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Frigyes Karinthy

 

Mesdames et Messieurs

 

Chroniques parues sous ce titre entre le 17 octobre 1928 et le 20 juillet 1930

dans le journal "Az Est" (Le Soir)

(5 d’entre elles apparaissent seulement dans le recueil trucages)

 

année 1928

année 1929

année 1930

 

1928-2892 l

 

 

Mesdames et Messieurs,

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C’est vrai, on achète toutes sortes de babioles pour Noël et la nouvelle année pour les enfants – ces jouets, ces n’importe quoi.

Mon Dieu, l’enfant aime jouer.

Que n’a-t-on pas inventé ? Le train à vapeur, les locomotives électriques, le cinéma, la pêche à aimants, la panoplie de scaphandrier, la crécelle, la toupie, les caisses de briques de construction, le château en papier à découper et à construire, le revolver en caoutchouc, les jeux de patience avec ce machin, cette ânerie : il faut arriver à placer deux billes minuscules dans les yeux du nègre.

Cela vaut sûrement la peine.

Aujourd’hui enfin, les enfants sont retournés à l’école, le matin, le premier jour de calme, je me suis même levé plus tôt que d’habitude, j’ai guetté dans le couloir s’ils étaient encore à la maison – oh non, que pensez-vous là, non par crainte qu’ils soient en retard en classe. Allons, c’est ridicule, j’aurais pu aller les regarder plus tôt aussi, c’est très sincèrement que je leur ai répété pendant deux semaines : fichez-moi la paix, vous avez tous vos jouets à vous.

Mais c’est tout de même plus confortable.

Enfin ils sont partis, les enfants, et j’ai pu pénétrer dans leur chambre, je m’y suis vite enfermé, comme ça ; la bonne risquerait de mal comprendre si elle me voyait, je veux seulement regarder enfin ces… et surtout le nègre avec les deux petites billes.

Eh bien, c’est affreux, vous savez.

Le train à vapeur qui a tellement fait plaisir à… moi, censé faire tant plaisir aux enfants, est parfaitement inutilisable : ils lui ont cassé le tuyau, au-dessus, le plus important. La pêche à aimant est également hors service, oh les barbares, ils l’ont placée à l’envers, bien sûr la pile s’est épuisée ! J’aurais si bien pu jouer… euh… expliquer aux enfants comment il fallait jouer avec ça ! C’est inutilisable ! Et le château en papier – ils l’ont mal découpé, ils ont coupé les languettes à coller ! C’est dommage… j’aurais mieux fait de le cach… euh… Bon, tant pis, mais où ont-ils mis le nègre ?!... Hier soir au lit j’ai bien réfléchi : comment il faut le secouer pour que les billes trouvent tout de suite le chemin vers les orbites.

Enfin ! Il est là !

C’est lui, mais… zut alors, ils ont cassé le verre. Les billes, envolées, bien sûr.

Sales gosses !

Traiter si mal – ces si beaux cadeaux !

Tout ce qu’ils méritent c’est un revolver, un couteau ou une bombe !

Ils ont gâché mon plaisir.

C’est bien fait pour moi. J’aurais dû savoir qu’il ne faut pas mettre les jouets entre les mains des enfants.

6 janvier 1929

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Alors, le Fokker Question Mark[1] a tout de même fini par atterrir, après avoir tourné une semaine au-dessus de la ville – et par ce fait je suis obligé de renoncer à la ballade que j’avais commencé à composer en secret et à laquelle j’avais escompté un succès aussi grand qu’a eu le "Corbeau" de Poe, vu qu’un tel sujet…

Mais maintenant il est trop tard de toute façon.

Ils ont atterri. Quand même.

Pourtant moi j’espérais en secret. Je laissais les gens s’enthousiasmer, patati, patata, quelle affaire grandiose, déjà trois jours, déjà quatre jours, un record mondial, quel moteur, quelle performance.

Maintenant je peux l’avouer : un soupçon perfide m’avait effleuré l’esprit. Ça ne tourne pas rond. L’avion ne parvient tout simplement pas à atterrir. Vous comprenez ? Le frein, le mécanisme d’arrêt sont tombés en panne. Ils n’arrivent pas à créer le contact avec le sol, on leur transfuse sans cesse de l’essence, ils décrivent des cercles, au demeurant ils ont honte d’avouer qu’une telle chose ait pu se produire, on ne les croirait pas.

Une semaine passe, puis deux, puis trois, et eux, ils volent toujours en décrivant leurs cercles.

Ils n’ont aucune envie d’atterrir.

Deux mois plus tard les gens commencent à se regarder bizarrement. Record ou pas, cela confine à la mauvaise éducation.

L’affaire devient pénible. Au début les journaux se montrent enthousiastes, mais l’intérêt baisse avec le temps. On chuchote, on parle de scandale. Au bout de six mois, soulever le sujet dans la bonne société n’est plus convenable.

Une année ayant passé, on adopte une loi contre eux, comme dans le "Mathusalem" de Shaw contre les gens trop vieux. Sous prétexte de tromperie à l’égard de l’autorité, scandale public et harcèlement, éventuellement viol de domicile privé (parce que de là-haut on peut voir partout), on les condamne par contumace. Désormais ils ne pourraient plus descendre même s’ils voulaient sans être aussitôt envoyés en prison.

Ainsi naît la nouvelle légende – celle du "Vaisseau fantôme" des airs.

Ç’aurait été le sujet de ma ballade. Cent ans plus tard ils atterrissent quand même, dans un monde changé, ils ont de longues et flottantes barbes blanches, ils ne connaissent personne.

Ce n’est pas gentil de leur part d’avoir atterri. Ils auraient dû savoir que tous les miracles ne durent qu’un temps.

Ils ont volé là-haut un temps, c’était un miracle. Mais huit jours ? Où est le miracle ?

Des gens ennuyeux. Ils auraient mieux fait de rester là où ils étaient.

10 janvier 1929

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La nouvelle s’est répandue dans toute la ville, rien que ce matin plusieurs personnes me l’ont rapportée, des gens sérieux, fiables, qui n’ont pas la réputation de propager des commérages à la légère.

C’est curieux comme ce genre de choses prend vite.

Je dirais que tout le monde ne parle que de ça. Sur dix personnes que je rencontre, selon mon observation neuf mettent le sujet sur le tapis dès la deuxième minute.

Pour me demander ce que j’en dis.

Que voulez-vous que j’en dise ? Kovács me l’a demandé lui aussi. Au lieu de s’enquérir de ma santé.

Qu’est-ce que je dis de ce froid ?

Ça commence à m’énerver. Tout cela a commencé il y a quelques jours, il s’est manifesté dans notre ville bien aimée – et il récolte un succès massif. On parle beaucoup moins des négociations sur la Transylvanie.

Je ne dis pas ça par jalousie, mais j’aimerais savoir, si j’invente brusquement une super idée, si elle deviendra aussi vite à la mode.

Car manifestement ce n’est qu’une affaire de mode, les gens n’ont pas d’autre sujet à aborder.

Le froid, le froid.

Et alors ? En voilà une affaire !

En réalité c’est quoi, c’est qui, ce Froid ? Est-ce que quelqu’un l’a déjà vu ce Froid ? Ce Froid a-t-il déjà tenu une conférence à l’Académie de Musique ?

Allons ! Il ne pouvait pas. Tout cela avec ce Froid n’est qu’un bluff, je ne veux pas être un empêcheur de tourner en rond, mais c’est tout de même ridicule de faire tourner toute une ville en bourrique.

Qui c’est ce Froid ?

Ce n’est personne.

Évidemment, qui se souviendrait de ce qu’il a appris en cours de physique ? Que le froid ce n’est rien en réalité, c’est la chaleur qui est quelque chose, l’énergie, le mouvement, les vibrations des atomes, que sais-je encore. Mais le froid ? Le froid n’est que le manque de tout cela, leur existence à un degré inférieur. Mon professeur de physique exprimait cela clairement et concisément : le froid n’est rien d’autre que la chaleur. Mais bien sûr moins de chaleur qu’une chaleur plus élevée. Ce qui distingue la chaleur du froid c’est que la première est plus chaude, mais le froid en réalité n’est pas plus froid que le chaud, il est seulement moins chaud. Voilà. Le chaud c’est quelqu’un. Mais le froid ?

On dit que le froid est mordant. Allons donc !

Il n’a pas de dents, il n’a rien. Il n’a même pas froid. Est-ce que quelqu’un a déjà entendu dire que le froid, en tant que tel, a froid ?

Mais les gens sont superficiels. Ils bavardent, ils prononcent des mots, sans chercher à savoir ce qu’ils signifient.

Ce Bandi par exemple, il entre dans ma chambre, ici où j’écris, il demande gaiement et avec conviction, comme une découverte, satisfait et en se frottant les mains au-dessus du poêle :

- Il neige ?

Je le regarde. Modeste et sérieux, je lui renvoie la question :

- Qui ça ?

- Quoi, qui ça ?

- Tu as demandé s’il neige. Moi je te demande qui est-ce qui neige. Si tu avais parlé de quelqu’un qui fait de la luge, tu ne te serais pas étonné si je t’avais demandé qui fait de la luge.

Et vlan. Il me regarde comme un imbécile, incapable de répondre.

Ce sont des gens comme lui qui colporte la rumeur qu’il fait froid.

15 janvier 1929

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Il n’y a pas de moralité à tirer de cette histoire. Ou s’il y en a une, c’est à vous de la trouver, je m’en lave les mains.[2]

On s’habitue à ses mendiants, abonnés réguliers qui reviennent se manifester régulièrement depuis des années ; il arrive par ailleurs que de temps en temps on ne règle pas sa note de gaz, sa note d’électricité, ou de façon totalement inattendue, on ne règle pas, mettons son assurance invalidité. Mais, dire à un mendiant : « écoutez mon ami, pour moi aussi les affaires vont mal, surtout aujourd’hui, il se trouve justement que… » , non, décidément, ce n’est pas possible.

À quel point cela est impossible, je l’ai justement éprouvé cet après-midi.

Je suis gentiment installé à la table du grand café où l’homme à la balle dans la tête s’approche. L’homme à la balle dans la tête reçoit naturellement chaque après-midi les cinq sous qui lui sont dus, il ne dit même rien, simplement il se plante à côté de la table et il attend. Comme aujourd’hui.

Je fouille dans ma poche ; tiens, diable ! Dans mon porte-monnaie je ne trouve aucune petite pièce, et apparemment j’ai oublié mon portefeuille à la maison.

La situation devient embarrassante.

L’homme à la balle dans la tête reste debout et attend, calme et modeste, mais son visage ne témoigne ni compassion ni compréhension. Je lui jette un regard de côté. Ses paupières cillent un coup, comme s’il avait tout de même un instant pitié de mon trouble embarrassé, mais l’instant suivant il semble endurcir son cœur par ailleurs plein de bonté. « Je regrette – puis-je lire dans son regard – je sais que c’est gênant mais tu en conviendras, mon ami, dans la grave situation économique présente je ne peux pas me permettre de te faire cadeau, ni même crédit, ne serait-ce que de cinq sous. Je regrette. On est sévère à mon égard aussi, on ne me fait pas de cadeau. Schenkt mir jemand ?[3] »

Je rougis. Je me lève. Je lui lance négligemment :

- Attendez une minute.

Je fais le tour du café. C’est bien le diable si je ne rencontre pas une connaissance.

Mais oui, bien sûr, Monsieur le Directeur de la banque. Me voici m’approchant de lui. Quand j’y arrive le courage me quitte – non, il est en train de lire, c’est ridicule – je devrais inventer une blague pour lui emprunter cinq sous. Mais je n’ai pas envie de blaguer, me planter devant lui et entamer des explications sur mon portefeuille oublié à la maison… Eh bien non.

Le préposé au café… L’ennuyer avec des histoires pareilles… Mais non, c’est impossible. Ça y est ! Le garçon ! On ne peut pas… Précisément devant la compagnie qui me regarde toujours avec tant de curiosité – je ne peux pas leur permettre d’avoir un aperçu sur ma vie privée.

- Votre serviteur, Monsieur !…

- Je me retourne.

Le mendiant unijambiste, mon cher ami, blagueur, bohème. Il jette sur moi un regard chaleureux et prévenant. Alors là je suis envahi d’un humour macabre.

- Vous tombez bien, au lieu de pouvoir vous donner quelque chose j’ai justement besoin de cinq sous !

- Mais bien sûr, Monsieur, voilà, je vous en prie ! – s’exclame-t-il gaiement.

Et il me les tend.

L’homme à la balle dans la tête m’attend toujours près de ma table. Austère, placide, implacable. Dieu merci, je peux quand même lui régler son dû. C’est bon tout de même d’avoir des relations quand on a des ennuis momentanés d’argent.

23 janvier 1929

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Ce serait trop pénible de blaguer là-dessus, ou de revêtir la pose d’un moraliste fustigeant la société et tonner là-dessus une épigramme – à la place de cela j’incline respectueusement mon drapeau devant la dame élégante que l’on prétend jolie, que j’ai aperçu ce midi dans la rue Váci.

Cette dame a inventé une chose qui ne serait jamais née dans mon esprit. Ni dans celui de personne d’autre, dans la mesure où je pense le savoir. Pourtant c’est simple. L’œuf de Colomb.

Plutôt qu’un prêche moral, j’ai l’honneur de saluer cette dame inconnue en tant que découvreur et inventeur, car elle a résolu et réglé une misère millénaire de l’humanité avec une merveilleuse légèreté.

La personne qui a un enfant en bas âge ou qui a déjà conduit un petit enfant dans la rue, ne trouvera pas exagéré que je parle de misère. Dans ce cas-là l’adulte marche penché sur le côté, courbé vers le bas, il serre péniblement le malheureux petit fauve qui hurle, dont l’âme de poulain proteste dans chacune de ses cellules. Tantôt il saute en avant, tantôt il tend le dos en arrière et se fait tirer, tantôt il arrache sa main de la vôtre, le temps de le conduire d’un trottoir à l’autre votre caboche nagera de sueur.

Eh bien, cette dame a longé la rue Váci droite, souriante et sereine. Elle portait un élégant manteau de fourrure, chargée d’un sac à main et d’un paquet – elle prenait son temps pour lécher les vitrines, pour saluer tranquillement tel ou telle.

Au premier abord personne ne serait aperçu que…

Mais à mieux l’observer, on découvrait qu’un mince et solide cordon de soie était attaché au poignet de sa main gauche, celle qui serrait aussi le sac à main. Au bout de ce cordon… au bout de ce cordon… tiens, qu’est-ce qu’on remarque…

Au bout de ce cordon, bouclé également à un poignet, on voit, un gai, sautillant, gambadant, émerveillé, courant en avant, en arrière… non, pas un gentil pékinois, mais un adorable petit bonhomme.

Mesdames et Messieurs, cette dame conduisait son enfant à la laisse !

Ne vous mettez pas aussitôt à crier inconsidérément au scandale ou à la mère indigne !

Pur préjugé. Il part de l’hypothèse fausse que dans le passé on ne traînait à la laisse que des animaux. Par conséquent traîner quelqu’un à la laisse, ce serait outrager effrontément la dignité humaine.

C’est ridicule. L’enfant est heureux, l’adulte est à l’aise, le problème est réglé – que voulez-vous de plus ? Après tout, le confort des personnes est tout de même plus important que celui des chiens – il était irraisonnable de laisser les animaux s’approprier ce privilège.

Et si cela blesse votre sensibilité, Mesdames, apprenez à votre chien à marcher sur deux pattes et conduisez-le, tenu par la patte – je parie à un contre cent que la mode s’inversera rapidement, et bientôt il sera plus chic de longer la rue Váci avec un enfant, qu’avec un doberman.

27 janvier 1929

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Mesdames et Messieurs, ou cette fois plutôt Mesdames, et Mesdames seulement, parce qu’ici il s’agira de choses qui curieusement, tout journaliste ou tout homme de bonne société peuvent en témoigner, intéressent surtout les dames.

Pourquoi seulement les dames ?

De prime abord on aurait tendance à s’imaginer que par la nature de la chose cela devrait être l’inverse.

Il s’agit en effet de… qui d’autre ? De Miss Europe. De Böske Simon[4], l’ondine du Balaton, qui à Paris, au forum traditionnel de l’aune de toutes les beautés, vient d’être reconnue comme la plus belle jeune fille de l’Europe, d’où, considérant que c’est l’Europe qui incarne la norme de la beauté corporelle sur le globe, il n’y a plus qu’un pas pour que nous puissions proposer pour aimable contemplation aux autres planètes de l’Univers la belle Hongroise sur un plateau décoré, en modèle de tout le genre humain, avec un ruban : "Miss Univers".

Comme je vous disais, on croirait que toute cette question passionnante, de même que ce résultat si flatteur pour nous, Hongrois, devraient éveiller avant tout l’intérêt et l’enthousiasme des hommes. Après tout, l’objectif et l’importance de la beauté féminine résident dans l’effet exercé sur les hommes et pour les hommes – elle s’adresse aux hommes, n’est-ce pas – si les hommes n’existaient pas, la beauté féminine n’aurait aucun intérêt.

Et pourtant, quand je regarde autour de moi, je ne vois ici presque sans exception que des dames enfiévrées.

J’ai discuté ce matin avec une quinzaine d’hommes, et disons, avec une quinzaine de femmes. Les quinze messieurs ont soulevé quinze sujets différents, selon leur position, leur vocation, leur ambition, leur opinion. Quatorze sur les quinze femmes m’ont demandé ce que je pensais de "Miss Europe". (À l’exception de la quinzième qui avait participé elle-même au concours.)

Que dire après cela ?

Si c’était un homme qui me posait la même question, je répondrais : comment savoir ? La première Miss Europe, dont on a jadis baptisé notre continent, fut enlevée par Zeus déguisé en taureau – je suis curieux de savoir si c’est déguisé en producteur d’un film américain ou en banquier européen que le Zeus de notre temps en fera autant.

Mais que dire aux dames ?

J’y suis.

Écoutez, Mesdames –  qui, toutes les quinze, m’avez assailli ce matin de votre question : « vous qui l’avez vue personnellement dites-nous comment elle est. » – Je vous déclare donc ceci, en guise de réponse à chacune :

Eh bien, oui. Je l’ai vue.

Est-elle vraiment si belle ?

Écoutez, Mesdames.

C’est une question de goût.

À moi, vous, chacune séparément, vous me plaisez davantage.

Vous me demandez quand même une réponse objective ?

Qu’allez-vous chercher ? Si elle est belle ? Ça ne lui suffit pas d’être la reine de beauté de l’Europe ?

Doit-elle en plus être belle ?

Bon, j’espère que vous êtes satisfaites.

14 février 1929

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Mesdames et Messieurs, pardonnez-moi de revenir encore avec une histoire d’enfant mais je collectionne dans cette rubrique les éclairs éphémères, personnels de l’instinct vital à côté desquels le journalisme contraint à des conventions et des formulations sans cesse récurrentes de "l’histoire du présent" passe trop souvent sans les entendre – et qu’y puis-je si ce sont surtout les enfants qui en sont les sources ?

Que pensez-vous de ceci ?

Je n’en suis que le passeur, c’est Ernő qui raconte.

Écoute, je rentre chez moi hier soir – je pousse un hurlement, Jésus Marie, qu’est-ce que c’est, une inondation, une fuite des canalisations, un tremblement de terre ?! L’appartement est sous l’eau, la cuisinière et la bonne pompent désespérément, elles vidangent l’eau, elles épongent. Que s’est-il passé ? Demandez plutôt à votre fils Jancsi, il est en train de chialer dans la cuisine. C’est lui, le fautif, pendant les deux heures qu’il a passées seul à la maison.

Qu’as-tu fabriqué, sale gosse ? Figurez-vous, il a ouvert le robinet de la baignoire, puis il l’a laissé couler pendant deux heures et pendant ce temps il est descendu faire de la luge. Comment as-tu pu ? Tu as oublié de fermer le robinet ? Et comment oses-tu aller faire de la luge de cinq à sept, quand tu devrais faire tes devoirs ?

Alors Jancsi a cessé de pleurer et, fier et obstiné, il a levé la tête : oui, justement, tout ça c’est à cause des devoirs, si tu veux savoir ! J’étais incapable de faire le calcul dans mon cahier. Quoi, fils parricide ?! Mais cette idiote de règle de trois. Voilà ce qu’ils disent : si une baignoire de deux mètres cubes se remplit par un tuyau de cinq centimètres de diamètre en une heure et demie, en combien de temps se remplira une baignoire de deux mètres cubes et demi par un tuyau de deux centimètres ? J’ai pensé : à quoi bon me casser la tête, notre robinet a précisément deux centimètres de diamètre, je l’ouvre et je verrai en combien de temps se remplira la baignoire, et je n’aurai qu’à écrire le résultat dans mon cahier, pendant ce temps je peux aller faire un peu de luge. Ce n’est pas de ma faute si la baignoire s’est remplie trop vite et c’était si bien de faire de la luge.

Alors, qu’en dis-tu ? – me demande Ernő.

Ce que j’en dis ? Un brave gosse. Ce n’est pas sûr qu’il devienne un Einstein, mais on peut lui prédire un grand avenir dans une carrière pratique, éventuellement politique ou militaire.

17 février 1929

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Gu’est-ze gue z’est, gu’est-ze gue z’est, ze d’est bas drôle, tout en même temps, la grippe et la vague de froid – une nouvelle ère glaciaire serait-elle sur le point de frapper ?

La nature devient hostile, elle déclare la guerre aux vivants. Après un cessez-le-feu de quelques jours voici une nouvelle attaque sur toute la ligne de front, une percée de Gorlice[5], avec des grands canons de moins trente-deux, des grêlons, un blocus, l’écrasement. Dans les bourrasques elle se fiche éperdument du fameux traité de paix postdiluvien, scellé par un arc-en-ciel, selon lequel elle est tenue de fournir hiver et été, printemps et automne, à intervalles réguliers.

Gu’est-ze gue z’est, gu’est-ze gue z’est – engage-t-on le combat ou ne l’engage-t-on pas ? Qu’y a-t-il avec ces fameux gaz, les escadrilles, les forces écrasantes dont aime se pâmer depuis dix ans le militarisme universel ? Nous ne sommes des héros que les uns contre les autres – l’ennemi extérieur nous surprend-il non préparés, aussi peu préparés qu’au temps de l’ère glaciaire ? Il paraît que des bombes à gaz ont été fabriquées avec lesquelles on pourrait détruire des villes entières, empoisonner l’atmosphère – l’air des hommes seulement, non celui des bacilles de la grippe ?

Gu’est-ze gue z’est, gu’est-ze gue z’est – nous en sommes réduits à nous défendre, à nous cacher, à battre en retraite, comme au temps des hommes préhistoriques – ou encore plus tôt ? Et de même qu’alors, nous serons les perdants dans la lutte pour la vie, c’est la nature qui nous contraint à nous rétrécir, et ce n’est pas nous qui modifions la nature ?

Tout est vain, l’avion, la radio, l’épanouissement prometteur du grand mouvement commencé au dix-huitième siècle qui reconnaissait la source de toute Existence en la Pensée humaine ?

On n’a qu’à tout recommencer ?

On peut se faire pousser de la graisse comme le phoque, de la fourrure comme l’ours – on peut se cacher sous la terre, sous l’eau, dans une cheminée percée ?

Vaine est la Pensée élevée, si ton nez et tes pieds tremblent de froid, l’attention concentrée dans ton cerveau abandonne son siège et se répand sur le donjon, dans les pores de ta peau frissonnante.

Et tu ne commences à retrouver ta conscience que bien enveloppé dans ta fourrure. Une fois réveillé, enrhumé, tu peux varier à ta guise le célèbre adage, en l’appliquant au dix-neuvième siècle :

Je pense, donc je suis.

Je me boutonne, donc je gèle. Je gèle, donc je me boutonne.

23 février 1929

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Écoutez, ainsi s’adressa à moi ces jours-ci l’éminent représentant de la maison d’assurance, tôt ou tard vous finirez par mourir. Vous êtes d’accord que cette belle somme inattendue tombera alors à pic pour vous. Prenez donc une assurance sur la vie.

Écoutez, lui ai-je répondu, je ne prends pas d’assurance sur ma vie. Je n’ai aucune envie de m’exposer à la déconvenue que je reste en vie, que l’assurance soit périmée, et que je touche une somme, alors que j’aurais touché le double si j’avais déposé mon argent à la banque pour des intérêts.

Écoutez, sourit l’employé, on y a pensé aussi chez nous. Prenez une assurance pour le cas où vous seriez en vie alors que votre contrat arrive à échéance, et que dans votre dépit de ne pas être mort vous seriez frappé d’apoplexie. Un supplément de deux mille dollars. Une excellente affaire.

Écoutez, lui ai-je répondu. Je ne m’assure pas pour l’apoplexie. Votre Maison peut, n’est-ce pas, elle aussi être frappée d’apoplexie, et alors moi je me trouve ici mort et pourtant non satisfait.

Écoutez, insista l’employé, assurez-vous dans ce cas pour l’éventualité où notre maison serait frappée d’apoplexie ou qu’elle ferait faillite et se trouverait dans l’incapacité de payer. Notre firme a une offre pour ce cas également, si vous le souhaitez. Contre un versement modique notre maison vous paye cinq mille dollars au cas où votre contrat serait périmé et notre maison ne pourrait pas vous payer.

Écoutez, ai-je répliqué, je suis très touché que vous ayez tout prévu. Seulement cette fois je vais vous laisser dans le pétrin : je ne signe aucun de ces contrats.

Écoutez, répliqua l’employé, à propos de pétrin, j’ai aussi d’excellents contrats à vous proposer contre la malchance.

Écoutez, ai-je dit, ne vous noyez pas dans les détails.

Écoutez, reprit l’employé, vous ai-je mentionné nos assurances contre les dégâts des eaux ?

Écoutez, ai-je éclaté, débarrassez-moi le plancher !

Écoutez, insista-t-il, avez-vous songé aussi aux cambrioleurs ? Vous feriez bien de vous assurer, vous me bénirez le jour où votre maison aura été visitée, un casse.

Écoutez, me suis-je calmé, arrêtons-nous là. Là, ça m’intéresse.

Les casses, ça existe.

Mais moi j’aurais besoin d’un type spécial d’assurance contre les casses.

Je vous en prie, dit-il, chez nous tout est possible. Exprimez vos souhaits.

Mes souhaits ? De quoi il s’agit ? De quoi d’autre ? Du nouveau décret sur la presse. Écoutez, je vous avoue confidentiellement que je suis un homme distrait. Il peut m’arriver à tout moment de dire ou d’écrire la vérité. Concoctez-moi une proposition anti-casse raisonnable pour le cas où, ayant dit la vérité, on me casserait la tête.

5 mars 1929

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On n’oublie pas seulement les rêves que nous faisons la nuit en dormant, mais aussi ce que nous rêvons éveillés, pendant que nous marchons, nous reposons, méditons. Nous les oublions – ou si nous ne les oublions pas, nous ne nous en vantons pas, ne les rapportons pas, ne les racontons à personne. Une sorte d’attachement à l’idée fixe têtue que nous sommes des adultes, l’infantilisme de ce genre de rêve éveillé nous gêne et nous préférons les nier même devant nous-mêmes : cela existe et c’est une réalité récurrente.

Je vais vous soumettre un de ces rêves parmi les miens.

Mon imagination se met en branle ordinairement dans un tram, un autobus ou autre moyen de transport public – c’est probablement l’enfant turbulent, cherchant toujours à jouer, qui sommeille au fond de moi, qui cherche à chasser ainsi l’ennui du voyage.

Le jeu démarre avec l’hypothèse que, disons, j’ai sauvé des flots la fille d’un maharajah. Le richissime maharadjah s’enquiert de mon souhait : la moitié de son royaume ou le trésor de Darius ? Et alors remonte en moi un désir du fond de mon enfance. Je demande seulement en toute modestie la permission de me transporter sur les boulevards illuminés pendant, disons, une heure et demie. Je devrais être suivi par un fourgon et dans chaque vitrine devant laquelle nous passerions je devrais pouvoir choisir un unique objet. Cet objet serait immédiatement acheté pour moi et chargé sur le fourgon.

C’est en cela que le jeu consiste.

Pendant le temps qui suffit pour que je fixe en moi l’image éphémère de la vitrine d’une boutique, je dois décider quel est l’objet que je choisis parmi les innombrables qui s’y entassent et que mes yeux sont capables d’inventorier. Comprenons bien : une hésitation attardée risque d’attirer la menace de rater pendant ce temps une vitrine suivante, où j’aurais peut-être pu choisir un article plus intéressant, plus à mon goût, mieux nécessaire ou plus amusant. D’un autre côté il serait tout de même fâcheux que dans ma hâte et craignant constamment que l’heure et demie touche à sa fin, dans une vitrine où se trouvent aussi des bijoux, des diamants, je choisisse seulement un cure-dents en maillechort.

C’est un jeu passionnant, qui entraîne l’esprit et aiguise l’attention. Et aussi instructif. Faute de temps pour raisonner, les objets choisis à la volée dévoilent même à moi de façon surprenante mes désirs les plus secrets.

En voici quelques-uns que mon esprit m’a réservés au cours de mon périple de ce matin.

Le modèle d’un transatlantique dans la vitrine d’une agence de voyages.

Un culbuto dans celle d’un marchand de jouets.

Un énorme coffre-fort.

Un morceau de gorgonzola.

Les contes d’Andersen.

Un demi-salami.

Des chaussures de luge.

Une jambe artificielle avec genou articulé.

Un étui à violon avec chronomètre.

Un berceau double pour jumeaux.

Une espèce de machine, je ne l’ai pas bien vue, moulin à café ou calculatrice.

Une demi-femme, de la ceinture vers le haut, en cire, dans la vitrine d’un coiffeur.

Un cercueil en bronze bordé d’argent.

10 mars 1929

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C’est lui, c’est lui, indubitablement, sans risque d’erreur, son identité est certaine.

Vous l’avez peut-être aussi rencontré, seulement vous n’avez pas osé croire que c’était lui. Mais moi j’en suis certain, j’ai de bons yeux, de bonnes oreilles et un bon nez. J’ignore quand il a pu arriver, en pleine nuit peut-être quand sommeillaient, tout endormis, dans l’arrêt, dans la gare, au poste frontière, au poste de contrôle des bagages, le contrôleur des passeports ou des douanes ou l’officier soupçonneux des services financiers dans leur bureau. Il a franchi les barrières, il est entré en catimini, imperceptiblement, et lorsqu’à l’aube ont commencé à ouvrir leurs yeux les vitrines des magasins, il était là en sifflotant, les mains dans les poches comme un insolent adolescent, un apprenti cordonnier insouciant, il a fait son apparition et s’est mis à flâner ouvertement au long des boulevards.

Moi en tout cas j’attire l’attention de la police sur le fait qu’il est là, qu’il est arrivé sans s’annoncer et qu’il séjourne dans notre capitale.

C’est à la tête de pont de Pest que je l’ai aperçu en descendant du tram. J’avais encore une jambe sur le marchepied, j’ai d’emblée été frappé par son odeur connue – j’ai pris une grande inspiration et regardé rêveusement autour de moi. Pas une odeur de parfum, oh non, pas question, ni Coty, ni Houbigan, ce n’est pas ça du tout, puisque si mon nez l’a tout de suite repéré, c’est parce que c’était différent de l’odeur dont est imprégné le manteau de fourrure de la démone d’horreur masquée en actrice de Hollywood, de celle que répandent son mascara pour les cils et son rouge à lèvres. D’ailleurs il ne s’agit pas exactement d’une fragrance. Il s’agit de quelque chose de plus cru, d’une odeur comme en ont l’air et les nuages, mais aussi la terre, oui, la terre, une odeur mêlée d’humus et de fumier, mais mêlée aussi à celle des fleurs et de la viande et de la brise et de l’edelweiss et de la neige sale qui coule dans les caniveaux.

J’ai ensuite aperçu son visage aussi pendant une seconde, lorsqu’il galéjait, il se dissimulait dans mon dos avant de s’envoler avec sifflement ironique – j’ai tout juste eu assez de temps pour lui lancer :

- Ho, ho ! Arrête-toi donc !

Avant de répéter :

- Je t’ai bien reconnu !

J’ai encore marmonné quelque chose, comme l’enfant réveillé d’un très long sommeil administré par la méchante ogresse avec une mauvaise eau-de-vie et le lait d’un pavot amer : il cligne des paupières, il balbutie des mots presque oubliés, il ne sait pas s’il doit pleurer ou rire. Mais Mademoiselle Printemps, après m’avoir chatouillé le nez d’un brin de paille, se balançait déjà quelque part sur jeune une branche d’un vieil arbre de Hűvösvölgy[6].

Si on ne procède pas à temps à son arrestation, de sérieux ennuis pourraient en découler. En moins de deux semaines une armée rouge, blanc, vert risquerait de jaillir du sol ; elle envahirait la région, elle occuperait nos squares et jardins ; les fleurs des arbres, des champs et des bosquets harangués risqueraient de se donner la main et de déclarer partout la terreur du bonheur !

14 mars 1929

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Bien sûr, évidemment je l'ai vu, c'était une photo très intéressante, ce n'est pas sans raison qu'elle a fait le tour des magazines du monde.

Einstein, célébrissime mathématicien, joue du violon. Il serre effectivement un violon entre ses mains, il fixe attentivement la partition, son jeu semble aussi virtuose sinon plus que celui de Laci Rácz[7].

Je viens de lire qu'on le verra aussi dans un film. Il sera acteur de cinéma.

Sur une autre photo on voit Bernard Shaw danser le charleston.

Sur une troisième Briand joue au golf, sur une quatrième Rabidranath Tagore lance sur la table un rami fullhand avec deux jokers. Mussolini crochète un napperon et Gandhi tue des punaises.

Néanmoins il est inutile de craindre que plus personne ne se consacre à des choses sérieuses. On trouve dans le dernier numéro de "Illustrated World Lunacy" une magnifique prise de vue montrant Josephine Baker en train d'examiner des bactéries sous un microscope et Mistinguett soignant des nourrissons. Tunney, le champion de boxe, est naturellement photographié dans sa bibliothèque, et Chaplin, lui, derrière son bureau, en train de travailler à son œuvre philosophique.

Pourquoi pas Einstein à son bureau et Tunney dans un gymnase ? Allons, ça n'intéresserait personne. Tout le monde sait se les imaginer tout seul.

Ceci attire mieux les regards, n'est-ce pas ? C'est comme si le monde entier était devenu la scène d'un grand jeu de "Chat perché", où chaque semaine on relance les gens, chacun doit courir en tous sens, puis, quand le photographe crie « stop ! », les joueurs se figent contre l'arbre le plus proche.

Le grand public adore ce genre de jeu.

À Berlin je me suis trouvé dans la salle de mille trois cent places de l’Orpheum bourré de monde, à la soirée d'un artiste peintre qui peignait avec le pied parce qu'il n'avait pas de mains. Il peignait là sur la scène puis vendait ses tableaux très cher. Au même moment mourait un grand peintre dont les œuvres ont été retrouvées après sa mort par le directeur d'un musée de beaux-arts ; elles y sont toujours, elles prennent la poussière à la cave.

Oui mais, pensez-vous, peindre avec le pied ! Ça, c'est de l'art ! Peindre avec la main – où est le sensationnel là-dedans ?

Moi je vais vous montrer comment il faut récolter un succès mondial, même dans mon modeste métier.

J'ai l'honneur de vous annoncer que j'ai écrit le présent article debout sur la tête, naturellement pas avec la main, mais avec le genou. Et les pensées contenues là-dedans, je ne les ai pas inventées avec mon cerveau, mais avec... qu'en pensez-vous ?

Vous pourrez tous admirer ma photographie dans le "Sensation Magazine" américain en cent millions d'exemplaires.

21 mars 1929

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En traversant la rue quelques personnes attirent mon attention : elles se retournent, il y en a qui s’arrêtent, qui guettent vers le haut, puis passent.

Un mur aveugle haut de six étages, érigé au bout d’un terrain vague. Un énorme rectangle sur le bord supérieur du mur – surface publicitaire qu’une entreprise s’est réservée, en attendant que l’immeuble soit construit sur le terrain et qu’il fasse disparaître ce mur.

Une poutre au sommet. À cette poutre pend une corde, et à la corde pend un jeune gars, il la serre avec ses jambes, il a peut-être seize ans. Jeune peintre en bâtiment, peut-être encore un apprenti. Un seau dans une main, un pinceau dans l’autre – il peint la bordure du panneau publicitaire, bien régulièrement, en rouge.

Il évoque une libellule sur l’énorme plaque blanche de ce mur, une guêpe perdue – le vent balance la corde avec lui, le vent qui remue la poutre.

Un tel spectacle met forcément mal à l’aise quelqu’un qui est sujet à des vertiges, cela lui fait bourdonner les oreilles – moi-même je n’ai rien d’un acrobate, pourtant je n’arrive pas à en détacher mon regard. Quel gaillard formidable !

Encore que de nos jours…

On voit de drôles de choses au cinéma. Sur le toit d’un gratte-ciel de trente étages, sur une barre de fer qui dépasse, un acteur fait le poirier. Nous nous rappelons aussi Blondin qui a traversé les chutes du Niagara en dansant sur une corde – et alors les acrobates !

Sans même parler des aviateurs qui volent la tête en bas, ou des parachutistes.

 J’imagine qu’un enfant d’aujourd’hui sourit dans ses moustaches quand on lui raconte à l’école les exploits d’Hercule et de Thésée. Le professeur, impuissant face aux programmes scolaires qui règnent toujours sans partage, glorifie avec enthousiasme l’époque des héros – mais l’enfant, s’il a une petite jugeote, ajoutera dans sa pensée : quelle époque de lâches, de pantouflards devait être celle où on faisait tant de tralalas à quelques exemples très moyens d’un courage ordinaire. On qualifiait de demi-dieux immortels ces quelques messieurs qui aujourd’hui devraient énormément se fatiguer pour se faire embaucher dans n’importe quel cirque.

Moi-même, je m’étonne moins de la témérité du gamin peintre en bâtiment, que de l’indifférence du public.

Et pourtant je suis douloureusement traversé par une pensée, celle de la banalité dans laquelle Hercule et ce brave garçon ne sont qu’un.

Si sa mère le voyait !

Comme si j’entendais un cri étouffé.

28 mars 1929

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Mesdames et Messieurs, j’ai traversé la scène.

C’était très particulier, je n’ai jamais entendu une chose pareille.

Je me rends le soir au théâtre, je dois rencontrer un comédien, j’ai quelque chose à régler avec lui. N’étant pas du métier, on peut comprendre que j’aie parfaitement oublié que je me trouvais dans un théâtre. Mon affaire réglée, tel que j’étais, en pardessus et en chapeau, je me dirigeais vers la sortie. Ne me suis-je pas perdu dans tous ces couloirs ? Il y en a tant dans les parties intérieures de cette maison ! Tout à coup je me rends compte que je suis entouré de toutes sortes de décors rangés ou suspendus. Tiens, je me dis, ce doit être l’entrepôt des accessoires, mais par où est la sortie ?

Je tente à gauche, je tente à droite dans ce labyrinthe – je tombe sur un petit garçon stupide qui traîne par-là, qui ne dit rien, et moi j’ai honte de lui avouer que je suis un étranger sur les lieux.

Tiens, dis-je, un décor de chambre parfaitement agencée – ce doit être préparé pour l’acte suivant, apparemment ils ont une scène qui tourne.

Devant ce décor de chambre une sorte de couloir surélevé comme de coutume, avec une porte et une fenêtre.

Je jette un coup d’œil par la porte, je revois dans la chambre le même comédien assis sur une chaise avec qui j’avais à faire quelques minutes plus tôt, il fume nerveusement une cigarette. Je vois, assise sur un sofa, une comédienne de mes connaissances, ils se querellent. Le comédien explique quelque chose, très furieux, elle lui répond que ça ne le regarde pas et elle hausse les épaules.

Je suis sur le point d’avancer vers lui, allègrement, j’ouvre la bouche, je veux lui dire « salut Loulou, tu te rends compte, je suis encore ici ! Je ne veux pas te déranger, dis-moi seulement comment je trouve la sortie, ah, mes hommages, Chère amie, allons ne vous disputez pas comme ça ! »

Je vois les yeux de Loulou s’exorbiter, il me fixe stupéfait. Moi aussi je prends peur, je regarde autour de moi, je vois qu’il manque un quatrième mur dans la pièce… et au-delà de ce mur manquant…

Jésus Marie ! Mais je me trouve en plein sur la scène !

Je ne dis plus un mot, je fais demi-tour, je vise la première porte et je déguerpis aussi vite que je peux.

Alors. Je vous prie de m’excuser, il est vrai que je ne suis qu’un écrivain distrait. Mais je ne suis pas le seul fautif. Ces maudites pièces naturalistes qui représentent la vraie vie ! Deux comédiens qui se querellent dans une chambre – comment aurais-je pu soupçonner que j’étais sur une scène ?

Tant pis, le public de cette représentation exceptionnelle n’aura qu’à garder cette expérience troublante, incompréhensible : au milieu du deuxième acte d’une pièce habituelle, naturaliste, représentant la vraie vie, un personnage mystérieux, un peu pâle, est apparu en chapeau et pardessus, il a traversé la scène puis a disparu, et il n’a plus été question de lui.

Peut-être était-ce le destin.

19 avril 1929

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Cest bien vrai, ce n’est pas rien de jouer du piano pendant soixante-douze heures comme ce vieux monsieur à Vienne qui, par-dessus le marché, a fini frais et gai sa production record, sans laisser paraître la moindre trace de fatigue. L’organisateur du spectacle, lui, il a fallu le ramasser à la petite cuiller. (Je ne suis pas en mesure d’estimer à sa valeur l’autre record, celui de l’épouse du champion qui a répondu du tac au tac aux journalistes, qu’elle a parlé tout aussi longtemps à son mari pour qu’il ne s’endorme pas. Il y aura certainement d’autres hommes comme moi, ou d’autres maris qui seraient davantage enclins à considérer comme un record si une femme pouvait se taire pendant soixante-douze heures, pour que son mari puisse dormir.)

C’est certainement une performance honorable, et si l’on pouvait mesurer l’art selon la durée, Monsieur Ledowsky aurait largement battu Dohnányi, Paderewski et les autres. La question est seulement, et apparemment c’est de cela que tout dépend : est-ce que Monsieur Ledowsky a mieux joué du piano à la fin des soixante-douze heures qu’au moment de commencer ? Parce que sinon, alors il est effectivement indifférent du point de vue de l’art qu’il ait passé les trois jours et les trois nuits à jouer du piano ou à éplucher des pommes de terre.

J’ai l’impression que celui qui sait jouer du piano, n’en est pas capable aussi longtemps – et celui qui en est capable, ne joue pas bien.

Car…

Le même jour où j’ai lu dans le journal le récit de ce record, quelqu’un m’a raconté une petite histoire, inconnue de la presse. Mon interlocuteur l’a observée personnellement et je l’ai félicité parce que c’était très bien observé.

Il s’agit d’un pianiste de cinéma, autrefois fils de bourgeois, sorti de l’académie de musique, destiné à une brillante carrière. Il a mal tourné, il a abandonné, il est devenu pianiste de cinéma. Notre ami, se préparant à voir le film, a remarqué que ce brave garçon, avant de se mettre au piano pour servir la musique d’accompagnement du film sentimental intitulé "Le taureau des prairies", se fourrait régulièrement du coton dans les oreilles.

Il est incapable d’écouter ce qu’il joue – ses oreilles sont celles d’un véritable artiste, elles ne supportent pas ce que produisent ses mains inaccomplies, dévoyées.

Si je savais pianoter la différence entre l’art de ce dernier pianiste et le jeu de ce Monsieur Ledowsky qui écoutait son propre jeu pendant les soixante-douze heures – alors je ne saurais pas jouer du piano pendant soixante-douze heures.

28 avril 1929

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En entendant la petite histoire qui suit, c’est le souvenir du poème célèbre de Mihály Szabolcska[8] qui remonte en moi, le poème sur les Hongrois de Paris, au café où ils éclatent en sanglots lorsqu’un Tsigane bien de chez eux entame "L’auberge de Kondoros"[9] au violon – et les braves Parisiens, curieux, s’étant fait traduire les paroles de la chanson, n’en finissent pas de s’étonner : « qu’est-ce qu’il y a à pleurer sur ce que le troupeau fait la sieste là, quelque part, près de l’auberge, près de l’auberge ? ».

Une dame de nos connaissances raconte.

Lors de notre long périple méridional, nous avons embarqué près de Gibraltar. Quelques heures plus tard les côtes ont disparu et l’infini de l’Océan Atlantique s’offrait à nos yeux.

C’était le soir, j’étais assise au bout du pont arrière et j’ai été prise d’une sorte d’angoisse de déracinement – s’agissant d’une immensité, vous ne prendrez peut-être pas pour une maladie si j’appelle cela la phobie de l’espace.

Les quelques Anglais, Français, Espagnols du Brésil, cette compagnie de circonstance dont nous avions fait la connaissance, n’étaient pas de nature à compenser l’état de manque dont le véritable nom a jailli en moi quelques minutes plus tard.

C’était comme si la planche de salut d’une voix amie rieuse, encourageante avait émergé devant moi pour que je m’y accroche, dans la torpeur d’un cauchemar oppressant.

Une chaude voix d’homme perce l’obscurité depuis la proue du bateau. Elle fredonne quelque chose, d’abord seulement sans texte, puis avec des paroles. Tiens… !

 

« La chanson vole chez les fileuses

Mon Dieu, quand je l’écoute… »[10]

 

Un compatriote !

Je le rejoins aussitôt – c’est un simple matelot.

- Comment vous appelez-vous ?

Il me regarde sans comprendre, il hoche la tête. Déçue, je lui demande en anglais s’il n’est pas hongrois.

Mais non. Il ne l’a jamais été. D’où m’est venue cette idée ? Et puis… euh… qu’est-ce que ça veut dire hongrois ?

Maintenant c’est à moi que les yeux sortent de la tête.

Vous ignorez ce que vous chantiez ?

Je ne l’ignore pas. Un chant mélodieux. J’ai une excellente oreille, je l’ai appris.

Vous ne saviez même pas que les paroles étaient en hongrois ? Vous ignoriez que la personne qui vous l’a appris était hongroise ?

Ce n’était pas une personne.

Mais qui ?

La radio. Le chant est passé deux fois hier, dans l’entrepont. Je l’ai retenu.

Gonflé de reconnaissance et de fierté, je fais savoir au Studio hongrois que dorénavant les troupeaux de bœufs et de chevaux paissent et siestent bien non loin du café parisien et du bord du navire transatlantique.

5 mai 1929

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Mesdames et Messieurs, je vous propose encore un petit conte d’enfants pour adultes.

Gida a quatre ans. Gida est un chenapan turbulent aux yeux noirs, têtu, un coquin vif d’esprit, qui se méfie des grandes personnes. (Et il a raison.)

Gida pose tout le temps des questions, il s’intéresse à tout, mais aussi il vérifie à fond les réponses par des questions croisées parce qu’on ne la lui fait pas. Il s’est tôt rendu compte que nous adultes avons édifié ici un monde miniature adouci, adapté pour la jeunesse, à la place du monde vrai, alors que l’original est bien plus intéressant et plus facile à comprendre que ces transformations.

Donc.

Gida a récemment compris que la marche du monde se règle selon certains rythmes récurrents, de façon obligatoire, et que tout ce qui est vivant et tout ce qui est inerte est subordonné à ces règles. L’été suit le printemps, puis il est suivi par l’automne et par l’hiver, et qu’il n’est pas question d’inverser cet ordre des choses à notre guise.

- Et cela, me revoit-il en réfléchissant, quand je le lui explique, c’est toujours comme ça ?

- C’est toujours comme ça, Gida.

- Et… c’est ce qui fait que l’homme devient de plus en plus vieux ?

- Exactement, Gida. Quatre saisons font une année et quand l’année passe, commence une nouvelle année, et l’enfant grandit.

- Jusqu’à quand est-ce qu’il grandit ?

- Jusqu’à devenir grand.

- Et ensuite ?

- Ensuite il ne grandit plus, il vit seulement encore un temps, et à la fin il meurt. Toi par exemple, tu as été un petit nourrisson, maintenant tu es un petit garçon, ensuite tu seras un grand garçon.

- Et après ?

- Après tu seras un jeune homme, puis un homme, ensuite un homme d’un certain âge, puis un homme âgé, ensuite vieux, puis un vieillard.

- Et après ?

- Après tu mourras.

Gida réfléchit, les yeux plissés. Tout à coup il pousse un cri de victoire.

- Holà, tu en as oublié un !

- Quoi donc ?

- Électricien, mon ami ! – rétorque Gida, comme m’ayant pris sur le fait.

- Électricien ? Comment tu vois ça ?!...

- Ben, on doit d’abord être un électricien, avant de mourir, non ?!

 

*

 

Il a raison après tout. Bien que l’électricité n’ait pas figuré jusqu’à présent parmi les âges de la vie. Mais probablement ce n’est pas bien que tant de gens meurent parmi nous sans avoir expérimenté le sentiment d’avoir été empereur de Chine ou électricien.

12 mai 1929

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Le Docteur Homme Intègre, de la planète Mars, qui récemment nous a rendu plusieurs visites en sa qualité de collaborateur du quotidien martien Sobre Discernement, afin de collecter quelques données pour la rubrique de pathologie mentale, m’a interpellé aujourd’hui dans la rue, juste au moment où je voulais monter dans un tram. Il m’a demandé, un carnet de notes à la main :

- Dis-moi s’il te plaît ce que c’est ?

- Quoi donc ?

- Cette armoire sur laquelle tu veux monter.

- Que veux-tu que ce soit ? Un tramway. Tu ne connais pas ce moyen de transport ?

- C’est un moyen de transport ? Intéressant. Je croyais que c’était une tirelire d’hommes.

- Une tirelire d’hommes ? Tu as perdu la tête ?

- C’est peu probable, bien que ce soit le quatrième jour que je profite de l’hospitalité de votre planète. Mais chaque jour j’apprends quelque chose de nouveau. Voilà quelques décennies, lors de mon dernier passage sur la Terre, j’ai vu des moyens de transport urbain, mais alors on était encore en mesure de reconnaître le but original de cet outil et son application, dans la variante conforme aux circonstances. En été, le tram consistait simplement d’une planche plate, ordinaire, montée sur quatre roues, avec quelques sièges fixés dessus – quatre montants aux quatre coins de la planche soutenaient un toit. Ce genre de tram avait l’agrément qu’on pouvait y monter ou en descendre de tous les côtés. De plus, il était aéré, simple, bon marché, pratique. Depuis ce temps, comme je le vois, la technique et l’idiotie ont grandement progressé. Ces trams et autobus d’aujourd’hui, plus onéreux, et d’un goût plus évolué, sont construits comme autant de boîtes à bijoux de valeur, cassettes en fer ou coffres-forts. On pourrait très bien transporter dedans des explosifs, voire des chiens enragés. Ils ont un orifice qui suffit tout juste pour qu’un homme s’y glisse – à l’instar d’une tirelire ou d’un automate de buffet où la fente permet exactement d’y glisser une pièce de vingt fillérs. Quant à la tirelire et à l’automate, je comprends la chose, là ce qui compte c’est que la pièce de monnaie ne puisse pas en tomber si on le secoue. Mais que craint-on dans le cas des hommes ? Pourquoi faut-il les laisser monter et descendre un à un, les doser au goutte-à-goutte comme des médicaments, pour que le mouvement dure plus longtemps, et pour rendre aussi compacte que possible la foule autour de la porte ? J’assisterais volontiers à une conférence clinique sur ce sujet.

19 mai 1929

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La semaine du livre a eu lieu comme ont eu lieu les différentes "journées", celles des enfants, celles de l’aviation, celles du moteur, celles des fleurs et ainsi de suite. L’été est arrivé, on n’aime plus déambuler dans les rues, le terrain de ces mouvements de foules.

Quant aux enseignements à en tirer, ils sont d’un côté très encourageants. Ils ont démontré qu’avec une pression douce il est possible d’habituer le public à s’intéresser, à se cultiver, à pratiquer la bienfaisance, à acheter – c’est un grand enfant à qui il est possible d’administrer des médicaments, il suffit de tenir la cuiller près de ses lèvres. Par exemple, qu’on me dise ce qu’on veut, j’ai vu l’Acheteur de mes propres yeux, parole d’honneur. J’ai des témoins, il était là, près de la tente où, nous étions une trentaine, nous piétinions, des écrivains, des éditeurs, des libraires – il s’est approché et il a acheté. Bien sûr, je ne suis pas arrivé à l’aborder, un homme aussi illustre est irrémédiablement entouré, mais lui, il discutait si gentiment et aussi aimablement avec tout le monde que n’importe quel écrivain ou artiste. À Zsiga, à Feri et à Miska[11] il a même tapoté l’épaule et leur a demandé comment était la récolte. Je vous dis, il était tellement aimable, simple et direct que j’ai rassemblé mon courage, je me suis frayé un chemin et je lui ai demandé un autographe. Il me l’a donné, il a souri et gentiment il m’a pincé la joue, petit coquin, écris-nous quelque chose de bon, m’a-t-il dit, d’accord,  j’essaierai, je lui ai répondu. Au revoir, Monsieur Acheteur.

Stimulé par ce succès, je recommanderai une dernière journée.

On pourrait l’appeler journée de l’alimentation, ou journée du déjeuner.

Comment je l’imagine ? Très simplement.

On entend à tout bout de champ dire que beaucoup de gens refusent de manger, de déjeuner, de dîner. Veulent-ils épargner leur argent ou quoi ? S’il vous plaît, tous ces marchands de produits alimentaires et restaurateurs vont faire faillite.

Il convient d’installer de grandes cuisines dans la rue. De grands chaudrons pour y faire mijoter des plats, installer des tables aussi pour que les gens s’assoient autour.

Et il convient de contraindre les passants, oui, je dis bien les contraindre avec de belles paroles ou la force, de s’asseoir et de déjeuner, non mais des fois ! C’est tout de même inouï qu’ils ne veuillent pas déjeuner.

S’ils ne veulent pas de pain, qu’on leur donne de la brioche !

26 mai 1929

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Comment faire pour m’arrêter de fumer, parce que ceci et cela. La nicotine est bel et bien un méchant poison, elle attaque surtout les vaisseaux : tension artérielle élevée, artériosclérose précoce, problèmes cardiaques et patati et patata.

Oui, Docteur. Vous avez tout à fait raison. Je m’arrêterai.

Bien que je n’aie pas bien compris ce favoritisme. Pourquoi est-ce justement moi qui devrai m’arrêter ? Tout le monde fume, or si la nicotine est effectivement nocive pour l’homme, et c’est bien connu, alors le fait que les gens fument quand même signifie manifestement que l’humanité et la société ont passé un accord tacite, un contrat avec la vie, ou plutôt avec la mort : tu me donnes tant et tant de fumée, pour distraction, pour illusion, pour narcotique – moi je donne en échange quelques années de ma vie, du bout de la vie qui de toute façon n’est pas la meilleure part.

Même si personnellement je n’étais pas convaincu des avantages d’un tel contrat pour ma personne – est-il convenable de me soustraire à quelque chose que la majorité a décidé ?

Il y a des choses comme ça.

Le tabac, c’est l’État qui le vend, avec un droit exclusif.

Est-il convenable que je nuise aux affaires de l’État ? Même si c’était mon intérêt. Et ceci d’autant moins.

C’est comme si je voulais me soustraire à une obligation étatique qui, même non inscrite dans la loi, existe néanmoins.

Tomber au champ d’honneur est une chose saine, cela raccourcit nettement la durée de la vie. Un gentleman, un bon patriote ne se fait tout de même pas exempter, si l’État a besoin de lui.

Et puis…

Supposons que j’arrête de fumer. Pendant une année je souffrirais forcément affreusement, je serais en manque de cigarettes, je m’habituerais à un tas de produits de substitution desquels je devrais ensuite me déshabituer les uns après les autres au long des années suivantes. Et puisque j’aurai arrêté de fumer, il me manquera dans la vie quelque chose dont je devrai me déshabituer et je souffrirai de ne plus souffrir dans l’organe dont on m’a amputé. À l’instar du Juif de jadis qui gémit toute la nuit dans le wagon-lit : j’ai soif, j’ai soif, jusqu’à ce que ceux qui ont besoin de dormir finissent par lui apporter de l’eau – mais après il ne cesse toujours pas de gémir, il crie : comme j’avais soif, comme j’avais soif !

Que vaut la vie sans désir, sans combat, sans tabac ?

Elle ne vaut pas pipette.

Mais j’arrêterai quand même. Et comment !

Je me décide fermement. Comme ça ! Je ferme les yeux et je me décide.

Sauf que décider me fatigue.

Je me sens tout chose.

Je dois me reposer, je dois allumer une cigarette pour me remettre en forme.

9 juin 1929

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Je faisais récemment une lecture à la radio, c’est là que j’ai pensé à ça : pour  faire une lecture à la radio, on reste dans une solitude à la Robinson, hermétiquement enfermé dans une pièce, derrière une table, devant un cube d’enregistrement – des signalisations indiquent quand commencer, où s’arrêter.

Personne ne me voit, je suis seul, une voix dans l’espace, comme aimait dire autrefois mon admirable ami Dezső Szomory, avant même l’invention de la radio, et il avait raison.

Mais l’étrange, c’est que cela ne nous satisfait pas. Pendant que je fais ma conférence, je me surprends : à certains endroits du texte je me mets à gesticuler, à jouer la comédie, à produire toutes sortes de grimaces. Bref, je fais du théâtre de la même façon que quand je suis assis devant le public où on illustre la parole avec des mouvements.

J’en ai honte, je me fourre les mains dans les poches pour continuer. Eh bien, ça ne marche pas. La voix aussi devient plate et incolore si je n’agite pas les pieds et les mains pour accompagner ma gorge et mes poumons.

Moralité :

La parole vivante est plus directe, plus authentique, non seulement à cause de la présence du public, mais aussi parce que je me prête au jeu plus sincèrement et cela m’inspire.

C’est pareil quand j’écris. Si une chose simple, spontanée et naturelle me vient à l’esprit, très souvent je produis une mimique et des gestes : halte là, les enfants, écoutez, on n’y avait jamais pensé ! Mais je ne peux faire de geste qu’avec la main gauche, la droite en est empêchée, elle tient le stylo ou tape à la machine, je suis enchaîné à la feuille de papier.

À quel point c’était plus facile pour les anciens rédacteurs péripatétiques, dans le jardin d’Académos !

Faites quelque chose avec la radio et le cinéma.

Ce sera magnifique, n’est-ce pas, quand à la place des livres et des journaux chacun portera une petite boîte dans la main. En y jetant un coup d’œil, on y verra l’écrivain ou le journaliste qui, les yeux écarquillés ou clignés, la bouche grande ouverte ou les lèvres pincées, racontera son histoire en larges gestes. On verra le météorologue qui, les larmes aux yeux, les paumes retournées, chuchotera : Mesdames et Messieurs, on doit s’attendre à du mauvais temps pour demain.

16 juin 1929

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Le jeune homme visionnaire, jeune chevalier des rêves, Héros des Mirages, celui qui a su rêver les choses, les voir dans ses rêves et dont les rêves se réalisent – le jeune poète, prince fabuleux et Lohengrin, comme cela s’impose, est un jeune homme blond aux yeux bleus, tel qu’on en voit dans les anciennes estampes allemandes – c’est toujours comme ça que j’avais imaginé Onéguine qui rêvait d’Elvire et aimait Tatiana, et dont l’oncle menait alors une longue et belle vie à Odessa.

- Monsieur – m’interpella-t-il, avec dans ses yeux nébuleux la lueur visionnaire d’un pressentiment plus fort que la foi – Monsieur, je vous ai rêvé cette nuit. J’ai fait un rêve prémonitoire. Pardonnez-moi de m’adresser à vous, ne m’en veuillez pas, mais je vous connais de vos écrits, je sais que vous me comprendrez, alors qu’un citoyen ordinaire ne me croirait pas.

- Parlez, jeune homme, lui ai-je répondu pour l’encourager. Parlez, je vous comprendrai. Je sens moi aussi que je fais partie de ces rares personnes qui, agenouillées sur les pois durs et rigides de notre époque, font de beaux rêves. Dans leurs rêves ils entendent la parole du futur, qui rajeunira notre vieux globe, et qui donnera libre cours à la pensée cachée, dans la poussière maudite des époques démolies. Dites-moi, qu’avez-vous rêvé ?

- Dans mon rêve, dit le jouvenceau, je vous ai vu tel que je vous vois maintenant, parce que je me suis un peu assoupi avant le match. J’ai vu Kalmár qui démarre, et qui à la fin des trois premières minutes, mais exactement dans la troisième minute, tel que cela s’est passé dans la réalité, il a couru et le gardien de buts s’est précipité vers lui et il a fait une robinsonnade, mais sans pouvoir l’arrêter, et alors Kalmár a disparu de ma vue, mais j’ai vu que le ballon est entré, et l’Hungaria a déjà gagné le match du championnat. Et j’ai poussé encore un grand cri dans mon rêve, si fort qu’on est entré et on m’a demandé si j’avais un problème… Et alors je suis venu ici au stade et je vous jure que j’étais sûr, absolument sûr qu’à la troisième minute Kalmár marquerait.

Mère, les rêves ne mentent pas.

23 juin 1929

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Allons, allons, ai-je dit à Pauvre Homme, en compensation parce que cette fois par hasard je n’ai pas pu l’aider de cette petite somme, allons, allons, lui ai-je dit.

Allons, allons !

La chose n’est pas si grave que vous le voyez. Haut les cœurs ! Allons, allons !

Eh oui. Une peu de crise économique. C’est ce que nous avons. Tout coince un peu. Mais pas du tout comme ci et comme ça, qu’ici seul un gros lot pourrait nous tirer d’affaires, qu’ici il n’y a aucune opportunité de travail, il n’y a pas d’argent, pas de secours, on n’a plus qu’à crever, et des phrases comme ça, que ça ne valait pas la peine de naître dans cette époque – autant de discours pessimistes, défaitistes.

Vous croyez peut-être qu’en d’autres temps ce n’était pas pareil ? C’était pire. Par hasard. Imaginez par hasard que vous naissiez dans l’Antiquité, par exemple. Vous auriez pu trimer toute la journée, construire une pyramide, pour des prunes, jusqu’à crever de faim, excusez-moi. Ou au Moyen-Âge, ou au temps d’une de ces tyrannies, qu’est-ce que j’en sais, au temps d’une de ces oppressions.

C’est une époque très bien actuellement. Par hasard. Un temps de démocratie. Libre entreprise. Un état idéal. D’accord, on ne considère pas les gens comme égaux, comme dans ces révolutions tarabiscotées où égalité signifie que tout le monde peut crever à égalité – mais chacun a une chance égale. Libre entreprise. Tout le monde a le droit de se présenter sur la ligne de départ de la compétition, peut réussir, peut se battre. Chacun n’a qu’à prouver ce qu’il sait faire, ce qu’il vaut. Oui, il y a des riches et des pauvres – en revanche tout le monde peut devenir riche s’il en a les capacités.

Vous dites que c’est une question de chance et pas une question de talent ?

De chance, c’est entendu. Je m’en fiche. En tout cas, il est déjà bon de savoir qu’en cas de succès je peux réussir, plutôt que n’avoir aucun espoir d’avoir éventuellement de la chance.

Oui. Le gros lot.

D’accord, qu’il y ait un gros lot.

Tirez le gros lot !

Comment doit-on faire pour tirer le gros lot ?

Pas de méthode. Comme on veut. Il n’y a qu’à attendre qu’on tire votre billet.

Que dites-vous ? Vous n’avez pas de billet ?

Alors là, mon ami, sans billet vous ne tirerez pas le gros lot. Il faut acheter un billet.

Combien il coûte ? Cent vingt pengoes pour un entier, si je me rappelle bien.

Mais non – vous m’avez mal compris ! C’est le prix du billet. Vous croyiez que pour ce prix vous achèteriez le gros lot ?

Bon alors, on ne peut rien pour vous.

7 juillet 1929

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On peut constater avec plaisir que le culte des automates, que les guerres et les crises de petite monnaie ont fait reculer pour un temps (j’entends par automates toutes les machineries dans lesquelles on jette une pièce en haut et on récupère quelque chose en bas), a pris un nouvel essor et s’est mis à fleurir, depuis que la circulation des petites pièces métalliques régulières est repartie.

Il existe de nouveau des buffets automates, des pèse-personnes automates, des téléphones automates, des stations d’essence automates, des distributeurs de billets automates, et ainsi de suite.

Tout le monde aime les automates. Un automate est propre et fiable et simple, on n’est pas obligé de se mettre en contact avec un préposé, une demoiselle, un fonctionnaire – avec un écran vivant, un intermédiaire, bref, avec un congénère dont la science moderne a beau affirmer qu’il est en substance la somme d’automatismes autrement plus compliqués, chez nous ce n’est pas cette substance que l’on ressent, mais plutôt le phénomène secondaire que pendant leur fonctionnement ces préposés sont désagréables, brutaux, nerveux et maladroits.

Avec un automate on n’a aucun problème. L’automate exécute sans rouspéter et sans colère la seule chose qu’il s’est engagé à assumer – le reste n’a pas d’intérêt. Un automate de sandwich ne te fera pas ressentir que lui, en réalité, il était né pour devenir une machine rotative ou un sous-marin, c’est à cela qu’il se sentait du talent, et que s’il te sert, c’est seulement par compassion et par mépris, parce que momentanément il n’a pas trouvé d’emploi plus intéressant.

L’avenir est à l’automate. Et même…

Je ne suis pas un utopiste fantasque comme ce Karinthy qui dans une de ses nouvelles a développé sa crainte que les machines entament un jour une vie autonome et se mettent à régner sur la nature et sur l’homme.

L’homme d’aujourd’hui sent déjà inconsciemment la supériorité de l’automate. Je peux illustrer cela par un exemple effarant, éblouissant.

Dans un faubourg de province j’ai vu un automate sur la place du marché. Il fallait jeter dedans une pièce de vingt fillérs en haut, un chocolat sortait en bas.

Je me suis renseigné : comment est-il parvenu ici, au milieu de cette place ? À l’examiner de plus près, j’ai compris son secret.

Mesdames et Messieurs, dans cet automate il n’y avait pas de mécanisme. Un homme vivant était assis à l’intérieur. Avec une main il attrapait en haut la pièce que l’on introduisait et avec l’autre main il sortait par en bas la marchandise.

Un être vivant qui s’est rendu compte que l’enfant de notre temps fait déjà davantage confiance à la machine qu’à l’homme. Un être vivant qui a compris qu’il valait mieux se déguiser en machine s’il voulait gagner sa vie. Un être vivant qui fait le mort  pour ne pas mourir de faim.

14 juillet 1929

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Mesdames et Messieurs, je vous raconte cela en passant parce qu’il m’est venu à l’esprit de méditer là-dessus. Ma méditation ne conduit nulle part – ceux qui en ont envie peuvent faire route avec moi. Arrive ce qui doit arriver, méditons ensemble, camarade.

Chacun connaît la célèbre roue géante de Vienne, que les Autrichiens, incultes au point de ne même pas parler le hongrois, appellent Riesenrad. Le sagace lecteur a probablement déjà deviné qu’il s’agit d’une grande roue. D’une roue très grande, la seconde plus haute construction d’Europe après la Tour Eiffel. Sur ses rayons pendent des nacelles, les gens y prennent place, la roue se met lentement en mouvement, à la suite de quoi les gens parviennent au sommet, puis redescendent.

La Riesenrad a été construite pour l’exposition de 1908. Elle a fait alors sensation. Des peuples venaient de terres lointaines pour l’admirer et l’essayer.

Beaucoup de temps a passé depuis. Tout le monde a eu le temps d’être saturé de la Grande Roue, après l’avoir essayée – depuis l’invention de l’avion le miracle frissonnant de l’altitude a beaucoup perdu de son intérêt. De nos jours il n’y a plus que des couples d’amoureux qui s’y assoient pour revenir du septième ciel, désenchantés l’un de l’autre et du monde, ou de vieux employés de bureau qui cherchent une petite demi-heure de sieste sans être dérangés.

Les journaux satiriques viennois ont depuis longtemps épuisé toutes les tournures et comparaisons imaginables à propos de la Riesenrad. Vienne a l’impression d’avoir une roue en trop dans sa constitution, comme une araignée dans le plafond. Les entrepreneurs de la Roue en ont également assez, car le prix de revient dépasse les recettes. Ils ont tenté de la vendre à d’autres villes, dernièrement en Amérique, mais personne n’en veut.

La situation actuelle est que la Roue est offerte depuis des années aux ferrailleurs. On n’exigerait rien d’autre de l’acheteur que de la démonter et de l’emporter. Mais rien n’y fait. Il s’avère que le démontage et le transport coûteraient plus cher que la valeur de la ferraille.

La Grande Roue reste donc à sa place et restera jusqu’à ce qu’on trouve un mécène qui veuille bien lui donner le coup de grâce.

Je n’ai fait que vous raconter. Je ne fais allusion à rien, je ne parle pas en symboles.

Je ne fais pas de politique. Je suis fidèle au maintien de ce qui existe.

21 juillet 1929

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L’autre jour j’ai écrit sur la machine et l’homme, sur l’âme et l’automate, sur le pauvre marchand qui s’est fait passer pour un automate inerte, afin de se donner plus de chances pour gagner sa vie.

Un nouveau cas.

Cette fois plutôt sur l’homme que sur la machine.

Ce matin j’avais à faire Avenue Andrássy. L’affaire une fois réglée, pour revenir à Buda, je suis monté dans l’autobus numéro un (à propos, il y faisait une chaleur torride, pourquoi n’ouvre-t-on pas toutes les fenêtres ?) qui traverse le centre-ville, puis le Pont François Joseph, jusqu’à l’Hôtel Gellért, son terminus.

Je lisais mon journal, avec la conviction bien ancrée que d’ici au Gellért j’aurais à peu près le temps de lire l’éditorial et le grand reportage, sans lever le regard – lors de ce genre de voyage fréquent et monotone on aime bien se fabriquer spontanément un métrage du temps.

Soudainement je suis bousculé par des mouvements et des murmures inquiets et nerveux qui m’entourent dans le bus. Je lève les yeux – une partie des passagers s’est mise debout, les autres regardent par la fenêtre avec étonnement, puis les uns les autres, ils semblent totalement ahuris, incapables de parler, comme si un miracle de la nature s’était produit, comme si le Soleil se mettait à zigzaguer dans le ciel, comme si un caillou lancé tombait vers le haut.

Je regarde dehors. Nous nous trouvons devant le Pont aux Chaînes, le bus aurait dû tourner à gauche, mais à la place il a pris un virage à droite. Il s’arrête un instant, il hésite, puis il fait un demi-tour grinçant et rebrousse chemin.

Que s’est-il passé ?

Le receveur s’approche de la cabine du conducteur, un chuchotement, puis il revient et annonce, gêné, mais non sans sourire :

- Messieurs Dames…, dit-il en haussant les épaules, ce n’est rien… Le chauffeur a fait une petite erreur… Il a toujours conduit le bus numéro trois… C’est la première fois qu’on lui confie le un… La force de l’habitude… Une belle amende l’attend à cause du retard…

Chacun regagne sa place. Chacun cesse un peu de lire son journal. Chacun jette un coup d’œil dehors – ils découvrent cette machine assise devant le volant, à qui nul d’entre nous n’a jamais daigné octroyer un regard auparavant.

Tiens, ce n’est pas une machine.

Il s’est trompé. Il s’est trompé, donc ce n’est pas une machine.

Pas une machine, un homme. Un congénère.

Mon congénère, pour moi, pour toi, aussi pour Michel-Ange qui dans la scène du phalanstère de la Tragédie de l’Homme se fait également réprimander à cause d’une erreur. De notre conducteur aussi pourrait jaillir le cri de douleur s’il était poète :

« Oui, parce que j’ai toujours fait des pieds de chaises… »

28 juillet 1929

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Mesdames et Messieurs, je dois vous relater un jour l’histoire de l’homme aux jetons, l’exemple le plus classique de l’éternelle passion du jeu, dont je porte le souvenir dans mon cœur depuis des années.

La voici, pour la postérité. Le temps viendra peut-être où les gens ne joueront plus aux cartes. À l’instar des Américains qui ne boivent plus, et comme jamais nulle part personne n’a fumé pendant des millénaires.

Cet exemple fera peut-être comprendre à l’enfant intelligent des siècles à venir ce que signifiait être joueur et jouer aux cartes. Comprendre que ce n’était pas une distraction, pas seulement un désir de gagner ni passer du bon temps. C’était plus que cela – cela devait être aussi une façon de voir le monde, le contenu le plus intime de l’âme humaine.

Je ne vous révèle pas le nom de l’Homme aux Jetons – qu’il se transforme en une notion sous cette désignation, ce Soldat Inconnu du champ de bataille du tapis vert.

Chacun sait que dans les clubs des jeux de hasard on ne joue pas avec de l’argent, mais avec ce qu’on appelle des jetons, de la monnaie de jeu. Avant de s’asseoir à la table de baccara on s’achète une certaine quantité de cette monnaie de jeu – de cette monnaie particulière, légale dans la salle de baccara, et avant de rentrer chez soi, on la rechange en la monnaie légale de son pays, car le jeton ne compte pour moyen de paiement qu’à ce seul endroit, en Hasardie.

Bref, mon bonhomme qui passait chaque nuit jusqu’à l’aube depuis dix ans dans ce club, faisait partie des joueurs plutôt modestes appelés ponteurs debout. Il n’a jamais tenu la banque, il restait debout jusqu’au petit matin sur la rive de la table de baccara, lançant de temps à autre l’hameçon du jeton dans le lac vert – ou bien il était perdu, ou bien il permettait d’attraper un autre petit poisson rouge.

Cela dura ainsi pendant des années. À l’aube il traînait lui aussi devant la table du préposé aux jetons, où passent les joueurs pour changer leurs jetons.

Son secret n’est apparu au grand jour que des années plus tard.

Un jour, au petit matin, j’attends dans la queue, ensommeillé. Je vois notre ami dont je n’ignore pas qu’il a perdu tout son argent cette nuit-là, s’approcher du caissier des jetons. Le jeu étant clos je ne comprends pas ce qu’il cherche. Je le vois fouiller dans son porte-monnaie, il en sort quelques pièces sauvées, il en achète un jeton. Puis il prend son manteau et son chapeau, il part.

Je m’adresse au caissier.

- Dites-moi, que s’est-il passé ? Pourquoi ce monsieur a-t-il acheté un jeton ?

Il hausse les épaules.

- Vous savez, ce monsieur fait cela depuis dix ans. Le matin il achète des jetons avec tout ce qui lui reste, jusqu’au dernier centime.

J’ouvre de grands yeux, aussi grands qu’un jeton de cinq pengoes.

- Pour quoi faire ?

- Pour quoi ? Manifestement pour éviter de les dépenser pendant la journée pour quelque inutilité.

Par exemple des chaussures, des vêtements, un déjeuner.

4 août 1929

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Ce mendiant qui m’a abordé à l’instant à ma table au café est bon connaisseur de l’humanité, il a même des notions supérieures de psychologie des masses.

De plus, il connaît l’époque et la ville dans lesquels il vit. C’est là-dessus qu’il fonde sa carrière.

Apparemment avec succès.

Il en est à la sixième table, et partout il a reçu au moins vingt fillérs, autant que moi-même je lui ai donné.

Comment aurais-je pu ne pas les donner ?

Il s’approche de la table où je suis en train de commencer à écrire cette chose, cet encadré – pas sur lui, évidemment. Il porte des loques, il n’est pas rasé. Il lève sur moi un regard étrange, mat, très ouvert. Puis, il se contente de me dire d’une voix sépulcrale :

- Je sors de l’asile d’aliénés, je vous demande un petit soutien.

Je lâche mon stylo, j’éclate de rire, c’est plus fort que moi.

- Dites donc, mon ami ! Là, vous exagérez ! J’en ai déjà entendu des trucs dans vos bouches, mais le vôtre, tout de même… Vous sortez de l’asile d’aliénés, que voulez-vous dire pas là ? Est-ce une menace ? Un chantage ? Vous me sauterez à la gorge si je ne vous donne rien ? Évidemment, vous ne seriez pas responsable. Au pire on vous y ramène, hein ?

Lui, modestement :

- Monsieur, je ne suis pas dangereux.

- Encore heureux. Mais supposons que vous n’ayez pas de chance. Que ce soit moi qui sois dangereux. Ce ne serait pas étonnant : vous êtes mon septième quémandeur aujourd’hui, en moins d’un quart d’heure.

Je me félicite d’avoir été aussi spirituel, je me surprends à jeter des regards sournois des deux côtés : m’a-t-on bien entendu aux tables voisines ?

Noblesse oblige – je dois lui donner au moins vingt fillérs, en récompense de m’avoir créé l’occasion de faire briller toutes les subtilités de mon esprit.

Et déjà j’entends une voix s’élever de la table sur ma gauche.

- Qu’est-ce que vous dites ? De l’asile d’aliénés ? Tu entends, Rudi ? Il prétend sortir directement de Lipótmező ! Dites-moi, ne connaîtriez-vous pas ce monsieur ici ? Il en sort lui aussi.

Gros rire, vingt fillérs.

À la troisième table :

- Vraiment ? Ça alors ! Vous auriez attendu un jour de plus, je serais allé vous rejoindre là-bas !

On l’appelle déjà à la quatrième table.

- Hé, Monsieur ! Venez un peu par ici ! Est-il vrai que vous sortez directement de l’asile d’aliénés ? C’est magnifique ! Est-ce que vous pourriez me dire quel est le sens de ce poème futuriste, ici dans le journal ?

Et ainsi de suite. Nous sommes à Pest, nous sommes chez nous. L’homme de l’asile a bien calculé. C’est un grand homme, une âme de prophète. Il s’enrichit de notre vanité.

Je fais exception à ce que je vois. Cela m’a rapporté cet encadré.

11 août 1929

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Que peut-on faire contre cette chaleur ? Que pourrait-on ? Donner des conseils ? Cela me mettrait en sueur, et vous aussi. Ou se fâcher, parce qu’au siècle de la technique le monde civilisé en est encore à souffrir partout au moins deux mois par an – comme s’il était impossible de trouver une solution pour le rafraîchissement artificiel de l’air, avec des poêles à fraîcheur, le fraîchage central, fraîchage à air pulsé, fraîchage à vapeur, le contraire de l’hiver. Je pourrais vous développer ce sujet avec esprit et subtilité, mais je sens que ce serait inconvenant par une telle chaleur. Quel résultat je pourrais obtenir ? Dans le meilleur cas vous ririez une bonne fois de mes excellentes blagues, vous risqueriez de vous échauffer, ce n’est pas le moment. Dans les journées que nous vivons on en veut carrément à ceux qui allument en nous un sentiment quelconque, qu’il s’agisse d’amour ou autre admiration – qui est capable d’aimer en été ? On aurait envie d’éteindre le Soleil, plutôt que de nourrir des flammes intérieures.

Je ne vous invite par conséquent à aucune ardeur, mais ce n’est pas la peine d’aller dans l’eau non plus, cela donne chaud. Je vous dirai ce qu’il faut faire, dans l’espoir de réussir à laisser froid mon lecteur, c’est mon but après tout. Il convient de noircir la chambre, s’allonger sur un drap humide, et lire. Eh oui, lire, mais pas un roman stupide dans lequel il s’agit de passions brûlantes et de sentiments ardents. Et pas des poèmes non plus dans le genre de : oh, viens, embrasse-moi, mes lèvres brûlent de feu ! (je ne suis pas fou, pourquoi ne pas poser tout de suite un baiser sur le poêle allumé ?) – oh non, il n’en est pas question. Tu sais ce qu’il faut lire ? Des voyages d’explorateurs au Pôle Nord, bien sûr, ceux du pauvre Scott, ou d’Amundsen, dans lesquels le traîneau à chiens traverse des champs enneigés infinis, jusqu’aux confins de la banquise. Tu t’imagineras plongé dans un plaisir paradisiaque, comme si tu y étais en train de marcher à côté du traîneau, face aux sifflantes bourrasques de neige, sous l’aurore boréale givrée, mon ami ! Imagine ! De temps à autre tu tirerais de ta gourde une gorgée de café glacé, tu avalerais parfois une tranche de phoque en gelée, accompagnée d’une bouchée de pâté d’ours blanc. C’est ainsi que tu avancerais, vers le nord, jusqu’au Pôle, à travers les champs de glace, dans ton maillot de bain ! Qu’en dis-tu ? L’eau te vient à la bouche, j’espère.

Ce serait bien, sauf que…

Qui aurait envie d’aller au Pôle Nord par une chaleur pareille ?

18 août 1929

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Mesdames et Messieurs, meine Damen und Herren, Ladies and Gentlemen, et même ma chère tante et mon cher oncle, vous qui nous avez rendu visite de l’étranger et de la province durant la semaine de Saint Étienne – merci d’être venus, j’espère que vous avez passé un bon moment, revenez quand vous voudrez. Venez le plus souvent possible. Je vous ai reçus comme je reçois mes propres invités. J’aime beaucoup les visites, j’encourage toujours ma femme à inviter des amis pour dîner. En effet, je l’avoue sincèrement, la raison en est que chaque fois qu’elle invite du monde, elle leur fait servir… hum… elle nous fait servir un excellent dîner, à moi aussi, ce qui arrive rarement en famille, compte tenu… vous savez… des difficiles conditions économiques. Et puis aussi, la femme, après dix ans de mariage, ambitionne moins de servir à son mari le plat qu’il préfère et dans la quantité qui saurait le satisfaire, ce mari qui s’est épuisé toute la journée pour faire vivre sa famille. Et puis ce n’est pas désagréable pour le mari quand il rentre, de trouver la maison bien éclairée, le ménage fait, la chambre enfin bien rangée, pour les occasions exceptionnelles quand on ouvre toutes les trois pièces pour que l’invité aperçoive une belle perspective, qu’il ne puisse pas se dire que nous habitons dans une niche pour chiens. Même les poignées de portes sont astiquées, le téléphone est caché, les enfants sont reclus dans leur chambre et ils ne peuvent pas sauter sur ma tête. Et je ne sais pas si vous avez déjà observé : le mari aussi mange trois fois plus quand il a des invités, pourtant sa femme lui parle aimablement, elle lui dit « s’il te plaît, sois gentil, pense aussi à nos invités ».

Donc Mesdames et Messieurs, ma chère tante et mon cher oncle, je serai très heureux de vous voir le plus souvent possible à la maison, et pour vous faire plaisir je pourrai moi aussi me délecter de la merveilleuse Citadelle illuminée, voir que le Bastion des Pêcheurs a été nettoyé et placé sur le buffet, le panorama du Mont János aussi, c’est un vrai plaisir, l’opposition aussi a été gentiment priée de quitter le conseil municipal et les ministres parlent aimablement de moi, j’étais notre Capitale bien aimée, j’étais à l’honneur et pendant trois jours on ne m’a pas réclamé d’impôts, et la demoiselle du téléphone a répondu en moins d’une demi-heure pourtant elle avait trois fois plus de travail que lorsqu’elle nous fait attendre une heure et demie. Parole d’honneur je ne me plains pas de la facture que l’on me présentera pour le dîner qui vous aura été servi, ça en a valu la peine puisque j’en ai profité également.

Merci d’être venus partager.

25 août 1929

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Enfin, il est là le film sonore, précurseur du cinéma parlant – ne craignez rien, je ne compte pas le présenter, beaucoup d’autres l’ont fait avant moi, de toute façon, tout ce qui existe déjà appartient en réalité au passé dans ce monde éphémère, or moi, vous ne l’ignorez pas, c’est plutôt le futur qui m’intéresse d’habitude, vu que tous mes intérêts, mes intéressements, mes joies, mes succès, mes fortunes et mes fiertés que je veux garder et conserver appartiennent en matière de Temps à un domaine postérieur au présent et sont investis dans des titres non encore existants.

Par contre je suis un esprit méthodique et je ne peux construire le futur qu’à partir du passé, selon les lois de l’évolution.

Je peux vous affirmer, Mesdames et Messieurs, que les perspectives sont mirobolantes.

Car au début, n’est-ce pas, il y a vingt-cinq ans, il n’y avait rien. Ou plutôt il y avait la photographie, la matière immobile, dans laquelle le dieu de la technique créé à l’image de l’homme n’avait pas encore insufflé la vie.

Mais nos sens, dans cette matière morte représentant la réalité, ont exigé leurs droits. Et la photographie inerte bougea, vint l’image mobile, autrement dit la cinématographie, dès le premier jour. Et la paysanne, étant allée au cinéma, se mit à y aller fréquemment.

Maintenant, à l’aube du deuxième jour, quand l’image mouvante muette se met à parler – chantant et gazouillant, tout naturellement, comme les oiseaux, en ce deuxième jour de la Création – jetons un coup d’œil d’ivresse dans l’avenir, lorsque tous ces jours auront été accomplis, au septième jour naîtra le premier Adam Machine créé par l’homme, et il descendra de l’écran.

Et le gamin s’était d’abord mis à marcher. Maintenant il se met à parler : il chante. Nous l’avons vu bouger de nos propres yeux, maintenant nous l’entendons parler de nos propres oreilles.

Mais que faire de nos autres organes sensoriels ?

Permettez-moi de demander : pour quand le film odorant ? Pourquoi ne sentons-nous pas à l’écran le parfum des champs, pourquoi l’odeur du rôti apporté sur la table ne nous chatouille-t-il pas le palais ? Pourquoi le parfum de l’actrice n’envahit-il pas les spectateurs dans la salle et pourquoi le simple matelot qui tape par terre avec son énorme pied… bon il vaut mieux ne pas continuer.

Car, s’agissant du vingtième siècle, ce qui sera la dernière phase de cette évolution est de toute façon évident. En plus des organes de la vision, de l’ouïe et de l’odorat, il existe aussi en ce monde un organe du goût – le stade final de cette évolution sera donc le film comestible, c’est naturel.

Dès lors qu’Adam Machine, le premier homme fabriqué par l’homme descend de l’écran en chair et en os, on peut penser qu’il y aura justement un monde (comme le montre le développement des machines et des armes automatiques), où avaler d’un trait et mâcher à belles dents notre rejeton bien aimé sera notre désir très naturel – les inventeurs pourront déjà se mettre à réfléchir, en quelle matière le fabriquer pour qu’il ne nous reste pas sur l’estomac.

22 septembre 1929

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J’ai lu un bel article émouvant dans un journal anglais sur l’abrutissement des manières de l’homme européen. L’auteur de l’article remémore en soupirant les manières distinguées du dix-huitième siècle, il loue encense les coutumes espagnoles où les hommes se saluent aujourd’hui avec un « je te baise la main » et les dames en disant « je me jette à vos pieds ». Il affirme au demeurant qu’on est tenu d’adopter les belles manières, le bien parler, le ton cordial et prévenant, même si au début il faut nous forcer un peu. Nous y prendrons goût, cela deviendra notre nature par la suite, et le ton raffiné contribuera à l’amélioration effective des mœurs.

Seul le début et difficile.

Moi je suis convaincu, je te baise la main mon lecteur homme et me jette à vos pieds, ma lectrice femme d’une beauté éblouissante – je crois que l’auteur de cet article a raison.

Au début il convient de forcer un peu la chose.

La demoiselle du téléphone, n’est-ce pas, ne peut pas être heureuse si pour la seule raison qu’elle a poussé un petit somme d’une demi-heure, sans songer que ta maison a pu prendre feu, tu ne lui donnes pas du « chère Madame », mais tu lui siffles serpents et crapauds à l’oreille quand enfin elle répond. Ne serait-il pas plus affable de lui demander d’abord si elle a fait de beaux rêves, si elle se porte bien, et de la rassurer : il n’est pas nécessaire de se démener, tu as tout ton temps, et lui dire qu’il serait judicieux que la prochaine fois elle t’envoie une carte postale pour te signaler à quel moment tu la dérangerais le moins avec ton modeste appel.

Bien sûr, ce sont les autorités et les hommes de l’administration publique qui devraient montrer le bon exemple.

Le gardien de l’ordre ou l’employé de bureau doit être courtois, il doit respecter les formes du commerce entre gens civilisés. Monsieur le professeur principal doit se vêtir de noir, utiliser un mouchoir ourlé de noir pour me signifier mon inscription sur la liste B[12]. Il convient de recevoir les étudiants juifs désirant s’inscrire à l’université avec un discours émouvant, les insensibiliser localement avec de la novocaïne sur la partie convenable de leur corps, avant de les faire descendre, sur un toboggan à pente douce fabriqué à cet effet, du quatrième étage jusqu’en bas. L’huissier doit se présenter le matin chez moi avec un bouquet de fleurs à la main, arborant un drapeau tricolore national au-dessus de ma tête mise à prix.

Et quand pour ma proposition modeste et courtoise je devrai encaisser ma peine de mort bien méritée, le bourreau devra m’attendre au pied de la potence le visage avenant, les bras ouverts et avec un paquet de sucre d’orge, en me lançant des clins d’œil à la manière d’un camarade bienveillant : « Alors, qui c’est qui va venir avec le Monsieur, pour une petite pendi-pendaison ? »

29 septembre 1929

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Pri

 

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Son prix a baissé, il a baissé, il a quand même baissé, je vous ai dit, n’est-ce pas, qu’il ne fallait pas s’impatienter, qu’il ne fallait pas se révolter, faire la révolution, qu’il suffisait d’attendre l’établissement d’un équilibre dans l’évolution naturelle de la vie économique, la vérité doit ressortir ; les lois de l’offre et de la demande ne connaissent pas la politique – son prix a baissé, son prix a baissé, son prix a quand même baissé, malgré les manigances des méchants spéculateurs, les accapareurs, les haussiers, les profiteurs sans cœur des consommateurs démunis – son prix a baissé, son prix a baissé, le citoyen infortuné qui ne pouvait pas se permettre de le payer comptant, pas même espérer le payer à tempérament, peut maintenant pousser un soupir de soulagement en tripotant son maigre porte-monnaie – son prix a baissé, son prix a baissé, et qui plus est, réjouissons-nous d’apprendre qu’il ne s’agit pas d’un phénomène isolé, son prix a baissé partout en Europe : où que tu ailles, où que tu le commandes, que tu le fasses livrer de n’importe où, en comptant aussi les frais de port, son prix a baissé.

J’ai lu ça la première fois dans un journal berlinois, au début je n’ai pas voulu en croire mes yeux, mais ensuite l’information a été reprise par les journaux hongrois, confirmant la bonne nouvelle. À ce qu’on dit, la soudaine chute du prix est due à l’éclatement d’une bulle spéculative à la bourse – mais qu’est-ce que ça peut nous faire ? Les différentes firmes internationales, bien qu’à regret, sont maintenant contraintes d’en tenir compte.

Le prix du lion a baissé.

Les fournisseurs des zoos de Berlin, Londres, Paris et Alexandrie l’offrent à moitié prix, à qui en veut.

On n’a plus besoin d’intermédiaire, d’agents sans âme qui extorquent des commissions.

N’importe qui peut satisfaire son besoin en lion sans entrave.

Les gens plus à l’aise peuvent acheter autant de lions qu’ils désirent, il leur en restera même de superflus – autant d’étrennes à offrir pour Noël ou le jour de l’an à leurs proches.

Les plus pauvres, s’ils trouvent encore le prix trop élevé, peuvent éventuellement payer par mensualités – courage !

Le pauvre poète languit bien sûr, le cœur lourd, de pouvoir s’offrir, même comme ça, d’un coup un lion entier, vivant. Peu importe. On trouvera toujours des bienfaiteurs généreux, je n’ai pas besoin de tout à la fois, « qui veut une fleur, n’a pas besoin d’une roseraie[13] ». Je me contenterai bien d’un bout de lion.

Disons, du cœur, comme mon confrère Richard.

Je cède les griffes à mes collègues plus jeunes.

15 octobre 1929

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Cette petite scène s’est déroulée aujourd’hui – j’ai aimé l’écouter et j’aime la répéter, je l’aime en tant qu’histoire – elle dépeint l’époque, c’est un tableau clinique, comme le remarquent spirituellement les journalistes de province. Elle a une saveur qui donne couleur et goût à l’actualité, voire une valeur pérenne : conflit de caractères humains primitifs, bonté, peur, courage, affection.

Son noyau d’actualité est, que pourrait-il être d’autre, la crise économique.

Mais pas n’importe quelle crise.

Il ne s’agit plus de l’ennui momentané d’argent, devenu chronique chez les bohèmes. C’est déjà une catastrophe à quel point plus personne n’a d’argent.

En conséquence le pauvre journaliste, toute idée épuisée, même la corde avec laquelle il voulait se pendre s’est cassée, est allé chercher son vieil ami, l’homme public.

Écoute, a-t-il dit à l’homme public, tu me connais, tu sais que je suis pudique. Si je m’abaisse jusqu’à venir quémander, cela veut dire qu’il ne s’agit pas de moi. Si je n’arrive pas à réunir une certaine somme avant ce soir… etc. etc. Prête-moi mille pengoes, sans quoi je me tire une balle dans la tête sur le champ, ici, sur ce tapis qui vaut plus que cinq cent.

L’homme public a conduit gentiment son ami au coffre-fort. Il l’a ouvert et en a sorti tout un tas de documents. Il s’agissait de rappels d’avocats, d’avertissements d’huissiers et de quelques reçus de mise en gages.

Voici ma fortune, a dit doucement l’homme public, autrefois un homme riche.

Le pauvre journaliste fut sidéré, médusé, frappé de stupeur, mais cela ne lui procura aucun secours. Ayant passé en revue avec une profonde circonspection, où il pourrait s’adresser, à qui demander de l’argent, à qui l’homme public pourrait le recommander, il est apparu que l’intervention de toute la ville, toutes leurs connaissances et toutes les institutions nationales et privées imaginables ne suffiraient pas à produire la somme nécessaire. Le journaliste a donc pris congé de son ami, avec l’idée de se rendre au Danube.

L’homme public le rattrapa à la porte. Il tenait un tas de papiers à la main. Très troublé, les yeux baissés, il a débité ce qui suit :

- Écoute, j’ai pensé à quelque chose. Parmi mes amis nous n’avons trouvé personne auprès de qui mon entregent pourrait t’aider, t’être utile. Mais… euh… J’ai un très ancien ennemi de la pire espèce. Il est actuellement rédacteur d’un journal à scandale. Écoute… euh… voici un tas de… euh… documents compromettants sur mon compte. Apporte-les lui – cela vaut pour lui à coup sûr les mille pengoes… Je suis certain qu’il te les achètera.

Il lui a refilé les dossiers et a aussitôt claqué la porte.

20 octobre 1929

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C’est tout de même bizarre, tout ce qu’on raconte du théâtre, toutes les théories s’évaporent à l’instant même où on essaye de les appliquer. On dit tout et n’importe quoi à propos d’une crise du théâtre, d’une faillite de la dramaturgie, et il y a peut-être du vrai là-dedans – que cela tienne au cinéma ou non, il est incontestable que si autrefois les salles se remplissaient d’elles-mêmes, aujourd’hui, même au prix d’un formidable effort et de batailles publicitaires, les entrepreneurs n’arrivent à les remplir qu’à moitié en gesticulant désespérément.

L’intérêt et la foi du public dans le bouillonnement magique des illusions enivrantes des cartons peints, de la fièvre des planches, auraient-ils baissé ?

Mais alors comment se fait-il que la magie du halo tournoyant autour du théâtre, de la vie associée indirectement au théâtre, de l’atmosphère du théâtre et de la société théâtrale, non seulement ne paraisse nullement brisée, mais – si l’on peut en croire la loi de l’offre et de la demande – elle semble en constante embellie ?

Si les théâtres ne marchent pas bien, les magazines de théâtre et les rubriques de spectacle prospèrent. La rubrique théâtrale des quotidiens ne se réduit pas, menaçant presque d’avaler la littérature, la politique, voire l’économie. Les journaux vieux jeu ouvrent un terrain de plus en plus vaste aux nouvelles du théâtre – d’autres titres, modernistes, se vêtant de nouveaux oripeaux, qu’ils soient sortis du cocon de n’importe quel métier, comme frappés d’une baguette magique, se tournent vers les feux de la rampe. Dernièrement un journal politique satirique vieux de soixante-dix ans s’est transformé en journal théâtral – d’autres suivent le même chemin pour prendre la même orientation ; le journal officiel, lui, tient bon encore, mais ce n’est qu’une question de jours pour qu’il paraisse sous l’en-tête Bulletin Théâtral Officiel. Je crains d’avance que mon journal préféré, Chroniques Science et Nature, se transforme bientôt et se fasse appeler Autour du Théâtre de Puces.

Étrange phénomène en effet – que peut-il cacher ? Les gens seraient-ils davantage intéressés par la personne du comédien, ses soucis et ses joies, sa vie privée, son opinion sur le théâtre, que par son travail, par le théâtre lui-même ?

Cela serait invraisemblable, si l’on ne constatait pas quelque chose de semblable dans son propre métier.

Demandez à un écrivain populaire d’aujourd’hui dans un moment de franchise s’il vend autant d’exemplaires de son livre le plus lu par jour qu’on lui demande d’autographes. Il répondra qu’il préférerait être moitié aussi populaire, mais vendre deux fois plus.

Autographe, manuscrit original, rencontre personnelle – ça oui ! Le public est prêt à faire des sacrifices pour ça.

Je ne sais pas si je ne ferais pas une meilleure affaire en vendant les présentes modestes lignes, plutôt que de les faire imprimer en cent mille exemplaires, de les vendre en manuscrit à un admirateur collectionneur.

27 octobre 1929

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Cest une belle chose, la technique, et tous ces automates qui simplifient la vie du citadin pour lui ôter les soucis et les embêtements des transports et des communications – c’est une belle chose, mais c’est un peu compliqué.

On les a simplifiées en plus compliqué.

Il y a déjà, n’est-ce pas, le téléphone. C’était vraiment formidable quand il a été inventé : si je veux parler avec quelqu’un, je ne suis pas obligé d’aller le voir, je crie dans la direction du mur, le mur me demande à qui je souhaite parler, je réponds, alors on me met en communication avec quelqu’un, le temps que j’explique à la personne qu’elle doit m’excuser, ce n’est pas elle que je voulais déranger, elle a le temps de rouspéter, alors je pousse un nouveau cri dans la direction du mur, le mur me demande… bref, la chose est devenue bien plus simple. Sans parler de l’invention des automates ! Il n’est même plus nécessaire de solliciter l’oreille du mur, il n’y a plus d’intermédiaire, c’est moi qui me mets directement en contact avec la personne choisie.

Je veux dire, je me mettrais.

Si je possédais un de ces automates.

Je n’en possède pas. Je n’ai qu’un téléphone ordinaire. Moi je dois d’abord me relier au centre de Lágymányos, c’est-à-dire moi-même puisque Lágymányos c’est moi, et alors me passe , me passe Aut., Aut passe lui-même, comme dans la Bible : Ezéchiel engendra Valachiel, Valachiel engendra Ephras.

Cela prend bien plus de temps que prenait le téléphone quand il n’était pas encore simplifié, en version automatique.

Ou prenons par exemple les taxis.

Évidemment, dans les anciens temps il était bigrement inconfortable et compliqué d’interroger le cocher pour savoir combien je lui devais. Mais vint le taxi, on ne doit plus user sa salive, il suffit d’un clin d’œil au compteur qui l’indique…

C’est-à-dire, il l’indiquerait.

Pendant quelques années il montrait seulement ce qu’on devrait payer si la course ne coûtait pas d’autant moins cher qu’on l’avait prévue plus chère – mais, mon Dieu, on a fini par s’y faire, on a appris, un petit casse-tête, des calculettes, une table de logarithmes : il est déjà arrivé qu’un ou deux artistes de calcul mental parmi nous soient capables de calculer le prix de la course en pas beaucoup plus de temps qu’il aurait fallu pour faire le trajet à pied.

Les vrais problèmes ne commencent que maintenant, depuis qu’il existe aussi des taxis dans lesquels on ne doit plus retrancher les vingt pour cent.

Les choses se sont légèrement compliquées.

Je les retranche dans un taxi. Je ne les retranche pas dans un autre. Mais comment je dois calculer ce que coûte ma course ?

Il m’est déjà arrivé de calculer les vingt pour cent après un pénible casse-tête, et de comprendre l’instant suivant que je me trouvais dans une voiture où il ne fallait plus les soustraire.

Au moment du règlement je pouvais tout recommencer et rajouter les vingt pour cent que je venais enfin de soustraire.

10 novembre 1929

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Dans la rue latérale que je longe, une pièce en sous-sol, dans la pièce en sous-sol on débite du vin. Ce matin une immense planche a été clouée près de l’entrée, comportant un écriteau. Le premier mot de l’écriteau, en immenses lettres, est :

« J’ai décidé… »

Là, on doit s’arrêter. Ce mot « j’ai décidé », comme ça, à la première personne, m’atterre comme le premier mot du célèbre éditorial de Zola « J’accuse », ou comme un manifeste, une proclamation d’état de siège sous le titre « J’ordonne » ou « Je déclare », sur un ton napoléonien.

Cela doit être lu. Qu’est-ce qu’il a bien pu décider, après des méditations à la Hamlet – à quel résultat il a bien pu parvenir pour lui-même, le gérant de ce mystérieux débit de boissons, héros de graves luttes intérieures, qui fait ici savoir à l’humanité que le temps des doutes et des hésitations est révolu, la Pensée est née et a mûri, comme le vin nouveau, maintenant est venue l’heure de l’action !

Donc voici.

« J’ai décidé de débiter désormais pour mes clients les meilleurs grands crus des domaines dans des fûts originaux, et de faire apparaître les degrés d’alcool sur les fûts comme sur la liste des prix. »

(Signature manuscrite)

N’est-ce pas merveilleux ?

Le propriétaire a donc décidé de débiter désormais des vins vrais et bons à ses clients – il les débitera à partir des tonneaux d’origine, les mêmes tonneaux qui sont signalés sur les bouteilles et non, par exemple, comme le font ceux qui n’ont pas su encore prendre leur décision, dans le robinet de l’évier ou le moulin à café.

On dit que le bon vin n’a pas besoin d’enseigne.

Mais pour une enseigne pareille il vaut la peine de s’arrêter devant ce vin.

Ce manifeste annonçant une telle révolution ne manque pas de style.

Il ouvre une nouvelle ère – les futuristes, les dadaïstes et les surréalistes avaient tout de même raison : nous vivons des temps dont l’enfant de l’époque n’a pas même rêvé – il ouvre un monde qui marche sur la tête.

La prochaine fois la police publiera un manifeste pour communiquer sa décision de faire désormais régner l’ordre dans le monde.

Les écrivains décident d’écrire désormais la vérité.

Le gouvernement décide de désormais bien gouverner.

Le curé décide de prêcher désormais le vin et de boire de l’eau.

Il faudrait encore que le bon Dieu décide d’aimer désormais le pauvre Hongrois et de ne pas le punir avec des aubergistes qui ont besoin d’une décision révolutionnaire pour débiter ce qu’ils promettent.

17 novembre 1929

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Oui.

Ça oui.

Ça vraiment, oui.

Dans l’État de Connecticut (USA) la guerre a sévi pendant des années autour de l’introduction d’une heure d’hiver et d’une heure d’été (vous vous rappelez, vous qui êtes de la même portée que moi, nous avions aussi quelque chose comme ça autrefois) – certains étaient pour, certains étaient contre.

Ils n’ont évidemment pas pu se mettre d’accord, mais ce n’est pas ça qui importe d’habitude – de toute façon c’est la sage administration qui a d’habitude le dernier mot, comme cela s’est passé dans le Connecticut : après de longs tiraillements elle a décidé qu’il n’y aurait aucun changement d’heure, tout restera comme avant.

Jusque-là rien à dire – il faut bien trancher un jour dans ce genre de questions, à gauche ou à droite, tout le monde est d’accord. Celui qui y trouve son compte peut faire ce que le rabbin d’autrefois a recommandé au malard. Après une longue réflexion et étude du talmud, le rabbin l’a éloigné de la cane, lâchant au paysan qui se souciait que le malard allait cancaner : qu’il cancane s’il veut.

Mais cette fois il y a eu une innovation.

Le gouvernement du Connecticut a assorti sa décision d’un décret selon lequel toute personne s’efforçant d’introduire une heure séparée sera désormais sanctionnée de trente jours de réclusion.

C’est ce que j’appelle un règlement radical. De nouvelles perspectives de gouvernement et pour le parlementarisme s’offrent par cette mesure. Il vaut la peine de nous y arrêter un instant.

Il ne suffit pas que le malard cancane en vain, il importe aussi qu’il ne cancane plus.

Le vingtième siècle dément le dicton célèbre de Frédéric le Grand : « Entre moi et mon peuple l’accord est parfait – mon peuple dit ce qu’il veut et moi je fais ce que je veux ».

Notre siècle inverse ce rapport.

Dans l’intérêt de mon peuple je fais ce qu’il veut – en revanche il ne peut dire que ce qui me plaît.

La prochaine fois, quand une fois de plus je serai ministre de la justice, je saurai à quoi m’en tenir.

Je frapperai d’une réclusion de trente jours celui qui proposerait un téléphone différent, un taxi différent ou un agent de circulation différent de ce qui existe.

Quarante jours de réclusion à celui qui en invente un nouveau.

Cinquante jours à celui qui exprimerait une insatisfaction contre le mouchoir brodé de ma petite blonde de Kalotaszeg.

Et la réclusion à perpétuité à celui qui veut être meilleur ministre de la justice que moi. Motif : celui qui est meilleur que moi, il triche – celui qui triche vole, celui qui vole tue, et celui qui tue doit être enfermé.

Point final.

24 novembre 1929

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La ville est encore pleine de ces bouts de pain que nous crachent les buffets automatiques contre le jet de vingt fillérs dans la fente – les buffets les ont mis à la mode, on les voit partout, et moi je piétine pendant des minutes devant la vitrine pour m’en émerveiller, parce que j’aime ce style, cette poésie légère des tentations que les Anglais ont inventée – je bénis pour cela ce lointain joueur de cartes nommé Sandwich qui avait compris le premier qu’une tranche de jambon entre deux petites tranches de pain est un déjeuner ou un dîner divin, il n’est même pas nécessaire de poser ses cartes quand elles sont bonnes – les Anglais les ont inventés, les Allemands en ont fait une industrie florissante sous le nom de "belegtes Brödchen", et cette fois ils ont fait leur glorieuse apparition chez nous aussi et notre capitale leur a déjà donné une coloration nationale.

Car le goût et l’humour budapestois s’avèrent être pleins d’esprit en matière de sandwich, ce que j’appellerais pain décoré ou composition de pain – de nouvelles créations sont nées que même le consommateur occidental gâté en hors-d’œuvre peut facilement admirer. Quand tu les contemples à l’étalage, tu te sens comme devant une bijouterie – ces fleurs artificielles de l’hiver déroulent leur splendeur dans une richesse de couleurs éblouissantes, cette mosaïque artistique de poissons, viandes, sauces et gelées a créé un style où on reconnaît la main du Maître. Ma tête à couper que c’est une invention spécialement hongroise ces anneaux de poivrons farcis de salades de viandes, avec une tête de sprat fumé soulevée en cariatide de chaque côté (j’adore cela !), des dômes d’œufs couronnés d’une rondelle d’anchois, pendant que leur corps d’ondine disparaît dans la ligne serpentine d’une guirlande de sauce tartare englobant le tout dans une construction cohérente.

J’aime aussi les dénominations des sous-genres : tranche d’appétit nous dit-on, mélange italien nous dit-on, mixture de printemps nous dit-on.

Je suis quelqu’un de sincère, je n’ai pas honte d’avouer (sous pseudonyme) que tous ces raffinements, cette coquetterie, cette dépravation et cet érotisme des goûts, toutes ces promesses, ces suggestions, ces allusions perverses, font un fort effet sur moi – je me laisse facilement chatouiller le palais, et pendant que j’écris ces lignes et je vois ces canapés devant mes yeux, ma bouche se dessèche, je salive, et déjà je cours et je me paye une de ces "pyramides de salade russe au caviar" qui s’exposent là impudiquement, juste en face de la terrasse du café, offrant son corps parfumé, dans le voisinage d’aspics peints en rouge ou dorés.

Garce !

22 décembre 1929

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J’ai envie de vous raconter une bonne blague, si vous voulez bien. Je la recommande particulièrement à l’attention des dames qui ont tant de soucis avec toutes ces cures d’amaigrissement et de prise de poids.

On amène l’homme pauvre chez un médecin associatif, parce que ces derniers temps il a du mal à se tenir sur ses deux pieds, et aussi sa chair a bien fondu sur ses os, bref il est à l’article de la mort comme on appelle familièrement cet état de santé.

Le médecin l’ausculte consciencieusement, dehors et dedans, il le passe même à la machine translucide, comme le peuple appelle familièrement l’appareil à rayons X, il l’interroge, il le tapote, puis à la fin il prononce ce verdict intelligent :

- Écoutez, mon ami, vous n’êtes pas une délicate demoiselle, n’est-ce pas, vous avez la responsabilité d’une famille – vous devez savoir où vous en êtes, je vais donc vous parler franchement. Vous êtes malade des poumons, c’est la raison de votre état de faiblesse, la radio l’a démontré. Si nous ne commençons pas à y remédier immédiatement, en moins de six mois vous mangerez les pissenlits par la racine. Vous prescrire des médicaments n’aurait aucun sens, le seul remède à ce mal serait le repos, le soleil, une bonne alimentation. Ce dernier point est le plus important. Comprenez bien, mon ami, qu’il est indispensable que vous preniez du poids, il faut vous arrondir, car seul un organisme muni de réserves de graisse et de muscles est capable de résister et de vaincre les germes qui causent votre mal. En un mot vous devez grossir. C’est la seule façon de vous sauver la vie.

L’homme pauvre s’est gratté la tête, il voulait répondre quelque chose au médecin, lui demander comment s’y prendre, ne saurait-il pas quand même lui donner des cachets qui le feraient grossir même s’il restait à jeun pendant trois jours, ce qui pour certaines raisons lui arrive fréquemment ces temps-ci. Mais le médecin a déjà appelé le patient suivant.

L’homme pauvre, chagriné, déambulait lentement dans la rue, il se tourmentait : que faire ? Il s’arrêtait par endroits au pied des murs, pour déchiffrer les diverses affiches et publicités.

Tout à coup son visage s’éclaira.

Et vingt minutes plus tard l’homme pauvre fit irruption au ministère de l’agriculture.

- Vous cherchez quelqu’un, brave homme ? – lui demanda affectueusement un préposé.

- Eh bien moi je viens au sujet de ce prêt à l’engraissement, répondit l’homme pauvre, ce qui est expliqué dehors sur une affiche.

- Quel prêt à l’engraissement ?

- Ben, on y disait que l’État donne de l’argent aux exploitants nécessiteux pour un engraissement. Voyez-vous, cela tombe à pic pour moi, vu que le docteur vient de m’expliquer que je devrais engraisser, et puis bien sûr je serais moi aussi un exploitant si j’avais de quoi exploiter !

Le préposé éclata de rire.

- Eh, patron, vous n’êtes pas un peu timbré ? Il ne s’agit point de l’engraissement d’une personne sur cette affiche ! L’État offre un prêt pour engraisser des cochons, au cas où quelqu’un a des bêtes mais n’aurait pas de quoi les engraisser.

C’est une bonne blague, hein ? Ha, ha, ha.

Le paysan naïf s’était imaginé que l’État prêterait de l’argent pour forcir un homme.

Ha, ha, ha.

29 décembre 1929

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[1] Question Mark : Fokker C-2 qui a volé 150 heures au-dessus de Los Angeles du 1er au 7 janvier 1929 pour battre un record d’endurance.

[2] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Viviane Hamy dans le recueil "Je dénonce l’humanité", sous le titre "Ennuis momentanés d’argent"

[3] On me fait des cadeaux à moi ?

[4] Böske Simon (1909-1970). Première reine de beauté hongroise.

[5] Attaque germano-autrichienne contre les Russes en août 1914.

[6] Quartier verdoyant de Buda.

[7] Laci Rácz (1867-1943). Célèbre violoniste tsigane.

[8] Mihály Szabolcska (1861-1930). Poète, académicien.

[9] Célèbre chanson populaire, l’écouter.

[10] Autre chanson populaire, l’écouter.

[11] Zsigmond Móricz, Ferenc Molnár, Mihály Babits.

[12] Allusion au numérus clausus contre les Juifs, instaurée par Horthy.

[13] Vers de Mihály Vörösmarty.