Frigyes Karinthy :   "Parlons d’autre chose"

 

 

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duel amÉricain[1]

Très honoré Monsieur,

C’est tremblant et assailli de frissons que je prends le stylo en main – il me reste six mois à vivre, mais je me sens déjà figé par le souffle froid de la Mort. Cela fait à peine deux mois que nous avons mené notre terrible duel : je sais bien que j’ai tiré la bille noire et je dois partir.

Je sais bien aussi que vous êtes un homme intraitable et inflexible et vous ne connaissez pas la pitié. Pourtant, les mains tremblantes et les lèvres blêmes, je sens déjà que je devrais joindre les deux mains et je devrais les lever vers vous : Clémence ! Clémence, mon sombre adversaire, j’ai terriblement peur de l’anéantissement. J’implore votre pitié et votre compréhension : libérez-moi de mon devoir et laissez-moi la vie, de toute façon elle ne sera plus longue, vous savez que j’ai une santé fragile, je suis phtisique, votre clémence ne me donnerait au mieux qu’un répit d’une ou de deux années, ensuite je devrais de toute façon m’en aller, moi le perdant dans le duel à mort mené contre un adversaire plus intransigeant encore que vous : la Vie. C’est votre pitié que j’implore ! Écrivez un mot, un seul mot, que vous me déliez de la parole donnée, que vous ne voulez pas ma mort avant terme. Si vous refusez, je saurai mon devoir.

 

Cher Monsieur,

Vous n’avez pas répondu à ma lettre du mois dernier, vous ne m’avez pas délié de la parole donnée. Je connais bien mon devoir et ce n’est pas que je flanche, mais c’est la dernière étincelle de l’espoir qui me met le stylo en main pour vous poser encore une fois, mais fermement la question : voulez-vous vraiment que dans cinq mois je me tire une balle dans la tête ? Parce que si vous persistez, la chose se présente à peu près ainsi : je devrais pour de bon me tirer une balle dans la tête. J’ai consulté ce matin un code de chevalerie et il y figurait nettement que l’homme, perdant d’un duel américain, qui ne se tirerait pas une balle dans la tête, est disqualifié, et son adversaire peut le gifler ou le fouetter n’importe quand ou n’importe où dans la rue. Eh bien, moi j’ai envie d’éviter cela, c’est pourquoi je vous redemande d’être aimable et de me délier de la parole donnée.

Pardonnez-moi de vous écrire moins longuement et avec moins d’emphase que le mois dernier : en effet, par distraction et par envie d’oublier, je me suis inscrit dans un club de culture physique, je fais beaucoup de gymnastique et je n’ai ni le temps ni l’envie de soigner mon style.

 

Monsieur,

Vous ne m’avez toujours pas répondu, pourtant un mois supplémentaire est passé depuis la dernière fois.

Eh bien maintenant, j’aimerais vraiment savoir ce que vous voulez. Vraiment, vous n’avez pas d’affaire plus urgente que de me voir envoyer une balle dans la cervelle ? Déjà quand vous étiez en culottes courtes, on vous distribuait des fessées si je ne m’envoyais pas une balle dans la cervelle à cause de la petite Amalia des voisins ? Arrêtez de jouer les canailles, foutez-moi la paix, prenez gentiment votre stylo et mettez-moi noir sur blanc que vous n’exigez quand même pas une folie pareille ! Ça va, d’accord, j’ai tiré la bille noire, et puis après ? Vous auriez aussi bien pu la tirer, vous, cette bille noire, ça n’aurait pas coûté plus cher. Je ne me rappelle même plus comment la chose s’est produite : l’après-midi, nous étions bigrement fâchés à cause d’Amalia, et tout à coup vous avez posé la boîte devant moi en disant cinquante/cinquante, voyons qui va tirer la bille noire. Alors j’ai pioché, mais je peux vous affirmer que je voulais attraper l’autre et c’est tout à fait par hasard que j’ai pris celle-là. C’est une connerie pareille qui me vaut maintenant toutes ces correspondances avec vous.

C’est bien pour ça que je vous dis d’arrêter enfin cette connerie, et le disant je dois clore ma lettre, car je cours à la compétition, à la compète de mon club où je concoure pour le lancement du poids et la lutte. Adieu, répondez.

 

Monsieur Svarcz,

C’est peu dire que c’est un manque de savoir-vivre qu’une fois de plus vous n’ayez pas répondu à ma dernière lettre que je vous ai envoyée il y a un mois. Dites-moi un peu où on vous a enseigné la politesse ? Vous pourriez au moins dire zut. Je ne vais pas user davantage mes mains, j’ai autre chose à faire que de griffonner pour vous. Veuillez me faire savoir par retour de courrier ce que je peux attendre de vous car ce n’est pas dans mes habitudes d’user mes semelles comme un planton sous vos fenêtres, de toute façon je dois quitter Budapest. Alors vous voyez.

 

Svarcz,

Alors ? Je vous avertis que c’est ma dernière lettre. Je suis un homme de nature assez patiente, mais mes amis observent que de temps en temps et de façon inattendue, je suis capable de perdre patience. C’est la dernière fois que j’utilise avec vous ce ton amical – je ne vous embête pas, moi, alors ne m’embêtez pas, vous non plus, point final, et qu’on ne se voie plus jamais. J’attends votre lettre pour demain, une seule ligne, vous savez laquelle.

 

Écoutez, Svarcz,

J’ai reçu votre lettre dans laquelle vous me faites savoir que demain, dans la matinée du jour limite, vous vous promènerez sous ma fenêtre et vous frapperez afin de me rappeler mon devoir.

Alors écoutez, Svarcz. Si ça vous chante, d’encaisser une claque capable de vous faire éclater les mirettes, alors n’hésitez pas à pointer votre sale gueule par ici. Je vous préviens que je suis champion mi-lourd du Club Athlétique, et si moi je gifle quelqu’un, les internes en médecine du CHU pourront étudier les fêlures sur son crâne. Par la suite vous pourrez toujours aller vous plaindre au bureau des pleurs.

Si je vous fais amicalement toutes ces recommandations, c’est parce que ça me ferait de la peine de vous faire du mal, je dirais même que franchement, je vous suis très reconnaissant : c’est un peu grâce à vous que j’ai adhéré à mon club. Je vous annonce avec joie que ma phtisie est complètement guérie et d’après mes médecins je devrais vivre au bas mot, à peu près soixante-dix ans, pour la plus grande gloire de l’athlétisme hongrois.

 

Suite du recueil

 



[1] Duel à mort pat tirage au sort