Frigyes Karinthy :   "Parlons d’autre chose"

 

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EnquÊte[1]

Il portait un manteau à carreaux très provincial et une cravate criarde. Il était attifé avec roublardise, il portait même une impressionnante canne en bois de cerf à la main. Si depuis quatre ans je n’avais pas été tous les après-midi de trois à cinq heures installé dans un café avec lui, et si de là je ne le connaissais pas et si je ne savais pas qu’il était agent secret, il m’aurait à coup sûr abusé, parce qu’à un observateur superficiel il donnait absolument l’impression d’un homme qui veut passer pour un provincial naïf. Il entra, morose, dans ma chambre et il dit :

- Bien le bonjour.

- Voyons, Maître Csavolcsek - répondis-je - pourquoi me souhaitez-vous bien le bonjour alors que vous avez coutume de m’aborder avec un « salut, vieux schnock » quand nous nous croisons au café ? À part cela comment va votre chère santé ? Comment vont les enfants ? Vous avez une augmentation en vue ?

Le détective me regarda, gêné.

- Allons, voyons, je ne suis pas détective mais un brave vieux provincial naïf qui a ouvert votre porte tout à fait par hasard – dit-il, légèrement titubant.

Je pouffai de rire.

- Bien, bien, Monsieur Csavolcsek, prenez donc place. Quel bon vent ?

Le détective me regarda hésitant.

- Êtes-vous complètement sûr que je suis le détective Csavolcsek ? Pouvez-vous déterminer mon identité avec certitude ?

- Mais comment donc ! Vous avez dans la poche un jeu de cartes qu’il y a à peine une demi-heure vous avez emprunté au garçon.

Il vérifia ses poches. Puis il dit sur un ton solennel :

- Vous avez entièrement raison. Je reconnais donc que je suis Csavolcsek, détective de la police nationale.

- Ah la bonne heure. Qu’est-ce qui motive votre visite chez nous ?

Il me regarda lugubrement.

- J’enquête dans le cadre de l’assassinat de la rue Navet.

- Très intéressant - dis-je. - Et que me voulez-vous ?

À vous ? Rien. Je désire seulement causer un peu.

Ah oui, faire une petite causette ? Discutailler gentiment.

- Tiens, tiens. Causer de quoi ?

- Ben… disons… de broderie rustique de Kalotaszeg[2] - dit le détective, finaud. – Dans la rue déjà j’ai décidé que c’est de cela que nous causerions.

- Alors je vous écoute.

Le regard acéré du détective me traversa entre les yeux. Il dit :

- Hier après-midi entre cinq et six heures, avez-vous pensé à la broderie de Kalotaszeg ?

- Je ne crois pas. Pardonnez-moi, cela ne m’est pas venu à l’esprit.

Le détective me regarda victorieusement. Il prit un ton ironique :

- Ah, ah ! À quoi avez-vous pensé alors, si je peux me permettre ?

- Ma foi, ça m’a également échappé.

- Attention – dit le détective – réfléchissez. N’avez-vous pas pensé à une vieille femme ?

- Ça alors… dans quel sens ?

- Très simplement - dit le détective, de plus en plus tranchant et de plus en plus ironique. - Dans le sens que voici : n’avez-vous pas pensé hier après-midi entre cinq et six heures à une vieille femme qui était seule à la maison et chez qui on aurait pu éventuellement monter pour une certaine raison ?

- Écoutez, Csavolcsek - lui dis-je sur le ton de la confidence – pourquoi ne jouez-vous pas franc-jeu avec votre vieil ami ?

- Comment l’entendez-vous ?

- Pourquoi ne dites-vous pas carrément que c’est moi que vous soupçonnez d’avoir assassiné la vieille de la rue Navet ?

- Ce n’est pas possible – dit sévèrement le détective. – Parce que si je vous le disais, vous seriez sur vos gardes. Mais si je vous laisse l’ignorer vous pourriez vous trahir par hasard.

- Entendu – lui dis-je – posez moi des questions perfides.

Il me regarda avec reconnaissance.

- Vous avez raison. J’ai failli l’oublier. Ne connaîtriez-vous pas par hasard une question perfide ?

- Si. Demandez par exemple si je suis chrétien.

- C’est très bon !

- Bien sûr que c’est très bon. Mais voyez-vous, pourquoi vous fatiguer davantage ? D’ores et déjà je peux passer aux aveux, je ne nie pas que c’est moi qui ai tué la vieille de la rue Navet.

Le détective réfléchit. Il dit :

ça ne va pas comme ça. Nier l’assassinat, cela ne ferait que vous rendre suspect. Pourquoi, en effet, nieriez-vous l’assassinat ? Parce que, n’est-ce pas, vous l’auriez commis et maintenant vous craignez les conséquences. Si vous n’aviez pas commis cet assassinat, quel motif auriez-vous de le nier, je vous le demande ?

- Écoutez, cher Monsieur Csavolcsek – dis-je, car je commençais à m’ennuyer – quel indice vous a conduit chez moi ?

- Un indice tout à fait intéressant. Au cou de la vieille on a trouvé un mouchoir rouge, celui avec lequel l’assassin l’a étranglée. Eh bien, je vous ai vu au café et j’ai observé que vous avez tiré de votre poche un mouchoir blanc. Pourquoi donc, me suis-je dit. Parce que, me suis-je répondu, il a laissé le rouge sur le cou de la vieille. Il ne lui reste qu’un blanc. Hein ? Qu’en dites-vous ? Pouvez-vous prouver que vous avez bien un mouchoir rouge ?

- Non – avouai-je.

- Donc vous êtes l’assassin. Où est le mouchoir rouge ? Au cou de la vieille.

- Écoutez, Monsieur Csavolcsek - dis-je, car j’aurais aimé aller me coucher – et vous, avez-vous un mouchoir rouge ?

- Non – dit-il avec effarement.

- Dans ce cas, voilà un deuxième indice. Je vous le soumets. Et si c’était vous l’assassin ?

Csavolcsek me remercia pour cette importante information, il me promit de pousser ses investigations dans ce sens également et il partit satisfait.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité"

[2] Région hongarophone de Transylvanie