Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"
gentleman
39e
dimanche
Le mot gentleman a été prononcé aujourd’hui par
quelqu’un à propos d’une histoire de duel. La discussion
portait notamment là-dessus – la compagnie s’est
scindée aussitôt en deux groupes, les "intelligents" répétaient sans
hésiter des lieux communs : le duel est une survivance ridicule du
moyen âge, un anachronisme. L’autre partie affichait un sourire
ironique, avant de déclarer d’office, une fois pour toutes, que
les réfractaires au duel sont tout simplement des lâches et des
sous-hommes sans honneur, car les lois "modernes" protégeant l’honneur sont
incapables de donner satisfaction à des violations sensibles et
raffinées de l’honneur : il ne se lave que dans le sang.
En marchant vers la maison nous sommes
restés deux, le héros du duel et moi, il s’était
plutôt tu pendant la dispute, en haussant les épaules.
Écoute, m’a-t-il dit en s’arrêtant brusquement,
j’ai l’impression que tous ces gens ne disaient que des
âneries. Que le duel en général et dans tous les cas soit
une ineptie barbare – c’est aussi peu vrai qu’il est faux
qu’on combat en duel pour laver son honneur. Regarde mon duel par
exemple. C’était une réussite, n’est-ce pas, il m’avait
insulté insolemment, alors nous nous sommes battus, je lui ai un peu
écorché la peau, alors il m’a fait ses excuses, et on
s’est séparés en excellents termes. Or, si je repense
à cette affaire – celle à cause de laquelle tout est arrivé,
tu comprends – nous sommes actuellement en bien meilleurs termes
qu’auparavant. Il n’a jamais été question de mon
honneur. Je vais te dire quelque chose. Que tu le croies ou non, je me suis
battu en duel pour son honneur à lui, pas pour le mien. Ce
Sándor, avec qui je me suis battu, m’était sympathique
depuis longtemps, si ce n’était pas un de mes proches, je
l’ai toujours considéré comme un homme honnête de
grande valeur, que j’aurais volontiers compté parmi mes amis. Dieu
sait pourquoi c’est lui qui avait du mal à m’accorder sa
confiance – j’ai senti qu’il se faisait une fausse image de
moi, c’est pourquoi il ne m’aimait pas. Ça
m’intriguait, me fâchait et me rendait tendu en sa présence.
C’est moi qui ai provoqué l’insulte. Je voulais me battre en
duel avec lui. Si quelqu’un, un de tes amis modernes, opposé au duel, avait empêché
celui-ci, aucun de nous deux n’aurait jamais pu oublier l’insulte
– nous aurions nourri une haine réciproque jusqu’à la
fin des temps. Heureusement personne n’a réussi à l’empêcher.
Alors là, dans la salle d’escrime, en étalant notre
poitrine nue face à l’autre, nous avons
pu nous regarder au fond des yeux, entre hommes. Après mon premier
toucher je l’ai vu esquisser un sourire – il a aimé me voir
en colère contre lui. Il m’avait imaginé être un
homme affecté, orgueilleux, menteur (tu sais que c’est faux),
alors j’ai vu qu’il avait changé d’avis. Il a
levé sur moi des yeux curieux, il m’a taquiné, lui qui
était meilleur escrimeur – il en est résulté
qu’il a loupé une botte franche, je lui ai balafré
J’ignore si cet homme plaisantait
ou non. Mais en quelque sorte il semble qu’il a mis un soupçon de
lumière sur l’origine de la notion de gentleman. (Jamais encore on
n’a donné autant d’interprétations confuses et
contradictoires à cette notion que de nos jours.) Elle fait remonter
à l’une des sources du comportement de gentleman, au comportement chevaleresque, en évoquant un
ancêtre noble et ancien (même si ce n’est pas le plus ancien)
de la généalogie du gentleman : le chevalier. Le noble
chevalier du Moyen-Âge qui se battait toujours pour l’honneur d’autrui, et jamais pour le sien –
dans la défense des veuves, des orphelins ou des pauvres. Et il a
désigné par là le premier critère de la notion
d’être chevalier – ne peut être un gentleman
qu’une âme altruiste et humble – celui qui retrouverait cette
attitude dans le brandissement arrogant du mouchoir de fine batiste d’un
amour-propre sensible et vulnérable, ne connaîtrait qu’un
descendant caricatural, avorté et dégénéré
du gentleman. Il confondrait le duelliste "à l’honneur pointilleux" avec le noble chevalier de la Manche
– pourtant en vérité il n’est qu’un sot et vaniteux Sancho Panza
ayant revêtu la cotte de maille de son maître.
Aussi
est-il difficile de les distinguer – il existe des époques
où Don Quichotte l’exalté et son valet au solide sens
pratique échangent leurs vêtements. Don Quichotte est Sancho Panza et Sancho Panza est Don Quichotte : c’est ainsi
qu’ils traversent l’histoire.
Comment
faire pour reconnaître le maître ?
Le
terme hongrois "eau séparatrice", désigne bien
l’eau-forte, la solution dont le métal noble sort intact. Un
maître reste maître même en enfer – testons les deux
personnages dans l’infortune, dans
Comment
les reconnaître ?
Un
gentilhomme est pétri de deux choses : de noblesse et
d’humanité.
Le
surhomme de Nietzsche ne l’est pas : au sommet de son pouvoir il
n’est que maître, mais il n’est pas homme – les
héros de la renonciation sont des humains, mais ne sont pas des seigneurs.
Seigneur
et homme. Force et pouvoir : l’une des conditions est de ne pas en
abuser, la seconde c’est en user pour le bien. Un monarque peut
être gentilhomme, un tyran ne peut pas.
Qui
plus est : un gentleman est aussi un homme.
C’est
une épreuve plus difficile.
Sancho
Panza, l’homme
galant – âme servile mendiant l’aumône amoureuse, a
minaudé pendant cent ans en tenue de chevalier : c’est
là l’une des caricatures du gentleman. L’autre est celle de
Nietzsche – si tu vas voir une femme, emporte un fouet. Aucun des deux ne
s’est avéré être un gentleman dans l’enfer de
l’amour. Tout comme ne l’était pas le personnage que nous
avons vu récemment au théâtre en héros d’une
comédie, qui punit la femme orgueilleuse par la nuit qu’elle devra
passer avec lui – le chevalier de Schiller qui bien que
récupérant le gant de la gueule des lions n’accepte pas
d’être récompensé par celle qui n’avait pas
hésité à l’exiger, est en revanche un
véritable gentleman.
Car
quant à l’amour en tant que critère d’être ou
non un gentleman… - Il y a quelque chose qui cloche.
Ne
peut pas être un gentleman quelqu’un qui n’est pas un homme.
Mais être un homme ne suffit pas pour être un gentleman.
Car :
est-ce que Don Juan par exemple était un gentleman ?
Il
l’était peut-être – mais le problème est
qu’il n’a pas eu affaire à des gentlewomen, sinon on n’aurait jamais appris qu’il
était Don Juan.