Frigyes
Karinthy : "Parlons d’autre chose"
le journaliste et les chÔmeurs
- Vous me l’apporterez donc mardi, dit le rédacteur.
Vous pouvez aller jusqu’à une colonne et demie. On verra bien ce
que vous savez faire. Si c’est mieux que le papier des
"Nouvelles", vous toucherez même quelque chose.
En
descendant, le jeune journaliste tâcha d’envisager des titres.
"Chômeurs à Budapest", c’est trop sec, ça
n’accroche pas. "L’armée de la misère",
ouais, ouais. "Les sans rien", c’est un peu trop moderne.
Bon, le
titre peut attendre. Mais comment commencer le reportage ?
Pour
être franc, le jeune journaliste n’a jamais vu de sa vie
l’ombre d’un chômeur. Ou il en a peut-être vu, mais il
ne les a pas remarqués. Il passa son après-midi assis au
café, mais il se doutait bien qu’il n’y avait pas là
des chômeurs qu’il aurait croisés. Il avait lu dans les
journaux que tant et tant de milliers de personnes ont perdu leur pain à
Budapest, c’est avec ceux-là qu’il faudrait entrer en
contact, en interroger un, avoir un coup d’œil sur son quotidien,
dépeindre en couleurs bariolées et en mots nuancés ses
sombres nuits de déchéance et d’impuissance.
L’interview elle-même pourrait faire une colonne et demie, une
demi-colonne pour la description de la sombre déchéance, puis une
colonne de données…
Il marcha
vers le faubourg en se creusant la cervelle. Au bout de
l’avenue Thököly les maisons à étage disparurent,
s’ensuivirent de vilaines masures avec des portes sales et des cours. Il
s’arrêta en se demandant que faire maintenant. Il vit un agent de
police au milieu de la rue, un instant il envisagea de l’aborder et de
lui demander : s’il vous plaît, pourriez-vous m’indiquer
le chômeur le plus proche par ici – mais il en eut honte.
Vers les
cinq heures il arriva dans les champs où il n’y avait plus rien
– il eut faim, il fit demi-tour. Que faire ? Enfin il décida
d’entrer dans une maison. Plusieurs portes donnaient sur la cour, des
femmes lavaient la vaisselle, frottaient le sol dans les cuisines, des enfants
crasseux se battaient. Le journaliste s’arrêta à la porte
cochère et jeta un regard timide à l’intérieur.
- Vous
désirez ? - l’interpella sévèrement un
concierge.
- Rien,
balbutia le journaliste, gêné. Je
parcours la liste des locataires. Un certain Ergerberger n’habite-t-il
pas ici ?
- Personne
n’habite ici.
Le
journaliste, gêné, prit congé et sortit dans la rue.
Il était déjà six heures, son estomac gargouillait et
il n’avait toujours pas écrit le premier mot de son papier. Il
regarda autour de lui, déconcerté. La rue était
déserte, de l’autre côté un homme baraqué
marchait lentement, d’apparence ouvrière, loqueteux, pensif.
- Le
voilà, le cœur du journaliste se mit à palpiter, le
voilà mon chômeur. Il est six heures de l’après-midi
et il n’est pas à la fabrique. C’est lui que je vais
interpeller.
Il
traversa la rue. Il toussota. L’ouvrier avançait
à pas mesurés, apparemment sans l’avoir aperçu. Le
journaliste lui emboîta le pas à quelques mètres, il se
plaça sur le côté pour le suivre. Plusieurs fois il se
racla la gorge, il faillit même ouvrir la bouche – mais finalement
il n’osa pas engager la conversation. « Pardonnez-moi, mon
ami » se dit-il en lui, « Dites-moi, mon cher
ami » - « Écoutez, si je vous aborde, c’est
parce que je vous vois triste » - ça ne va pas. Et de toute
façon, si je lui demande s’il n’a pas de travail, il croira
que je veux l’employer, et quand il apprendra que non, il m’en
voudra. Ça ne va pas.
L’ouvrier
tourna dans une rue latérale, puis il longea la rue du
Théâtre. Le journaliste le suivit. Il lui faisait des yeux invitants
sans oser l’interpeller. Dans un croisement l’ouvrier
s’arrêta brusquement. Le journaliste s’arrêta
également. L’ouvrier se retourna, le regarda et esquissa un
sourire aguicheur. Le cœur du journaliste se mit à battre la chamade.
- Alors,
dit l’ouvrier avec coquetterie, de quoi avez-vous peur ?
- Excusez-moi,
bégaya le journaliste, grimaçant de torture.
- Ça
va, mon mignon, ne craignez rien, dit l’ouvrier, approchez plutôt.
Le
journaliste s’approcha, content. L’ouvrier lui tapota
l’épaule.
- Je
vois que vous n’osez pas m’aborder, dit-il avec bienveillance.
Puis, après une pause :
- Ils
vous ont demandé combien ?
- Combien…
de quoi ?
- Un
papier de combien de colonnes ?
- Trois
et demie, grommela le journaliste en baissant les yeux.
- Manchette
en couleur ?
- Manchette
en couleur.
L’ouvrier
réfléchit.
- Comment
on vous traite ? – demanda-t-il.
- Bien,
ma foi, balbutia le journaliste.
- Soyez
plus précis. Quel barème la ligne chez vous ?
- Quatre
fillérs.
- Je
veux bien. J’en touche trois dès la parution du papier. La somme
doit parvenir chez Veres, mon secrétaire.
- C’est-à-dire…,
bégaya le journaliste.
- Quoi,
c’est-à-dire ? Vous ne me faites pas confiance ?
Pourtant c’est moi qui ai travaillé pour Monsieur Pető qui a écrit sur les chômeurs
dans "Les Nouvelles", et pour Monsieur Weisz aussi
d’ailleurs. Bon, je n’ai pas de temps à perdre, asseyez-vous
et écrivez.
Le
journaliste s’assit, ravi, sur le bord du trottoir et sortit son calepin.
L’ouvrier alluma un cigare et après une minute de réflexion
se mit à dicter :
- Depuis
trois mois, Monsieur, depuis que j’ai été licencié
de la fabrique, avec mes neuf enfants et avec ma pauvre femme phtisique…