Frigyes
Karinthy : "Parlons d’autre chose"
Ma femme passe son doctorat[1]
Chère Tante Amélie,
Ma femme m’a demandé de vous
écrire à sa place car ces temps-ci chez nous il y a beaucoup de
désordres et de problèmes, Yolande n’a absolument pas le
temps à cause de son doctorat. J’ai le plaisir de vous annoncer,
ma chère Tante Amélie que la soutenance de la thèse de ma
femme a été fixée au 18 juin et que selon toutes
probabilités elle réussira parce qu’en médecine
légale elle aura pour rapporteur le professeur dont elle a suivi les
cours, moi je n’y connais rien, mais elle dit que c’est très
avantageux. Ma femme, la pauvre, étudie toute la journée la
physiologie et la bactériologie, ce qui doit être terriblement
difficile ; l’autre jour j’ai un petit peu regardé dans ses
vilains livres de médecine – j’ai tout de suite eu la
migraine et mal au cœur, surtout là où il s’agit de
ces maladies difficiles – mais ma femme m’a retiré les
livres des mains, elle m’a caressé la tête et m’a dit
de ne pas me mêler de ces choses-là, puis elle a ajouté
quelques mots en latin, le nom des maladies que l’on risque
d’attraper si on s’occupe de ces choses-là avant
d’avoir étudié l’anatomie. J’ai dû lui
faire la promesse que je serai un bon mari et que je ne mettrai pas de désordre
dans ses livres.
Ma femme est très bonne pour moi et
je lui suis très reconnaissant et je ne l’énerve pas avec
mon inquiétude puisqu’elle a tant à étudier ! En ce
moment aussi, elle travaille près de moi dans la pièce, et moi je
circule sur la pointe des pieds pour ne pas la déranger. Il est normal
que quelqu’un d’aussi ignorant que moi soit assailli de trop
d’idées folles de toutes sortes quand il est abandonné
à lui-même ; il ne comprend pas la vie. Je sais bien que Yolande a
raison et que ce n’est qu’une petite neurasthénie
hystérique qui passera si je suis sage et si je l’écoute,
cela n’empêche que souvent j’ai du mal à dominer les
élans de mon cœur. Hier soir par exemple quand Yolande,
fatiguée et fourbue, est entrée dans la chambre et m’a
demandé pourquoi je ne dormais pas encore, brusquement mon cœur est
devenu si lourd… J’ai commencé à me plaindre que
personne ne pense à moi et que j’ai si peur dans le noir, mais
Yolande m’a souri avec un sérieux si affectueux de derrière
ses lunettes comme elle seule sait le faire, puis elle m’a pris mon pouls
et m’a demandé si je ne sentais pas une pression fluctuante dans
la région du nervus sympathicus,
elle m’a même tapoté la poitrine et m’a prescrit une
bonne pommade qui me remettra d’aplomb à coup sûr. Cela
m’a rendu infiniment heureux qu’elle soit si bonne pour moi, et
j’ai voulu la prendre par la taille, mais évidemment je suis
tellement stupide et maladroit, je l’ai touchée
précisément à un endroit où, paraît-il,
c’est très dangereux parce que de son ton sérieux et
bienveillant elle m’a expliqué que la prochaine fois je devrai
faire attention, car précisément à cet endroit-là
les ganglions lymphatiques pulmonaires sont au contact des trucs à
hémoglobine… Tiens, j’ai oublié quoi, pourtant elle
me l’a fait répéter une bonne dizaine de fois.
Ensuite on s’est quand même
réconcilié, ma chère tante Amélie, seulement si
toutes ces vilaines bactéries qui me rendent la vie si amère
pouvaient ne pas exister, Yolande prend en effet les bactéries
très au sérieux, et c’est pourquoi il faut continuellement
nous désinfecter chaque fois que je veux l’embrasser, ainsi de
suite. Elle dit que de ma part ce n’est qu’une simple idiosyncrasie
d’avoir si peur de cette eau phéniquée dans laquelle le
soir elle trempe ma tête jusqu’au cou, mais moi avec ma petite
tête je n’arrive pas à lui expliquer qu’après,
toute la nuit j’en ai plein les oreilles et les narines de ce liquide
bizarre ; elle se moquerait sûrement de moi si je me plaignais.
Alors je ne me plains pas, je pense
seulement avec un peu de tristesse à la fin du mois de juin lorsque je
me sentirai assurément très seul car Yolande sera toute la
journée prise à la faculté, à cause de son
doctorat. Même le temps est vilain par ici, le crachin ne veut pas
cesser, et moi je reste assis près de la fenêtre et je regarde au
dehors, et ce qui me trotte dans la tête parmi un tas de folles
pensées, c’est quelle bonne consolation ce serait pour moi
d’avoir près de moi, pendant que Yolande passe son doctorat, une
chère petite tête blonde, un adorable petit poupon, que je
garderais sur mes genoux et nous regarderions ensemble par la fenêtre et
nous attendrions ensemble que maman rentre à la maison.
Néanmoins ce n’est pas si
simple. Vous savez n’est-ce pas ma chère Tante Amélie que
nous attendions la venue du bébé au début de ce mois,
Yolande disait même qu’il serait là vers le cinq, et le
moment venu elle s’est bien couchée, bien que pas contente car
elle disait avoir tant de choses
à faire. Je disais donc qu’elle s’est couchée,
qu’elle s’est entourée de nombreux ouvrages
d’obstétrique qu’elle étudiait sans cesse, de jour et
de nuit pour ne pas se tromper, mais finalement ça n’a rien
donné, Yolande était très mécontente, à la
fin elle en a eu marre et elle s’est levée. Nous avons compris plus
tard que ce n’était pas de sa faute, dans un des manuels d’obstétrique
il y avait plein de fautes de frappe ; comment mettre un enfant au monde,
c’était mal expliqué, et comme elle suivait tout à
la lettre ça n’a pas marché.
Yolande dit que la science médicale
pourra aller si loin dans son évolution qu’un jour les hommes
aussi pourront accoucher. Mon Dieu que ne vivé-je
dans cette merveilleuse époque !
Maintenant je vais vite préparer du
thé. Nous vous embrassons tendrement, chère Tante Amélie.