Frigyes Karinthy :   "Parlons d’autre chose"

 

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Le logeur est trÈs raffinÉ

 

S’il vous plaît, je voudrais visiter l’appartement du troisième pour lequel j’ai vu une annonce…

- C’est au quatrième, mais il a déjà été loué. Il y en a un autre, derrière l’atelier, au cinquième.

- Il est comment ?

- Ça figurait dans l’annonce. Trois pièces claires, sur rue, cuisine, chambre de bonne, tout confort, installation moderne. Deux mille couronnes.

- Hum. Avec ascenseur ?

- Pour sûr, il y a un ascenseur. Seulement voilà, il est momentanément loué. C’est un aviateur qui habite dedans. Voyez, il est justement en train de descendre… Il l’a assez bien aménagé. Mais il déménagera en automne… Seriez-vous également aviateur ?

- Non… Par un curieux hasard, je ne le suis pas.

- Parce que si vous l’étiez, vous pourriez louer l’ascenseur pour l’automne. Il est pratique pour des exercices.

- Alors je monterai peut-être pour voir l’appartement du cinquième.

- Le problème, c’est que c’est haut. J’ai un peu mal aux jambes.

- Alors…

ça ne fait rien, montez le voir tout seul, on en parlera après.

- Est-ce que la clé est sur la porte ?

- Elle est sur la porte, c’est la porte qui n’est pas dans l’appartement. N’hésitez pas à entrer. Il ne faut pas avoir peur des chats, ils ont passé l’âge.

 

- Bonsoir, Monsieur. Ah, vous êtes le Monsieur qui est monté voir l’appartement ce matin. Je ne vous ai pas reconnu… Le soir tombe de si bonne heure, cette année.

- Oui… Il est un peu haut, cet appartement.

- Alors, vous a-t-il plu ?

- Il est assez beau… Il pourrait me convenir sous plusieurs aspects. Mais il n’y a que deux pièces…

- Et la troisième, à gauche ?

- Celle dans laquelle gît le chien crevé ?

- Oh, il a crevé ? Ce pauvre Poivre, ce n’est pas un chien, c’était un homme. C’est lui qui a donné son congé pour le mois d’août.

- Mais c’est une pièce ?

- Bien sûr que c’est une pièce. Une belle chambre ensoleillée, sur rue.

- Mais il n’y a même pas de fenêtre.

- Il y a un mur qui donne sur la rue.

- Ça se peut… Mais dites-moi, ce logement, il n’est pas un peu froid en hiver ? Je pose la question parce qu’il n’y a pas une seule porte dans l’appartement.

- On peut chauffer.

- Je n’ai pas vu de poêle.

- Il n’y a qu’à en installer un. Chez nous, le logeur permet aux locataires de faire installer un poêle.

- Et dites-moi… Là où il y a ces deux squelettes en décomposition, c’est la salle de bains ?

- Là où il y a aussi un sac pourri ?

- Oui, oui.

- Oui, c’est la salle de bains.

- Où est la baignoire ?

- On peut en faire installer une.

- Mais il n’y a pas de plomberie.

- Le logeur ne s’oppose pas à ce que le locataire l’installe.

- Un autre petit problème… Un des murs s’est écroulé…

- Vraiment ? Effectivement, c’est un problème. Je n’ai pas reçu d’instructions pour cela, mais pour demain je demanderai au logeur s’il permet au locataire de faire reconstruire ce mur. Je suis persuadé qu’il ne s’y opposera pas, c’est un homme très raffiné. Mais dans ce cas, le loyer sera un peu plus élevé.

- Pourquoi ?

- Ben, écoutez, si vous y mettez le prix et si vous faites faire les travaux, ça deviendra un logement qu’on ne pourra plus louer pour si peu.

- Dites-moi, qui en est le propriétaire ?

- C’est un homme très raffiné.

- Il a déjà vu l’appartement, ce logeur ?

- Certes non.

- J’aimerais qu’un jour il vienne m’y rendre visite… Serait-ce possible ?

- Je ne manquerai pas de le lui dire, mais alors veillez vraiment à tout y faire transformer, reconstruire, faire installer des portes, tout faire repeindre, parce que c’est un homme très raffiné, le logeur, il est hors de question de le recevoir dans une porcherie, tel qu’est actuellement cet appartement.

Suite du recueil