Frigyes Karinthy : "Parlons d’autre chose"
Où ai-je lu cela, je ne m’en
souviens plus, je me souviens seulement de mon enthousiasme :
l’Amérique nourrit un projet magnifique et grandiose. On veut
construire la Ville de l’Humanité, une Cosmopolis
splendide et gigantesque, toute de marbre et de pierre de taille, au milieu de
laquelle une tour haute de trois cents mètres claironnera
l’idéal du Progrès Humain. Dans cette ville toutes les
sciences et tous les arts auront un large boulevard ; dans cette ville il
n’y aura pas d’immeubles en location, ni de fabrique, ni de caserne
de gendarmerie, il n’y aura que des musées, des universités
et des monuments. L’ambition architecturale taillera les maisons comme
autant de chefs-d’œuvre, chaque pierre des rues, chaque brique des
bâtiments sera la création de mains d’artistes. Cette ville
n’appartiendra à personne, elle appartiendra à tous ;
tout ce qui est valeur et beauté dans le développement de
l’esprit humain viendra ici pour être pérennisé dans
la ville de l’Esprit et du Progrès.
Je suis quasiment tombé en extase
devant cette pensée exaltante. J’exultais. J’ai
immédiatement écrit une lettre à mon ami, l’Homme
Reconstruit, qui a coutume de m’envoyer des messages depuis le
futur : voudrait-il bien me faire savoir si la Ville de
l’Humanité existera et si mes petits enfants pourront y trouver
hébergement et droit de citoyenneté ?
En réponse l’Homme Reconstruit
m’a envoyé deux pages de journaux du futur : l’une de
1962, l’autre de 1983. Les deux journaux traitent de la Ville de
l’Humanité dans des articles enthousiastes, comme suit :
20
novembre 1962.
« …Aujourd’hui
enfin, a été inaugurée Cosmopolis, la Ville de
l’Humanité, dans le cadre de festivités gigantesques.
Trente-deux bannières flottaient sur la Tour du Progrès,
œuvres mondialement célèbres de trente-deux peintres. Quand
la cloche de verre a sonné, la porte de la ville s’est ouverte. La
foule en liesse a envahi les rues, elle a admiré, enthousiaste et
ébahie, la richesse des splendides avenues : la Halle des Arts
Plastiques, l’Université des Sciences, le Foyer Gratuit des
Artistes, l’Académie des Expériences, la ville du
Perfectionnement, et tant d’autres choses. Dans les rues, des
étudiants bénévoles se chargeaient du service
d’ordre ; des enseignants et des experts de toutes
nationalités guidaient les spectateurs.
Un événement
désagréable troubla cet émerveillement
général : l’ambassadeur de Belgique,
d’après certains, aurait mal pris qu’à la porte le
prince régnant tchérémisse fût introduit avant lui
– en conséquence il n’assista pas jusqu’au bout au
banquet organisé au Palais de l’Entente… »
Un passage seulement de l’autre
article qui paraîtra dans un journal français :
4
août 1983.
« …La brillante et
grandiose campagne a atteint son point ultime : nos glorieuses
armées ont remporté aujourd’hui une victoire
décisive sur les traîtresses troupes anglaises ennemies. À
ce jour la flamme éclatante de la joie s’élève
très haut dans l’âme de tous les patriotes : au
mépris de la mort, les illustres et glorieux soldats français ont
de nouveau blanchi notre drapeau, dans le sang et dans les larmes, il est
maintenant immaculé ! Réjouissons-nous ; c’est
une grande fête pour la nation française !
Ce soir à six heures, le
général Intrépide a brisé les troupes
réunies d’Irksome[1] et par là même toute la
manœuvre militaire des Anglais a échoué. Nous savons que
jeudi les Anglais sont entrés à Cosmopolis où ils ont
occupé une position solide. Ils ont aisément pu le faire car la
Ville de l’Humanité n’a même pas de garnison.
Après deux semaines de préparatifs, notre glorieux
général Intrépide a enfin commencé à
assiéger la ville afin d’en chasser les odieux et maudits Anglais
pour la plus grande gloire de notre nation. Le grand siège a
débuté à l’aube ; les Anglais se sont
défendus avec désespoir, mais nos braves artilleurs ont
progressé avec héroïsme au mépris de la mort, ils ont
fait tomber les Remparts avec des shrapnells et des bombes, puis dans un assaut
obstiné et farouche ils ont occupé le Palais des Poètes
Lyriques qu’ils ont transformé en une forteresse. À partir
de cette position nos soldats ont pu confortablement canonner la grande tour
qui se dresse au milieu de la ville et dans laquelle s’étaient
engouffrés ces chiens d’Anglais. Nos braves soldats ont
réussi à ne faire qu’une ruine de cette tour en l’espace
de deux heures. Nous avons ensuite entrepris, avec de grosses pertes, mais de
plus en plus d’ardeur, l’attaque des canons anglais
dissimulés dans l’Université des Sciences, nous avons mis
tout le bâtiment en ruine, et nous avons réquisitionné une trentaine
de voitures de polenta que nos vaillants soldats aiment tant.
Vers six heures toute la ville
n’était que ruines, et les Anglais, battus et honteux, ont fait
retraite vers la Belgique… Les rues de la ville sont jonchées de
cadavres – mais le drapeau français flotte sur l’une des
maisons au toit défoncé.
Le général Intrépide a
adressé aux soldats le discours suivant :
« Réjouissons-nous !
Une fois de plus la nation française a prouvé que ses soldats ont
été mis au monde au mépris de la mort par les mères
les plus valeureuses, et que la flamme ardente du glorieux héroïsme
patriotique soit un fleuve à l’ombre duquel les ennemis de notre
glorieuse patrie n’ont qu’à se plier en tremblant… Tramtaratatatatam. »
Voilà ce que j’ai pu apprendre à propos de Cosmopolis.