Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
notre bonne
33e
dimanche
Ceci n’est pas une histoire de
préceptrice, le roman sentimental de l’orpheline de Lowood[1], une parabole instructive dans le style
du milieu du siècle dernier dans lequel la bonté et la vertu sont
toujours récompensées.
Dans sa forme extérieure cette
histoire leur ressemblerait peut-être. Et pourtant en même temps
elle me fait un effet plus surprenant et plus moderne, pour moi elle est
davantage une nouveauté révolutionnaire et un doigt vers le futur
qu’une machine à guetter l’avenir où les
pièces de Georg Kaiser[2] ou le surréalisme.
Et
puis – quant à l’utopie sociale futuriste basée sur
la lutte des classes…
Mais
n’anticipons pas.
On
peut approuver la sentimentalité nourrie au sein dickensien dans la
mesure où Toncsi, notre bonne, est le
modèle le plus aimable et le plus charmant de la bonté et de la
fidélité. Elle est jeune et très jolie, elle plaît
à tous ceux qui la voient – autour de la table s’il y a de
nouveaux convives, la conversation est systématiquement suspendue un
instant quand jolie, proprette et modeste elle apparaît, la
soupière à la main. Néanmoins toute vanité et
coquetterie sont loin d’elle ; si elle est forcée de
remarquer ou si en plaisantant on l’avertit de l’effet
qu’elle suscite, ça la fait rire gentiment, avec bienveillance et
indulgence, elle n’en fait pas grand cas – elle ne remporte
manifestement pas la soupière avec la secrète résolution
de faire carrière de comédienne après qu’un de mes
invités, directeur de théâtre, a louangé sa
silhouette. Au contraire, plus elle plaît et plus on est content
d’elle, plus on la gratifie, mieux elle fait son travail. Il convient de
souligner cette particularité car de nos jours, si l’on dit
à une jeune fille de bonne maison qu’elle est belle et brillante,
alors cette jeune fille de bonne maison va certainement comprendre
qu’elle est trop belle et trop brillante pour rester jeune fille de bonne
maison, elle devra donc forcément devenir actrice. Et si elle devient
actrice et lit dans les critiques qu’elle, une actrice
intéressante et brillante, alors elle va forcément comprendre
qu’elle trop intéressante et trop brillante pour être
actrice, elle devra donc forcément devenir cocotte. Par contre, si Toncsi remarque que nous pensons qu’elle est une
bonne jolie et honnête et charmante, diligente et parfaite, cela va
l’inciter à devenir une bonne encore plus honnête et encore
plus gentille et encore plus diligente. Un jour, peu après son
arrivée chez nous, je l’ai remerciée pour un service
qu’elle a rendu spontanément, sans que je le lui demande, elle
avait remarqué toute seule que j’en avais besoin. Depuis je
n’ai jamais besoin de rien lui demander. Le matin mes habits sont
préparés sur la chaise comme s’ils avaient
été disposés par l’étalagiste de la boutique
d’élégance masculine du centre-ville. La cravate bouffante,
les deux manches de la chemise croisées comme si elles priaient à
l’autel de l’ordre et de la propreté.
Je
n’ai jamais décelé chez Toncsi
d’ambitions différentes.
Sur
des plaisanteries de mauvais goût de mes invités qui nous
taquinent : où en sommes-nous en matière d’amour,
etc. ? Elle rit gaiement, comme une gamine. Avec ses réponses
fuyantes, dissuasives, toujours modestes, elle rétablit la distance que
l’invité de mauvais goût avait dérangée. Elle
garde les distances – si on s’approche d’elle d’un pas,
elle recule d’un pas. Elle est la bonne et l’invité est
l’invité. Toute familiarité ou privauté sont impossibles
puisqu’elle ne se permet pas de familiarité.
Lorsque
j’ai entendu dire pour la première fois que quelqu’un
faisait la cour à Toncsi, avec l’inertie
des traditions qui m’ont été inculquées, j’ai
pensé à un brave sergent ou un jeune ouvrier qui sauterait raide
de son tabouret si j’entrais par hasard dans la cuisine. Toncsi est une brave fille intelligente, ai-je
pensé, tout se passera très bien, moi seul en pâtirai le
jour où cet ouvrier la demandera en mariage et l’emmènera,
nous pourrons attendre longtemps avant de trouver une autre bonne de cette
qualité.
Mais
il s’avéra que personne ne savait exactement qui faisait la cour
à Toncsi. La cuisinière, ou par
discrétion ou par ignorance, la seule chose qu’elle put
répondre à ma femme fut que Toncsi
était quelquefois accompagnée quand elle allait chercher
l’enfant ou quand elle faisait son marché. Elle n’en savait
pas davantage, tout ce que Toncsi lui avait dit
c’est que la personne était un monsieur distingué,
très gentil et bienveillant,qui ne se moquait jamais
d’elle, mais qui lui parlait de choses très sérieuses,
intelligentes et intéressantes, des hommes et même des machines et
elle l’écoutait avidement et elle apprenait plein de choses.
Oh,
c’est grave, me dis-je. C’est un salopard qui veut la
séduire.
Mais
pas sûr…
Il
parle sérieusement… des hommes… des machines… Il
l’instruit… un monsieur…
Tiens
donc…
L’histoire
de Résurrection de
Tolstoï ressort du brouillard de mon esprit. Le comte qui écoute sa
conscience décide d’épouser la simple servante qu’il avait
séduite… Il la suit en Sibérie…
Et
sous le coup de l’inertie du romantisme qui m’a été
inculqué je vois déjà le grand homme maigre, taciturne, au
visage de Christ, le front ridé de luttes intérieures, se
promenant aux côtés de Toncsi et lui
chuchotant doucement, en méditant, les verbes de la Repentance et de la
Rédemption – le grand Verbe qui rend les hommes égaux, qui
abolit les cloisons sociales.
Ce
midi je suis allé chercher l’enfant moi-même.
Il
fallait attendre. Toncsi n’était pas
encore là. Un monsieur faisait nerveusement les cent pas devant la
porte. Tiens donc… Mais c’est… Mais c’est ce
Bandi… L’entrepreneur en bâtiment qui fréquente
parfois notre cercle d’amis… Je le connais superficiellement, un
jeune godelureau qui aime faire la cour aux femmes qui aimeraient bien
l’épouser puisqu’il a une bonne situation. Si j’ai
bonne mémoire, elles essayent de l’approcher de Madame X.,
divorcée depuis six mois.
Je
le salue pour tuer le temps.
- Salut,
Bandi.
Il
est étonné, il rougit.
- Ah…
salut… Qu’est-ce que tu fais par ici ? Ah c’est
vrai… J’ai oublié… Ton fils vient ici pour la
gym… Bon, je m’en vais...
À
cet instant la lumière se fait dans mon esprit. Je l’ai
regardé en face.
- Dis
donc, Bandi.
Puis
doucement, allègrement, rempli de bonne humeur j’éclate de
rire. Il hésite encore un peu. Puis il rit avec moi, gaiement, en
haussant les épaules. Je ne l’avais jamais vu comme ça.
Mais c’est un garçon charmant, très sympathique –
comment ça se fait que je ne l’ai jamais remarqué ? Il
est vrai que je l’ai toujours vu traîner avec les femmes, je ne
l’ai jamais rencontré en tête à tête.
Peu
après nous sommes assis tous les deux dans un bistrot.
- Et
moi j’avais imaginé l’homme en question comme
quelqu’un de très romantique, lui dis-je en riant. Et que deviendra
Madame X. si elle apprend que toi en secret… ?
Il
fait la moue. Il regarde ses pieds.
- Connaissais-tu
mon ex-femme ? – demande-t-il en traînant la voix.
- J’en
ai un vague souvenir…
- Pas
de politesses ! Je sais bien que les autres la voyaient tout comme je la
voyais et la vois toujours. Grâce à Dieu, assumant honte et
humiliation, j’ai eu la force de m’en séparer.
- Hum.
Mais à propos de quoi… tu en parles maintenant ?
Il
frappe la table du poing.
- Parce
que Madame X. et toutes les madame X. chez vous et partout, toutes les madame
X. dansant et faisant la fête et se dorant à la plage et patinant
sur la glace et jouant au tennis et draguant et piliers des thés de
l’après-midi et blaguant et commérant et marieuses et
adoratrices de la musique nègre et adeptes de l’épilation,
les dames de votre société bourgeoise et mon ex-femme,
c’est bonnet blanc et blanc bonnet.
- Ciel,
tais-toi, on nous regarde ! Tu parles comme un communiste…
- Bla-bla-bla !
Je voulais seulement dire que j’en ai eu mon compte !
- Et
c’est ici que tu me fais cet aveu, en secret, comme un comploteur ?
Pourquoi tu les fréquentes ?
- Que
veux-tu que je fasse ? ça
me reste de mon héritage, du niveau de vie auquel, malgré mes
goûts, ce en quoi je crois, mes espérances naïves,
j’étais contraint de vivre pour qu’on m’admette comme
un gentleman… Je n’ai pas la force d’être franc…
de leur dire… de leur cracher à la figure… que, pendant que
j’honore de rictus béats et de jeux de mots ineptes ce stupide
égoïsme imbécile cacardant, stérile, qu’elles appellent
conversation spirituelle… que pendant ce temps mes pensées
tournent autour d’une petite bonne… - De nouveau il frappe la table
du poing.
- Ah
oui, une petite bonne ! Et puis après ? Romantisme
ancillaire ! Liliom[3] !
Le Bois de la Ville ! Résurrection ! Écrit par le comte
Léon Tolstoï.
- C’est
intéressant, j’y ai aussi pensé.
- Sottise.
Tout ça parce que tu trouves un être féminin simple,
charmant et attirant parce qu’elle est charmante et attirante, parce
qu’elle te redonne foi et confiance et goût à la vie quand
tu lui parles deux minutes – contrairement
à celles qui ne sont ni charmantes ni simples, celles qui te fatiguent,
celles qui te tapent sur les nerfs, celles qui t’ôtent la foi et
l’énergie, celles qui exigent toujours de l’argent…
Celles qui…
Il
m’arrête d’un geste.
- Pourquoi
parler tout de suite de révolution ? C’est une affaire
privée qui me regarde, si ça déplaît à
quelqu’un qu’il fasse autrement. Ou si c’est une
révolution – d’accord, va pour la révolution ;
mais alors c’est une révolution plus vraie et plus sanglante et
plus juste que toutes celles qu’on a jamais commises aux noms de sa
majesté le ventre et de sa majesté les fringues – ou n’ai-je
pas autant besoin de mon cœur que de mon ventre ? Il est temps que
les bourgeoises de notre temps l’apprennent enfin ! Il y a eu ici
une guerre mondiale – dans cette guerre la moitié des hommes y ont
laissé leur peau, l’autre moitié mène depuis un
combat plus sanglant et plus usant que toutes les guerres mondiales pour sa
vie, sa dignité et sa liberté – et pendant ce
temps-là un type de femmes bourgeoises a grandi à nos
côtés qui ne veut rien en savoir – elles poursuivent leurs
stupides rêveries avec un appétit de plaisir égoïste
et tenace, de fêtes, de cosmétiques, de flirts – le reste,
les restes, ce qui est nécessaire pour l’enfant, pour le mari,
pour que le mari ait envie de vivre et de lutter pour elle :
fidélité, altruisme, gentillesse, tendresse – eh, la
cuisinière et la bonne s’en occuperont ! Une révolution ?
Eh bien oui – que se passerait-il si les stupides hommes avaient un jour
l’idée qu’il est possible d’obtenir tout cela
directement – qu’il n’est pas absolument nécessaire d’épouser
madame pour disposer d’une gentille bonne ? Si la
société bourgeoise nous prive, nous hommes bourgeois, d’une
épouse qui nous convienne – qui diable peut nous interdire
d’aller chercher femme fraîche, intacte, malléable, qui rend
heureux et que l’on peut rendre heureuse en plongeant au besoin
jusqu’au fin fond du prolétariat ? Les bourgeoises finiront
peut-être par s’en rendre compte un jour… Car le jour des
comptes viendra bien… si… si un jour…
Il
se mit à bégayer. Je l’ai regardé au fond des yeux.
- Dis-moi,
Bandi. Depuis quand connais-tu notre Toncsi ?
Il
baissa les yeux. Il se racla la gorge.
- Depuis
deux ans… Elle a servi chez nous… jusqu’à…
jusqu’à… mon divorce…