Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
film
27e
dimanche
Lecteur soucieux qui dès
l’introduction de ta lettre me prévient que je fais très
mal ce que je fais – que "j’éparpille" comme on
dit toutes mes idées, mes "idéaux", mes pensées,
mes découvertes abstraites et concrètes que tu suis avec
attention depuis longtemps – tu me reproches de les écrire
à tort et à travers, tantôt sous forme de causerie
superficielle, tantôt dans d’insignifiants billets humoristiques,
tantôt en les mettant dans la bouche d’un personnage d’une
nouvelle au fond d’une proposition subordonnée, tantôt en
les dispersant en aphorismes – à ton avis il y a beaucoup de ces
"idées et pensées"
qui suffiraient à d’autres pour remplir des volumes, qui
tailleraient une nouvelle vision théorique et pratique du monde, en
donnant dans la forme aussi à la nouvelle idée l’importance
que sa signification mérite.
Mon
cher bienveillant, tu as dit, et sincèrement tu as peut-être
raison, que moi, j’ai à penser à tant de choses, j’ai
à élaborer tant d’événements
extérieurs et intérieurs qu’il ne me reste, qu’on le
veuille ou non, guère de temps pour peser "l’importance" de mes "idées" qui jailliraient
au passage. Et si de plus tu savais – je n’ose pas trop te
l’avouer – que ce qui finit par être gravé sur le
papier n’est qu’une infime partie de ce qui s’envole dans les
airs au cours de conversations, de débats ou dans la rue, dans le tram.
Tu sais quoi ? On s’en fiche ! Tant pis, ce n’est pas
grave ! Ne me prends ni pour un propre-à-rien, ni pour un faux
pudique – derrière ma légèreté il y a place
aussi bien pour la plus grande vanité que pour la modestie la plus
profonde. Je veux simplement dire par là qu’une pensée qui
se perd sans être incluse et fixée dans un système, sans
être officiellement cotée à la bourse des pensées,
n’a pas mérité de perdurer : une pensée digne
de ce nom survivra aussi bien sans tout de décorum – elle est
comme une étincelle ardente, où qu’elle retombe elle laisse
sa trace, tôt ou tard elle trouvera sa place. L’une ou l’autre
de mes pensées qui valaient quelque chose, qui étaient bonnes,
qui étaient justes, qui étaient vraies, qui correspondaient
à la réalité, dont j’ai pu vérifier
l’effet, où que j’ai pu semer, ont germé, se sont
révélées vraies en tant que constatation, en tant que
pronostic – me sont revenues, vivantes et enrichies, ayant achevé
leurs circonvolutions dans le cosmos bariolé des pensées,
même si auparavant je les avais laissées filer sous forme
d’un mot ou d’une épithète quelque part en cours de
conversation – maintenant, ce qui n’était que pure
spéculation, que jeu dialectique de la raison détachée de la réalité, j’ai eu ou j’aurais eu
beau l’écrire dans un épais volume, cela pourrirait
inconnu, lettre morte, sur les étagères poussiéreuses
d’une bibliothèque quelconque. Il n’est pas toujours vrai
que scripta manent, verba volant
– voyez le Christ qui ne nous a pas laissé une seule ligne
écrite de sa main, et pourtant nous voyons plus clairement sa vision du
monde que par exemple celle de Spengler[1].
Mon excellent prédécesseur dans les savoureuses conversations de
café, Socrate, n’a pas publié non plus sa philosophie chez
l’éditeur Cotta sous le titre de Grundriss des Idealbegriffes in objektiver
und subjektiver Anschauung[2]
- eh oui, il n’a pas écrit le moindre petit billet dans le Journal d’Athènes,
lui ; il n’a pas
breveté son invention dans le monde des idées – pire, il
n’a même jamais veillé dans ses entretiens à ce que
le disciple qu’il enseignait distingue
ses propres observations de celles du maître : souvent il le guidait
vers la vérité de façon que le disciple pouvait croire
l’avoir découverte lui-même (pour Socrate la
vérité l’emportait sur la personne de son
découvreur) – et pourtant c’est grâce à ses
pensées que nous savons qu’il y a deux mille cinq cents ans
déjà vivait et voyait et observait et prévoyait la
Pensée.
Eh
bien, mon cher lecteur, qu’après cette conversation à la
manière de Platon je nommerai en toute simplicité mon ami Lectoros, viens faire avec moi une promenade au bord du
Danube, ou bien asseyons-nous là dans les jardins du Gundelos[3]
ou à la terrasse ensoleillée de l’hôtel
Gellért – et ne te soucie même pas de savoir s’il y
aura ou non quelqu’un à part toi pour savoir de quoi nous aurons
parlé !
Bref
– où en étions-nous la dernière fois, Lectoros ? Dans les pages suivantes de ta lettre tu me
dis que tu as été vivement intéressé par mes
récentes causeries sur la métaphysique
de l’image mobile ou sur la nouvelle
immortalité du jeu des comédiens. Tu as
réfléchi et tu es d’avis que je peux avoir raison quand
j’affirme que le Film, la découverte de l’événement extérieur
pérennisé est
d’une importance aussi grande dans l’histoire de la culture humaine
qu’était il y a six mille ans l’Écriture, la
découverte de l’événement
intérieur pérennisé. Quand j’affirme que le
culte du Mouvement fixé, immortalisé, celui de
l’Événement fixé, immortalisé,
représente le début d’une nouvelle ère – car
tout comme la Lettre conservant la pensée a créé par
interaction tout un monde de la pensée et de l’action qui en
découle, c’est-à-dire de l’événement,
de même la Pellicule Cinématographique transformant
miraculeusement en réalité présente, vivante, le
Passé qui jusque-là nous hantait uniquement en images souvenirs, à
l’intérieur de l’âme, doit créer,
également par interaction, le nouveau monde de l’action et de la
pensée qui en découle. Ce sera un monde différent du
nôtre – un monde différent dans lequel ce qui
jusqu’ici s’est simplement
produit se mettra à parler – et ce qui jusqu’alors
n’était que discours, fleur de mots, expression imagée,
métaphore, se produira, deviendra réalité.
Elle
t’a fait un fort effet suggestif, m’écris-tu – utopie
fantastique – mon idée sur le livre du millénaire à
venir, sur cette petite boîte rectangulaire sur le dessus de laquelle,
comme dans un miroir, se déroule dans la réalité, devant
toi, le roman, grâce à
une pellicule de cinéma mince comme un cheveu courant à
l’intérieur de la boîte, de la même façon qu’aujourd’hui
les minces alignements de lettres d’un livre le projettent devant toi
– sachant que la pellicule de cinéma ne sera en
réalité qu’une solution directe et plus parfaite du
même objectif qu’est indirectement
l’alignement des lettres, et que la première pourra te
représenter à travers ton
imagination, en évoquant les images. Tu as tout à fait raison
dans la suite de ton raisonnement quand tu dis que l’imagination ainsi servie risque de devenir paresseuse et de
dégénérer, puisqu’elle reçoit tout fait ce
que jusque-là elle devait créer pour elle-même – mais
comment peux-tu savoir quelle nouvelle force, nouvel élan recevra la
Pensée, en profitant du surplus d’énergie qui lui parvient
ainsi ? D’ores et déjà j’ai observé sur
moi-même qu’en lisant un roman
je voyais défiler devant moi de magnifiques images – mais le
déroulement du roman cinématographique dans
l’obscurité de la salle a aussi
éveillé en moi des pensées et des émotions
merveilleuses.
Car
la lettre engendre l’image, mais l’image aussi engendre et suscite
des pensées.
Bien
sûr, tout cela de nos jours n’est que rêve et
tâtonnement. Si tu demandes au forgeron éveilleur de la culture
humaine, à l’artiste, quelle est la place de la pellicule de
cinéma dans l’histoire de la culture, il te répondra la
conscience tranquille qu’elle n’en a aucune – de son point de
vue il n’a pas tort car dans son glossaire à lui culture et art
sont une et même chose, et ne manque pas de bien retenir cela : dans
l’industrie cinématographique récemment née il
n’y a pas encore et ne peut pas y avoir de l’art
déclaré – il est normal que l’artiste avec ses nerfs
sensibles n’y voie que la technicité,
tout comme le musicien n’entend que du tapage quand des mains ignorantes
frappent le piano.
Tu
t’étonnes, Lectoros – des mains ignorantes,
demandes-tu, les grands réalisateurs, producteurs, comédiens du
monde – tout le gigantesque appareil avec lequel l’Amérique
et l’Allemagne, sans épargner la matière inerte et vivante,
fabriquent et sélectionnent le serpent cinématographique
éclos et choyé dans la serre chaude d’une magnificence
prodigue ?
Et
pourtant c’est ainsi.
De
cette nouvelle philosophie admettons en tout cas pour vérité et
enseignement l’idée que la culture et la civilisation sont des
notions très différentes et souvent contraires. L’industrie
cinématographique (que justement pour cela nous appelons pour le moment
industrie et non pas art cinématographique) est un exemple
évident de cette opposition. Tant que la pellicule de cinéma sort
des usines et des fabriques, et des mains des industriels et des
réalisateurs de masse et du monde technique des Babylone rebâties
et des Moyen-Âge et des antiquités reconstruits, afin d’agir
sur l’imagination des masses indifférenciées, aussi
longtemps tout cela ne représentera à la rigueur qu’une
avancée de la civilisation, mais n’a et n’aura rien à
voir avec ce dont nous avons parlé précédemment. Or
jusqu’à présent nous n’avons vu rien d’autre
– nous pouvons donc tranquillement affirmer qu’une technique de
cinéma est déjà née, mais qu’il n’y a
encore aucun art cinématographique à l’horizon.
Mais
quand donc naîtra-t-il ?
Dès
qu’un premier poète du cinéma aura vu le jour.
Mais
comment le reconnaîtrons-nous ? Puisqu’il y en a qui
aujourd’hui déjà se déclarent l’être.
Nous
saurons sans qu’il le sache
lui-même que c’est lui.
Ce
n’est pas l’industrie cinématographique qui accouchera du
premier poète du cinéma. Celui-ci jaillira quelque part, de
l’obscurité d’une pénombre inconnue –
d’une ville inconnue ou d’un village inconnu où, ce qui est
également important, on n’a encore jamais vu du cinéma. Ce
poète n’aura jamais entendu parler de Hollywood ni de Pola Negri[4],
ni de Lubitsch[5]
– il ignorera totalement qu’il convient d’écrire un
scénario – d’autant plus que la première condition de
son devenir artiste sera justement le fait de ne pas savoir lire ni écrire. Il n’a jamais rien lu,
en revanche il mettra par hasard sa main sur
une caméra d’enregistrement, une simple petite boîte, il
la bricolera peut-être lui-même, et une fois terminée, il se
mettra à en jouer le cœur palpitant, avec une joie infantile, avec
un Œil vivant nouveau, dont il sera possible de relier, mettre en forme
les images souvenir. Et il se mettra en route avec son joujou, et il
créera le premier abécédaire et la première gamme
sonore de l’Événement – et il se mettra à
jouer dessus comme jadis quelqu’un avait joué sur un premier
instrument de musique primitif, notant les premières paroles de sa
chanson. Il partira en sifflotant, avec un regard naïf et heureux, serrant
sur sa poitrine l’Œil Vivant – et chaque fois qu’il
verra quelque chose, l’envol d’un oiseau, un paysage, un torrent,
un soleil couchant déformé de douleur ou de joie, une jeune fille
rougissante aux yeux baissés ou au sourire provoquant – quelque
chose de familier à son âme,
faisant vibrer quelque chose en lui, quelque chose qu’il aime, qui
l’attire, qu’il serait
dommage de laisser périr sans traces – il le notera sur une
pellicule de cinéma, et il rentrera chez lui et il rassemblera les
images pour lui, et de ces images naîtra le premier poème cinématographique, puis aussi la
première épopée
cinématographique, et ainsi de suite.
Mais
d’ici-là les maisons décors en papier mâché de
Hollywood se seront écroulées, et les chacals hurleront sur les
squelettes des studios couverts de poussière, comme aujourd’hui au
pied de la pyramide de Kheops.
[1] Oswald Spengler (1880-1936), philosophe allemand
[2] Coupe horizontale du concept d’idéal dans une approche objective et subjective
[3] Allusion déformée au célèbre restaurant Gundel à Budapest
[4] Pola Negri (1894-1987). Actrice polonaise puis américaine du cinéma muet.
[5] Ernst Lubitsch (1892-1947). Réalisateur américain d’origine allemande.