Frigyes
Karinthy : "Parlons d’autre chose"
EnquÊte[1]
Il portait un manteau
à carreaux très provincial et une cravate criarde. Il
était attifé avec roublardise, il portait même une
impressionnante canne en bois de cerf à
- Bien le bonjour.
- Voyons, Maître Csavolcsek - répondis-je - pourquoi me
souhaitez-vous bien le bonjour alors que vous avez coutume de m’aborder
avec un « salut, vieux schnock » quand nous nous croisons
au café ? À part cela comment va votre chère
santé ? Comment vont les enfants ? Vous avez une augmentation
en vue ?
Le détective me regarda,
gêné.
- Allons, voyons, je ne suis pas
détective mais un brave vieux provincial naïf qui a ouvert votre
porte tout à fait par hasard – dit-il,
légèrement titubant.
Je pouffai de rire.
- Bien, bien, Monsieur Csavolcsek, prenez donc place. Quel bon vent ?
Le détective me regarda
hésitant.
- Êtes-vous complètement
sûr que je suis le détective Csavolcsek ?
Pouvez-vous déterminer mon identité avec certitude ?
- Mais comment donc ! Vous avez
dans la poche un jeu de cartes qu’il y a à peine une demi-heure
vous avez emprunté au garçon.
Il vérifia ses poches. Puis il dit
sur un ton solennel :
- Vous avez entièrement raison.
Je reconnais donc que je suis Csavolcsek,
détective de la police nationale.
- Ah la bonne heure. Qu’est-ce
qui motive votre visite chez nous ?
Il me regarda lugubrement.
- J’enquête dans le cadre
de l’assassinat de
- Très intéressant -
dis-je. - Et que me voulez-vous ?
- À vous ?
Rien. Je désire seulement causer un peu.
Ah oui, faire une petite causette ?
Discutailler gentiment.
- Tiens, tiens. Causer de quoi ?
- Ben… disons… de broderie
rustique de Kalotaszeg[2] - dit le détective,
finaud. – Dans la rue déjà j’ai
décidé que c’est de cela que nous causerions.
- Alors je vous écoute.
Le regard acéré du
détective me traversa entre les yeux. Il dit :
- Hier après-midi entre cinq et
six heures, avez-vous pensé à la broderie de Kalotaszeg ?
- Je ne crois pas. Pardonnez-moi, cela
ne m’est pas venu à l’esprit.
Le détective me regarda
victorieusement. Il prit un ton ironique :
- Ah, ah ! À quoi
avez-vous pensé alors, si je peux me permettre ?
- Ma foi, ça m’a
également échappé.
- Attention – dit le
détective – réfléchissez. N’avez-vous pas
pensé à une vieille femme ?
- Ça alors… dans quel
sens ?
- Très simplement - dit le
détective, de plus en plus tranchant et de plus en plus ironique. -
Dans le sens que voici : n’avez-vous pas pensé hier
après-midi entre cinq et six heures à une vieille femme qui
était seule à la maison et chez qui on aurait pu
éventuellement monter pour une certaine raison ?
- Écoutez, Csavolcsek -
lui dis-je sur le ton de la confidence – pourquoi ne jouez-vous pas
franc-jeu avec votre vieil ami ?
- Comment l’entendez-vous ?
- Pourquoi ne dites-vous pas
carrément que c’est moi que vous soupçonnez d’avoir
assassiné la vieille de
- Ce n’est pas
possible – dit sévèrement le
détective. – Parce que si je vous le disais, vous seriez sur
vos gardes. Mais si je vous laisse l’ignorer vous pourriez vous trahir
par hasard.
- Entendu – lui
dis-je – posez moi des questions perfides.
Il me regarda avec reconnaissance.
- Vous avez raison. J’ai failli
l’oublier. Ne connaîtriez-vous pas par hasard une question
perfide ?
- Si. Demandez par exemple si je suis
chrétien.
- C’est très bon !
- Bien sûr que c’est
très bon. Mais voyez-vous, pourquoi vous fatiguer davantage ?
D’ores et déjà je peux passer aux aveux, je ne nie pas que
c’est moi qui ai tué la vieille de
Le détective
réfléchit. Il dit :
- ça
ne va pas comme ça. Nier l’assassinat, cela ne ferait que vous
rendre suspect. Pourquoi, en effet, nieriez-vous l’assassinat ?
Parce que, n’est-ce pas, vous l’auriez commis et maintenant vous
craignez les conséquences. Si vous n’aviez pas commis cet
assassinat, quel motif auriez-vous de le nier, je vous le demande ?
- Écoutez, cher Monsieur Csavolcsek – dis-je, car je commençais
à m’ennuyer – quel indice vous a conduit chez
moi ?
- Un indice tout à fait
intéressant. Au cou de la vieille on a trouvé un mouchoir rouge,
celui avec lequel l’assassin l’a étranglée. Eh bien,
je vous ai vu au café et j’ai observé que vous avez
tiré de votre poche un mouchoir blanc. Pourquoi donc, me suis-je dit.
Parce que, me suis-je répondu, il a laissé le rouge sur le cou de
- Non – avouai-je.
- Donc vous êtes l’assassin.
Où est le mouchoir rouge ? Au cou de la vieille.
- Écoutez, Monsieur Csavolcsek - dis-je, car j’aurais aimé
aller me coucher – et vous, avez-vous un mouchoir rouge ?
- Non – dit-il avec effarement.
- Dans ce cas, voilà un
deuxième indice. Je vous le soumets. Et si c’était vous
l’assassin ?
Csavolcsek me remercia pour cette importante
information, il me promit de pousser ses investigations dans ce sens
également et il partit satisfait.