Frigyes Karinthy : "Tout est autrement"

 

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chapeau melon

9e dimanche

Pour la première fois de ma vie j’ai acheté un chapeau melon.

Je ne peux pas dire comment c’est arrivé. Pour plaisanter, quelqu’un m’a mis son chapeau melon sur la tête, j’ai regardé dans la glace et éclaté de rire. J’étais triste ce jour-là, je sais même pourquoi, je me promenais tout abattu – très différemment des autres fois, sans ma pompeuse révolte habituelle – simplement, naturellement, tout seul. Je ne sais pas quand j’ai pour la dernière fois été triste de cette drôle de façon, peut-être jamais auparavant. Comment le dire ? Comme quelqu’un qui a été offensé, mais qui n’a pas les moyens de se fâcher, car il n’a pas la moindre idée : qui l’a offensé, quand et comment ? J’ai toujours été un peu distrait, je l’avoue. C’est probable. À Soroksár j’ai été cogné à la tête par-derrière par quelqu’un, mais distrait comme je suis, je me trouvais alors justement à Kispest[1], par conséquent je n’ai pas pu remarquer la chose directement – néanmoins ça peut faire mal si de telles choses nous arrivent quand nous ne sommes même pas présents et nous ne pouvons donc pas le savoir.

Bref, ça m’a fait un drôle d’effet de me voir en chapeau melon, qui plus est en riant. Mon père a porté autrefois des chapeaux melon, même des hauts-de-forme mais il faut dire que mon père était tout de même un monsieur bien plus vieux et plus sérieux que moi, n’est-ce pas ? C’est la raison pour laquelle j’ai porté un regard alentour dans ma compagnie, comme qui se flanque un bonnet de clown ou se met un masque pour faire rire les gens – mais il a vite fallu m’arrêter de rire car très peu de gens ont ri avec moi, tous les autres membres de la compagnie m’ont examiné avec sérieux, la tête penchée sur le côté, en experts, ils ont hoché la tête et ont dit : qu’est-ce que tu veux, ça te va très bien, parole d’honneur !

Je l’ai vite retiré et rendu à son propriétaire et j’ai commencé à parler d’autre chose. Mais le lendemain matin, je suis entré dans la boutique du chapelier, il n’y avait personne, j’ai jeté un coup d’œil et en un instant, avant de me ressaisir, je l’ai acheté, ce chapeau melon. Et je me le suis posé sur la tête, et je suis sorti dans la rue. Et je marchais gaillardement, les mains dans les poches, je fixais tous les passants dans les yeux car durant de longues minutes j’espérais encore que les gens s’arrêteraient de marcher, se mettraient à rire, se retourneraient derrière moi, se donneraient des coups de coudes en discutant entre eux – tiens ! Regarde ! Mais rien de tel ne s’est produit, une connaissance m’a croisé, il a levé son chapeau melon à lui avec sérieux, et moi j’ai levé un bras distrait vers mon chapeau, là-haut, jusqu’au sommet du chapeau, là où j’avais l’habitude de saisir mon chapeau mou pour le soulever, avec une si grande légèreté que j’attrapais parfois mes cheveux dans le chapeau – mais cette fois, mes doigts hésitants, timides se sont cognés à la dureté haute et convexe du chapeau melon et en ont glissé, et alors j’ai réalisé ce que j’avais sur la tête, et d’un nouveau geste j’ai attrapé la bordure par en bas, comme il faut, et je l’ai un tout petit peu fait basculer vers l’avant.  D’autres connaissances m’ont croisé plus tard, en chapeau melon, et une demi-heure plus tard j’avais très bien acquis la nouvelle façon de saluer.

Aujourd’hui il sied naturellement sur ma tête. Et en longeant les rues je découvre de plus en plus de chapeaux melon – j’ignorais que nous étions si nombreux, je n’y avais pas prêté attention. Nous nous côtoyons et croisons sans mot dire, le visage différent des autres. Je les découvre, je les observe avec l’excitation de la nouveauté comme quelqu’un d’échoué dans un nouveau milieu, dans un monde inconnu, où il devra désormais vivre. J’ai lu une nouvelle spiritiste, ou je l’ai peut-être rêvée, je ne sais plus, dans laquelle un esprit s’envole d’un corps et décrit avec précision les impressions de sa première heure passée dans le monde des fantômes. Il fuse dans les rues avec émotion, il regimbe devant les murs, jusqu’à ce qu’il découvre qu’il peut les traverser. Au début il ne voit que des vivants, il voudrait leur adresser la parole, mais il n’a pas de réponse, et il n’entend pas sa propre voix non plus. Puis apparaissent progressivement quelques visages de fantômes parmi les vivants. De plus en plus nombreux. Tantôt ils se mêlent aux passants, tantôt ils flottent au-dessus d’eux, ils filent, ils tourbillonnent, ils se fondent ensemble. Ils ont une figure blême, hésitante – ils le regardent tristement, attentivement, ils essayent de s’en approcher avec leurs yeux amples et transparents – il les fuit avec frayeur, parcouru de frissons redoutant la cause de cette approche sans sourire : désormais il leur ressemble. Soucieux, il veut se tâter du haut en bas, et à la fin, lorsque ses mains inexistantes parcourent ses côtes inexistantes et se rencontre entre ses épaules inexistantes dans le vide, sous son cou, quelque part au niveau des poumons – il comprend enfin qu’il n’a pas de corps. Et que dorénavant ce sera toujours ainsi. Mais il garde encore un souvenir précis de tout ce qu’il avait – dans son étonnement il essaye de réciter la comptine qu’il avait apprise à huit ans pour l’anniversaire de sa mère, il y parvient sans difficulté, et il se souvient de son visage et du sentiment avec lequel il l’avait récitée, et, sans nez et sans yeux, il se rappelle la couleur et l’odeur de ses habits.

Moi aussi je me rappelle la couleur dans le monde du chapeau mou. Oui, c’est une autre dimension. L’homme rabat la bordure du chapeau mou, il sifflote, il s’arrête devant les étalages, il fait du lèche-vitrines. Il repart, il lève les yeux au ciel. Eh ben dis donc, se dit-il, car quelqu’un lui vient à l’esprit, je ferai un saut cet après-midi chez X. Il n’a aucune raison de le faire, il ignore de quoi il va lui parler, mais il est sûr, plus sûr encore que s’il le savait, qu’ils vont se parler beaucoup, de choses intéressantes, de choses qui vont tout changer et tout révolutionner, ils réfléchiront et décideront comment le monde devra être désormais. Il faudrait plus d’hommes bons, plus d’éducation, il faudrait améliorer l’appétit, prendre des mesures pour que les araignées ne mangent pas les mouches. Il faudrait mettre à la mode la cravate bleue, l’amour, la révolution universelle et l’eau-de-vie d’abricot. Demain nous ferons le nécessaire, immédiatement, sans délai. C’est ce qu’on pense, ou même on ne pense rien, c’est inutile, sans pensée aucune et sans projet aucun on est aussi bien sûr de quelque chose qui existe, de même que de quelque chose qui n’existe pas et ne peut pas exister. C’est ce qu’on pense, et en bizarre opposition du sentiment intérieur de cet orgueil impérial, on sourit doucement et humblement et on regarde toutes les gens avec un sourire doux et humble et on salue avec insouciance tout le monde le premier – le chapeau mou plonge depuis la tête si mollement, demandant et exigeant pardon et compréhension – oh, vous, adultes sérieux qui avez construit les grands immeubles et les ponts et les chemins de fer, ne m’en veuillez pas de ma distraction, mais ma tête est chargée de tant de belles pensées et d’images – excusez-moi, Docteur ! C’est vous ? Vous ne m’en voulez pas, n’est-ce pas ? Et le docteur ne nous en veut pas, et personne ne nous en veut, pourquoi nous en voudrait-on ? Puisque nous sommes si gentiment mous et bohèmes et infantiles – c’est une joie pour chacun de veiller sur nous, une joie de veiller à ce que nous ne trébuchions pas dans ce monde cahoteux. L’ample creux du chapeau mou demande bouche bée : lancez quelque chose dedans, si rien d’autre, au moins un soupir, par exemple « que savez-vous de la vie ? » ou « pour vous c’est facile ! », ce que nous réfutons insolemment comme des quasi-adultes, et nous nous disons, en effet, pour nous c’est facile, nous avons de quoi lever notre chapeau.

C’était comme ça dans le monde des chapeaux mous, jadis. Ici, au royaume des chapeaux melon, je crois qu’on ne connaît pas la bienveillance paternaliste. Sous le chapeau melon ma tête me fait encore mal du coup reçu – et aussi par pure habitude, ayant encore avant-hier en mémoire, je regarde autour de moi, à la recherche de compassion. Mais il n’y a pas de compassion, mes yeux scrutateurs ne reçoivent en réponse que des regards sérieux, étonnés. Ah oui, on t’a cogné sur la tête. Bien sûr. Tu n’étais même pas présent, ce n’était pas de ta faute, que pouvais-tu y faire ? C’est égal. Qu’est-ce que c’est, tu demandes ? Question bizarre. C’est un fait. Qu’est-ce qui en découle ? Ce qui en a déjà découlé, tu vois bien : le chapeau melon. Tu l’as bien acheté pour cela, n’est-ce pas ? Ou tu ne sais pas encore pourquoi tu l’as acheté ? Tu le sauras. Pour le moment nous t’avertissons simplement qu’un chapeau melon ressemble évidemment à un casque. Nous ne nous en souvenons plus, mais toi tu devrais t’en souvenir, tu en es plus près dans le temps, car à ton âge de chapeau mou il t’était plus facile de casser un ou deux crânes que de briser un ou deux chapeaux melon. Tu dis que ça fait mal ? Chez nous il n’est pas convenable d’en parler.

C’est ce que disent les regards étonnés, et petit à petit je commence à avoir honte d’avoir espéré de la compassion. Non, non, vous avez raison, vous les chapeaux melon. Vous avez raison – ça ne fait qu’un jour que je le porte et je sens déjà que la compassion ferait plus mal que le coup reçu.

Et maintenant… Nous nous battrons, hein ?

On dit qu’en Amérique il convient de ne pas se plaindre. Une heure avant de se suicider, à la question « how do you do ? » la réponse conventionnelle est de montrer ses trente-deux dents et de dire : « glorious », « brillamment ».

 

Un extrait de Jeu au Château, pièce de Ferenc Molnár[2] :

 

« Ce n’est pas le premier succès, c’est le premier échec qui fait l’homme. »

 

Un poème de Peter Altenberg[3] :

 

« J’aime bien quelqu’un –

Quelqu’un d’absent.

Tant pis.

 

Mon unique épitaphe ne sera que :

J’ai aimé.

Qui ? Personne jamais ne le saura -,

Tant pis. »

 

Et toi, cache-toi loin, encore plus loin. Mon Petit Moi[4], petit rire éternel, dissimulé, là dans un coin écarté des organes qui se chamaillent et des nerfs qui se tapent, sous le cerveau, au fond de l’estomac, cache-toi accroupi sous le chapeau melon du cœur qui bat la chamade. Je ne veux pas te voir maintenant, même si tu émerges. Je t’appellerai.

 

Suite du recueil

 



[1] Deux banlieues différentes de Budapest.

[2] Excellent écrivain hongrois, contemporain de Frigyes Karinthy, auteur notamment de Liliom, 1878-1952.

[3] Écrivain autrichien, 1859-1919.

[4] Allusion à la nouvelle "Bibi et moi"