Frigyes
Karinthy : "Parlons d’autre chose"
KertÉsz deux
ou
Je n’étais pas tout à fait sûr de me
souvenir d’elle, mais j’admettais comme possible de l’avoir
déjà rencontrée. Elle m’attendait en souriant quand
je franchis le seuil en quittant mon café, on lisait un sourire
chagriné sur son visage, elle se dirigea vers moi et me tendit les deux
mains.
- J’attends depuis une heure que
vous sortiez, dit-elle doucement et avec une légère tristesse, ne
vous étonnez pas de me trouver ici. Je ressentais comme un devoir de
venir vous trouver et vous dire la vérité, même si cela me
fait mal, je veux être franche et sincère. Mon ami, je n’y
peux rien et je vous prie de ne pas me maudire : je suis tombée
amoureuse de Kertész Deux.
- Ah oui ? – bafouillai-je,
et je me demandais qui diable cela pouvait bien être.
- J’ai longtemps
délibéré, poursuivit-elle, avant de vous en parler, mais
j’ai fini par conclure que je ne dois pas vous tromper, vous ne le
méritez pas… non, non, vraiment pas… vous comme moi, nous ne
le supporterons que mieux. On ne peut pas avoir raison de son cœur, ce
n’est pas ma faute si je suis tombée amoureuse de Kertész
Deux.
Je dus faire une vilaine grimace, parce que
j’eus beau me torturer la cervelle, je n’avais toujours aucune
idée qui pouvait être cette femme.
- Par le ciel, poursuivit-elle en
pâlissant légèrement, par le ciel, soyez fort, mon ami. Je
suis ici pour vous expliquer la chose gentiment et clairement et pour vous
consoler : croyez-moi… crois-moi, Louis, tu y survivras, tu finiras
par m’oublier… un jour viendra quelqu’un, une jeune fille
pure aux yeux clairs… qui te fera oublier ton amour malheureux et ton
cœur saura de nouveau s’ouvrir… oh, crois-moi, Louis,
crois-moi, tu seras encore heureux un jour et tu ne penseras même plus
à cette femme méchante qui t’a brisé le cœur,
mais qui l’a brisé sans le vouloir parce que ce
n’était pas sa faute si elle était tombée amoureuse
de Kertész Deux.
Elle me prit la main et la caressa avec
émotion.
- Qui est ce Kertész
Deux ? – m’exclamai-je, furieux, espérant finir par
apprendre par ce détour qui était la femme.
Elle baissa les yeux.
- Ne nous échauffons pas,
dit-elle. Louis, par le ciel, garde ton calme ! Kertész Deux est
l’arrière du FTC[1].
Mais zut alors, j’ai à faire. Je
ne vais pas discuter avec cette femme, laissons-la avoir raison.
- Eh bien, si tu l’aimes, sois
heureuse avec lui, dis-je, feignant l’indignation. Adieu !
Je tournai les talons, je partis.
Je l’entendis crier après moi,
bouleversée et exaspérée, mais je ne me retournai pas.
Le lendemain je reçus sa lettre.
« Mon pauvre, pauvre ami, je
n’ai pas dormi de la nuit, je me fais un sang d’encre pour toi,
pourvu que tu ne te détruises pas ; c’était
épouvantable quand l’autre jour tu m’as plaquée dans
la rue. Je ne me pardonnerais pas que tu te fasses du mal à cause de
moi, je veux que tu acceptes ton sort et que tu comprennes que nous pouvons
très bien être des amis, nous pouvons nous parler doucement,
gentiment, nous pouvons nous apporter la paix. Que dois-je faire, dis-moi,
Louis, que dois-je faire, puis-je lutter contre un sentiment qui est plus fort
que moi ? Qu’y puis-je si je suis tombée amoureuse de
Kertész Deux ? Mon pauvre, pauvre ami, calme-toi, sois fort, tu finiras
par oublier ta malheureuse
Petite
Mère »
Je fulminai un moment de ne toujours pas
savoir qui était ma Petite Mère, puis je haussai les
épaules. J’avais à faire, je dînai à la
maison, je parcourus les journaux en sirotant un verre de vin.
Tout à coup, une main
féminine m’ôte doucement le verre de la main. Je me retourne
– c’était elle. Elle était entrée par la porte
ouverte. Elle m’accabla de tristes reproches.
- Mon pauvre ami, chuchota-t-elle, les
yeux larmoyants, en plus tu bois ?
Elle but mon vin d’un trait et
s’assit près de moi. Elle chuchota, toute douceur :
- Je ne peux pas permettre cette
déchéance à cause de moi. Je veillerai sur toi. Je
resterai près de toi aussi longtemps qu’il le faudra pour me
sentir assurée que tu as renoncé à ton terrible projet de
te faire du mal.
Pris de panique, je l’assurai que
j’y avais déjà renoncé. Elle secoua la tête
avec son triste sourire.
- Je sais. Tu veux paraître
fort. Mais je te connais… Je ne partirai pas avant… Y a-t-il
quelque chose pour dîner ?
Après le dîner elle se mit
à l’aise et s’installa confortablement sur le sofa.
- Oui. Je resterai chez toi. Je te
consolerai. Je ne m’en irai pas avant que tu ne te résignes
à l’inéluctable… mon pauvre ami…
Trois mois plus tard, je trouvai plus
pratique de l’épouser. Tout de même, c’était
plus confortable comme ça. Elle dit simplement :
- Je t’épouse. Je
t’épouse car j’apprécie ton chagrin viril, ton amour
endurant sans espoir. Je t’épouse parce que, si je ne peux pas
t’aimer, j’aurai de l’estime pour toi, mon ami le plus
sincère.
Un jour, après notre
quatrième enfant, je soulevai prudemment la question encore une
fois :
- Dis-moi, ma petite mère, je
ne peux plus supporter de voir que tu fanes ici auprès de moi ; je
me sens déjà assez fort pour supporter la douleur… dis-moi
simplement, est-ce que Kertész Deux est au courant de l’amour que
tu lui portes ?
Elle se récria
scandalisée :
- Qu’est-ce que tu crois ?
Pour quelle femme tu me prends ? Il n’a jamais entendu parler de moi
et il ne saura jamais que je l’aime !
Si au moins je pouvais savoir
d’où je connaissais ma femme !