrière lui la Basilique, derrière elle Byzance et derrière elle tout le mystère bariolé de l’Orient, derrière encore "toutes les épices d’Arabie" – mais comment pouvoir noter sur cette photo instantanée que je suis tombé amoureux de Venise, bêtement, ridiculement, sans espoir, tout comme y ont déjà succombé tant d’autres, Goethe et Shakespeare et le cousin de Monsieur Tartempion – tombé amoureux pour la vie comme d’une danseuse sans cœur, gredine et légère dont mon esprit me dit aussitôt clairement que chez elle chaque regard, chaque geste, chaque falbala de sa robe ne sont que coquetterie, vouloir plaire à tout prix – que tomber amoureux de Venise ainsi et pour cela et malgré cela était bel et bien "l’œuvre d’un instant".

Je me fâche et je m’en veux de cette banalité pénible – mais qu’y puis-je ? Je suis là, assis depuis une demi-heure et je suis amoureux de Venise – je suis saoul, j’aimerais proférer des jurons dans ma situation gauche. Car j’ai beau m’expliquer avec ma raison la mieux assise que tout cela n’est qu’une méchante sorcellerie – que "la Fiancée de la Mer", Venise, n’est pas une vierge pure transfigurée, mais bel et bien, je le répète, une danseuse friponne et légère sous un voile de fiançailles. J’ai beau me sermonner comme quoi cette Place Saint-Marc est tout simplement ridicule avec ses richesses accumulées, entassées, vantardes – que le Palais des Doges ressemble à un écrin à bijoux de mauvais goût fabriqué par l’écœurante flagornerie des esclaves sans épargner ors et sueur, pour ces doges, ces millionnaires de guerre, ces mercanti du Moyen-Âge – que l’église elle-même, volée de Byzance paraît ridiculement déplacée ici avec sa bigarrure orientale et criarde – que s’y ajoute en plus, sans aucune raison, ce grand échalas de campanile au milieu de la place, et même pas au milieu mais un peu sur le côté – que le tout est plutôt un décor écœurant pour une espèce de drame d’horreur invraisemblable, ou plutôt le domicile d’un maquignon brusquement enrichi où on a tout entassé, depuis des chromos et des terres cuites jusqu’aux chefs-d’œuvre de l’orfèvrerie, jusqu’à ce que ça devienne semblable à une salle des réserves d’un musée remplie sans discernement.

 Parce que c’est la fameuse Place Saint-Marc je lui lance à la figure avec supériorité et mépris, avec jalousie et colère, avec impuissance, que je la déteste et je la méprise, que j’en suis amoureux alors que ça lui est égal, elle hausse les épaules et se pâme vulgairement comme une mauvaise hétaïre, « c’est à moi que tu dis ça, fiston ? Moi à qui depuis quatre siècles les poètes adressent leurs dithyrambes ? Moi pour qui des douzaines d’artistes aux yeux de flammes ont langui pour me fabriquer des bijoux d’orfèvrerie pour mieux te plaire – c’est à moi que tu dis cela, à Venise, la Fiancée de la Mer ? Si tu ne peux rien apporter pour enrichir ma beauté, tais-toi et déguerpis – tu ne m’intéresses pas ! »

Ainsi parle Venise, la gourgandine bayadère au regard enivrant derrière son éventail de nacre – Venise la brillante, Venise la sale, la souillée, Venise la vieille dont je sais parfaitement que derrière sa Place Saint-Marc et son Grand Canal elle n’est qu’os jaunes cliquetants, peau flasque, bouche pourprée édentée, elle n’est qu’effluves d’un tas de ruines de maisons vermoulues sur l’eau miasmatique – ainsi parle la vieille entremetteuse des jeunes couples, et je sais parfaitement que chacune de ses paroles n’est que romantisme écœurant et menteur, kitsch au goût de caniveau – ainsi parle la vieille pimbêche, la vieille fiancée restée le bec dans l’eau, seulement promise de la mer depuis quatre cents ans, de la mer fière qui ne l’épousera jamais, ainsi parle-t-elle et pourtant je ne suis pas capable de me lever et de partir d’ici, de sortir vers le large pur et libre ; je dois rester ici, je veux rester ici, je cherche dans mes entrailles des mots nauséeux et d’un romantisme sauvage, je lui fredonne une sérénade, contraire à mon goût mais conforme à son goût à elle, pour qu’elle m’écoute.

Et si elle ne m’écoute pas, je paye, et je donne à manger aux pigeons, et je m’assois dans une gondole, et je me laisse bercer sur le Canal, sous le Pont des Soupirs, et j’attrape une mandoline, et les yeux écarquillés je me mettrai à chanter, à Elle :

 

Sul mare luccica

L’asto d’argento

Placida è l’onda

Prospero il vento

 

parce que c’est comme ça, mot pour mot, c’est la vérité, et rien ne peux y aider, aucun futurisme, aucun expressionnisme, aucune utopie, aucun socialisme collectif et aucune musique du futur – je t’aime comme tant d’autres, comme tous, comme mon père et ma mère qui sont venus ici en voyage de noces, comme mon fils et comme ma fille qui viendront ici après moi – je t’aime, brillante Venise, vieille Venise, jeune Venise, vilaine Venise, merveilleuse Venise !

 

Suite du recueil

 



[1] Filippo Tommaso Marinetti, écrivain italien, (1876 - 1944) initiateur du mouvement littéraire du Futurisme.

[2] Robert Browning (1812-1889). Poète et dramaturge britannique.