Frigyes Karinthy :   "Parlons d’autre chose"

 

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Je suis tÉmoin[1]

- Un Monsieur du tribunal vous demande – dit la femme de ménage.

Seigneur. Je repasse ma vie en un éclair, “ tel celui qui serait tombé sur les rails ”, comme le remarque judicieusement quelque part mon ami Dezső Kosztolányi. S’agirait-il de ce truc, cette pastèque ?… Mais non, j’étais encore mineur, et puis j’ai reçu une paire de gifles. Ce n’est tout de même pas ce… ce Rogyák avec qui je me suis brouillé parce qu’il a refusé d’écrire cette lettre, et après il a mâché mon porte-plume… D’accord, mais ce n’était qu’une simple calomnie. Voyons, voyons, qu’ai-je pu faire, qu’ai-je pu faire… Ça y est, je sais : l’autre jour j’ai écrit à propos de ce drame, Rosée de Sang, que c’est une très bonne pièce, là-dessus mon ami, l’officier de police, est allé la voir et quand je l’ai rencontré, il m’a dit : « Dites donc, qu’avez-vous écrit sur cette Rosée de sang, ce n’est rien qu’une crotte. » Serais-je cité maintenant au tribunal pour  abus de la confiance de l’autorité ?

Non. Le tribunal d’instance me cite comme témoin dans le procès en diffamation d’un certain Szipa. Je dois me présenter à cinq heures du matin, sinon mandat d’amener. Voilà, grâce à Dieu, pas de danger réel. Mais qui peut être ce Szipa ?

Je dois y aller tel jour à telle heure. En tout cas il vaudrait mieux répéter un peu la scène, je n’ai jamais été témoin. J’ai de vagues souvenirs qu’ils ont l’habitude de vous faire prêter serment. Où ai-je déjà lu quelque chose comme ça ? On doit avancer, lever la main droite, jurer par le ciel que la parcelle de terre sur laquelle vous vous tenez n’est pas du domaine de Tarcsa, mais la propriété de Ladány. Qu’est-ce que j’en sais, sacré nom ? Oh, pardon il s’agit d’une autre affaire, elle sort d’un poème de János Arany relative aux faux témoignages.

Je consacre quatre jours aux bibliothèques spécialisées dans la procédure juridique. Cela ne m’avance pas beaucoup. C’est l’inventaire des obligations, sans un mot sur les droits.

Enfin le jour du témoignage est arrivé. J’étais debout à trois heures ; j’ai pris sur moi trente-deux attestations et appelé un taxi pour me conduire au tribunal.

J’ai attendu de cinq heures à neuf heures ; alors un avocat est venu me demander si c’était bien moi le témoin. Sur ma réponse affirmative il m’a expliqué les tenants et aboutissants de l’affaire. Le gargotier Szipa a porté plainte contre le particulier Kozarek pour avoir utilisé une expression attentatoire à son honneur à propos d’un plat de bœuf qu’il lui a servi le 27 mars 1899 et à propos duquel Kozarek aurait déclaré : ce bœuf pue comme un camembert. Le plaignant s’est rappelé que j’étais présent au moment où la partie défenderesse a utilisé les expressions incriminées et je pouvais donc être témoin que la viande de bœuf n’avait pas d’odeur désagréable. Le procès a traîné en longueur parce que le tribunal n’arrivait pas à décider s’il souhaitait m’entendre comme témoin oculaire ou comme témoin auriculaire ; enfin, le mois dernier la qualification de témoin olfactif a été arrêtée, sur quoi ils ont dépêché un expert pour attester si j’avais été ou si j’étais susceptible d’avoir été enrhumé le 27 mars 1899, entravant l’usage de mes organes olfactifs en conformité aux normes légales.

Le temps que l’avocat m’expose tout cela, il était onze heures. Alors nous entrâmes dans la salle d’audience où le juge m’accueillit en me disant que j’étais en retard, et que pourtant, témoigner est un devoir du citoyen, par conséquent il me condamna à une amende de cinquante couronnes.

Ensuite l’accusé eut la parole. L’accusé exposa que la viande de bœuf était effectivement puante, il l’avait d’ailleurs apportée en tant que corpus delicti, il l’avait soigneusement gardée par-devers lui. Le juge écouta l’accusé jusqu’au bout en hochant la tête puis il me condamna à deux cents couronnes et à quatre jours d’incarcération pour n’avoir pas prêté serment dans les règles. Ensuite on donna la parole au plaignant qui déclara retirer sa plainte car entre-temps András Szipa était devenu associé dans son affaire et depuis ils étaient en très bons termes. Là-dessus Szipa déclara qu’alors lui aussi il retirait la viande de bœuf ; à la fin ils affirmèrent tous les deux ne pas me connaître. Le juge, dans sa sagesse, écouta jusqu’au bout les déclarations en hochant la tête, relaxa l’accusé, il me condamna en revanche à quatre mois de réclusion pour tentative de faux témoignage puis que je n’avais rien à voir dans cette affaire.

Je fis appel mais comme mon recours ne fut pas réglementairement enregistré je fus condamné à trois ans de deux mille couronnes transformables en pendaison. J’ai plutôt choisi la pendaison ; quelle mauvaise idée m’a pris ! J’étais attendu à la porte du Paradis par Saint Pierre, une convocation à la main pour me présenter au tribunal de l’Au-delà en qualité de témoin martyr.

Je suis en train d’attendre devant la porte qu’on s’occupe de ma requête par laquelle je sollicite plutôt ma mutation en enfer.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité"