Frigyes
Karinthy : "Parlons d’autre chose"
Monsieur nerveux accompagne un ami
Monsieur Nerveux est
momentanément un peu nerveux. Pas
beaucoup, bien sûr, il aurait tout juste un peu envie de
gratouiller des ongles, peut-être pas de tous les dix, mais par exemple
avec huit ; il aimerait simplement gratter un peu le crépi du mur, ou
décaper quelque enseigne, un ou deux balcons avec leur
porte-fenêtre, tant pis si par hasard quelqu’un se trouvait sur le
balcon, il le décaperait aussi un peu, il lui grifferait un peu la
rétine, il lui crèverait un peu le globe oculaire, il le
prendrait entre deux doigts il en ferait jaillir le cristallin comme le noyau
d’une cerise.
Un monsieur vient en face, ce monsieur qui
vient en face a un beau visage gras ; comme ce beau
petit visage s’y prêterait bien, il est seulement un peu trop
bouffi, cela doit sûrement le gêner, on pourrait en extraire un peu
d’air, il suffirait d’enfoncer dedans une petite épingle, ou
une petite lime, pour le dégonfler. Quoi, qu’est-ce qu’il y
a, pourquoi salue-t-il, qui est cet homme, d’où est-ce que je le
connais ? Je ne l’ai jamais vu, le voilà qui s’amène
ici, mais si, bon Dieu, il s’amène et il sourit, il ne va tarder
à m’adresser la parole, Seigneur, il va me parler, alors
qu’est-ce que je vais faire de toi, comment je vais m’y prendre
pour te zigouiller ?
Le
monsieur : Votre serviteur, où
allons-nous par ce bel été ?
monsieur nerveux (à lui-même) : Je ne te connais pas, salaud, je ne
sais pas qui tu es, ignoble salaud, j’ai à faire, je ne dis rien,
pas un seul mot, comment as-tu seulement osé m’adresser la parole,
maintenant tu vas payer parce que tu vas crever d’une mort amère,
parce que de la façon la plus abjecte tu as osé adresser la
parole à ma majesté, ton souverain. (À haute voix). Comme
ça, je me promène un peu…
Le
monsieur : Évidemment, pour vous
c’est facile, vous vous promenez un peu. Si vous ne faites que vous promener un peu, accompagnez-moi donc jusqu’au coin
de la rue.
monsieur nerveux (à lui-même, riant jaune) : Ha, ha, espèce de salopard,
espèce de porc-épic bouffi de suffisance, c’est pour cela
que tu dois crever au poteau de tortures, en hurlant au milieu de supplices
effroyables, parce que tu as osé me demander de t’accompagner
alors que je ne te connais même pas, alors que j’aimerais
t’écraser, écraser ta tête comme un marteau-pilon à vapeur, jusqu’à ce que tu
deviennes une tôle rouge incandescente. (Il l’accompagne vers le coin de la rue).
Le
monsieur : Alors, comment allez-vous ces
temps-ci ? Ça pourrait aller mieux, n’est-ce pas ? Eh, eh, eh.
Bon, forçons un peu le pas, c’est par là que j’ai
à faire.
monsieur nerveux (à lui-même) : Je commencerai par la tête, j’ai décidé
ça définitivement, je commencerai par ta tête,
misérable pauvre vieux. Je te plaindrais presque, mais vois-tu, pourquoi
devais-tu m’adresser la parole, comment as-tu pu faire ça, ne
sentais-tu vraiment rien ? Je commencerai par te scier la tête, je
regrette, impossible avec une scie bien aiguisée, il faut que ce soit
avec une scie émoussée qui grince et qui de temps en temps
s’accroche dans les éclats d’os de ton crâne en train de
se fendre ; à ces moments-là il faut lui donner des
à-coups pour qu’elle continue de scier, puisqu’il faut scier
jusqu’au sternum, parce que dans ta pitoyable stupidité animale tu
as même osé me dire de forcer le pas alors que je n’ai rien
à faire par-là, alors que je ne te connais même pas, alors
que je te hais profondément, inexorablement, déjà dans ma
tendre jeunesse à l’âge où un autre enfant jouait
insouciant avec son petit camarade dans un taillis, moi je ne jouais pas,
j’étais assis, seul dans ma chambre, et je te haïssais,
monstre. (Il force le pas).
Le
monsieur : Attendez une minute, je vais
acheter un gobelet de groseilles à maquereau. Vous savez, c’est un
produit miracle, ça me fait beaucoup de bien, c’est le seul fruit
que mon estomac supporte, autrement je n’ai pas de soucis avec mon
estomac, mais il ne supporte pas les autres fruits, il les rend aussitôt.
En voulez-vous un grain ?
monsieur nerveux (à lui-même) : Mange-les tes groseilles, mange
pour que tes intestins soient bien élastiques et résistants avant
que n’arrivent mes tourmenteurs pour te les enrouler autour du cou,
pendant que je découperai tes oreilles en fines lamelles
régulières que je nouerai deux à deux comme le font les
doigts agiles des femmes avec les franges des napperons. Un troisième
tourmenteur passera un tube de fer dans ta narine et à travers ce tube
il t’expliquera que si tu dois mourir d’une telle mort, c’est
parce que tu as osé m’offrir tes groseilles à maquereau,
à moi qui à la seule pensée des groseilles commence à
avoir les dents douloureuses et qui démangent, au point que pendant
trois jours je ne peux avaler que du bois d’acajou broyé
dilué dans de l’eau. (À
haute voix). Oh…
Très aimable… (Il
goûte les groseilles).
Le
monsieur : Bon… Nous y voilà.
J’ai quelque chose à faire au troisième étage, dans
cette maison. Mais je redescends tout de suite. Vous m’attendez,
n’est-ce pas ? (Il part rapidement).
monsieur nerveux (à
lui-même) : Le seul point sur lequel j’hésite
encore, c’est s’il faut que je pose des
petits crochets à l’extrémité des couteaux pour
qu’ils accrochent mieux les viscères. Je ferai installer un micro
devant ta bouche pour enregistrer les derniers râles de tes lèvres
écumantes de sang, et moi les soirs, installé confortablement
dans ma chaise longue, j’écouterai cet enregistrement,
j’expliquerai négligemment à mes petits-enfants :
voyez-vous, mes petits, ce sont les derniers râles du monsieur qui a
été suffisamment impudent pour s’imaginer que moi qui
n’ai rien de commun avec lui, qui n’ai jamais vu auparavant sa
répugnante figure, je l’attendrais sous ce porche pendant
qu’il vaque à ses affaires. Vous auriez dû voir ce que
j’ai vu, la grimace qu’il a faite, le geste de sa main quand il
l’a portée à son cœur, comment son globe oculaire a
coulé, comment sa langue est sortie, pendante, lorsqu’en
redescendant il s’est rendu compte que je ne l’avais pas attendu
mais qu’à peine il avait disparu sous le porche, moi je me suis
enfui pour prendre des mesures concernant son exécution. (Il attend là une heure et demie).
Le monsieur (revient au bout d’une heure et demie) : Tiens, vous êtes encore là ? Eh bien, dites donc, vous en avez du temps à perdre, mon vieux. Mais d’ailleurs… d’où est-ce que je vous connais ? Mais zut, je me rends compte que vous n’êtes pas ce Svarc que je croyais que vous étiez !… quel homme bizarre vous êtes… pour ces deux grains de groseille à maquereau vous êtes capable d’arrêter dans la rue un homme que vous ne connaissez même pas… et vous vous accrochez à lui … eh bien dites donc, il en faut un culot… C’est dégoûtant ! (Il s’éloigne d’un pas rapide).