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Frigyes Karinthy

 

Mesdames et Messieurs

 

Chroniques parues sous ce titre entre le 17 octobre 1928 et le 20 juillet 1930

dans le journal "Az Est" (Le Soir)

 

année 1928

année 1929

année 1930

 

 

 

 

Mesdames et Messieurs,

 

Quelle stupidité, non mais vraiment, cette nouvelle maladie. Un décès n’est pas un événement drôle, ni pour celui qui le subit, ni pour celui qui le regarde. Mais si ce n’est pas drôle, que ce soit au moins sérieux, que s’y trouve au moins un trait qui élève, qui secoue et qui pacifie dans la majesté du tragique. Tomber sur le champ de bataille, ou être un arbre foudroyé – ça oui. Il existe d’autres types de décès qui ont leur style : se consumer de phtisie est un genre de mort très poétique, une cardiopathie peut aussi être digne d’une poitrine noblement sensible, une folie ou une dépression nerveuse sont carrément honorables pour un génie car elles constituent une preuve irréfutable : quelqu’un qui a perdu son esprit présuppose qu’il en a eu un, sinon il n’aurait pas pu le perdre.

Mais la psittacose de papegai ?

Une histoire fâcheuse, qu’on ne peut pas prendre au sérieux, malgré les conséquences sévères qu’elle peut avoir.

Imaginez l’effet que cela ferait de lire sur une stèle : XY a vécu quarante ans, il est mort d’une psittacose de papegai.

Une grosse rigolade.

Dans la perspective de son immortalité il est franchement impossible de commencer une carrière comme ça. C’est un trop mauvais départ à prendre dans sa mort ; un tel homme ne peut pas être pris au sérieux par l’histoire, impossible d’en faire une légende, même dans l’au-delà il ne peut espérer aucun respect si l’on apprend qu’il est mort de la psittacose de son papegai.

Vraiment indigne.

Un papegai, n’est pas un animal sérieux, aristocratique, déjà qu’il porte un nom tel qu’aucun animal normal ne l’aurait assumé, tellement il est criard et ridicule à l’instar de son plumage et de sa voix. C’est un nom de clown, ce n’est pas par hasard que des boîtes de nuit portent ce nom, mais j’imagine mal l’existence quelque part d’une Académie des Papegais, d’un Centre Culturel des Papegais ou encore un Sanatorium des Papegais.

Au demeurant il est honteux que dans le monde animal c’est justement avec les psittacidés que nous ayons tissé un commerce de la sorte, au point de leur emprunter leur maladie. Une maladie du tigre ou une maladie de l’aigle ou d’un autre noble animal, ce serait tout à fait autre chose. Il existe bien l’éléphantiasis, le Job de la bible en a souffert, personne n’a rien à y redire, l’éléphant est un grand animal noble et sensé.

On en a honte devant les animaux. On préfèrerait le leur cacher.

C’est ça la vraie déveine : même cela n’est pas possible puisqu’il est évident que le perroquet n’attend que la première occasion pour le répéter, dévoiler la chose, chez lui, parmi les autres animaux.

Dans tout le monde animal il fallait qu’on ait cette connivence juste avec le perroquet, cette commère qui cause.

C’est de nous qu’il l’a appris.

C’est nous qui lui avons transmis notre maladie du commérage. Ainsi nous sommes quittes. Il a raison de nous rendre la pareille – si on est copain ensemble, on peut aussi souffrir ensemble.

Il eut mieux valu ne pas lui adresser la parole.

 

5 janvier 1930[1]

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L’éblouissement de la popularité et du succès aveugle en général l’artiste, ils sont rares parmi les Hongrois, ceux qui, en dépit des troubles digestifs de la vanité suralimentée on pu préserver cette fraîcheur intacte de l’âme et des yeux qui est nécessaire aux traits de caractère les plus précieux, la conscience candide et la connaissance de soi.

Ce grand auteur dramatique reconnu, à qui j’avais posé ma question était un de ces rares-là.

Je lui ai en effet demandé si dans le flot de la marée des dithyrambes et panégyriques qui ont bordé sa carrière, il pourrait en choisir un duquel en le remémorant il serait le plus fier.

Il a souri, médité un instant.

- Le plus sincère, a-t-il fini par dire.

- Lequel était-ce ?

- Celui venu de X., mon excellent confrère et auteur dramatique qui, comme vous savez, dans ce genre modeste que j’exerce aussi moi-même, je considère comme le plus excellent, en tous cas bien meilleur que moi-même. C’était au temps de celui de mes drames qui a parcouru toutes les scènes du monde il y a environ cinq ans. Vous pouvez imaginer que j’ai lu en ce temps beaucoup de commentaires élogieux et de glorifications. C’est à Paris, au banquet qui a suivi la première de là-bas que j’ai croisé X. je l’ai salué avec respect et reconnaissance. Il venait d’arriver de Londres où lui aussi avait une première – son succès récolté était bien moindre que le mien, ce qui ne prouve qu’une chose : le public est injuste – je suis certain que sa pièce était meilleure que la mienne. Quand il m’a vu, il est venu vers moi, le visage rayonnant, en me tendant les deux bras. « J’ai vu ta pièce pour la première fois ! », a-t-il crié de loin. « Et alors ? » - lui ai-je demandé le cœur palpitant, car son opinion compte beaucoup pour moi. – « quel effet a-t-elle fait sur toi ? » - « Mon cher, je te réponds avec exactitude. Après le premier acte je me suis dit : voilà du nouveau. Après le second acte, je me suis dit : ce n’est pas seulement nouveau, mais c’est bon aussi. Au début du troisième acte, je me suis dit avec enthousiasme : c’est magnifique ! c’est excellent, c’est majestueux ! une très bonne pièce. – Et alors… au milieu du troisième acte – là où tout explose, ce qui a si bien été préparé… là… à la grande scène… je me suis penché en avant dans ma loge, j’ai pris mon menton entre mes poings… et, heu… je me suis dit… un peu nerveusement… hum, me suis-je dit… euh… ça pourrait tout de même être un peu plus mauvais… »

 

12 janvier 1930[2]

 

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Ou plutôt Messieurs, ou plutôt Mesdames, ou plutôt Messieurs et Mesdames séparément parce que cette question ressemble à ces séances cinématographiques de vulgarisation médicales auxquelles peuvent assister et les hommes et les femmes mais séparément, à d’autres moments, car il s’agit de choses que les deux parties connaissent et savent que l’autre le sait également, mais il ne serait pas convenable de reconnaître cette connaissance.

Cette fois cela ne concernera pas le fait que ce n’est pas convenable mais plutôt que ce n’est pas utile. L’association intitulée "Weltbund der Männerrechte[3]" – je le chuchote discrètement aux dames – s’agite de nouveau ; dans toutes les villes du monde à ce qu’il paraît, y compris à Budapest, elle s’apprête à organiser des congrès et des conférences pour développer sa propagande dont l’unique programme est le masculinisme, la préparation de la libération des hommes. Elle se propose d’alerter les hommes du monde entier sur ce que, au-delà de la défense de lois mauvaises et poussiéreuses, la société féminine bourgeoise, ayant conquis ses droits et en abusant sans vergogne, les opprime effrontément.

Ces dames sont donc priées de prendre acte du rapport d’espionnage ci-dessous de leur humble serviteur, modeste auteur de ces lignes, rapport que je publie par la présente à titre totalement gracieux. Den Dank, Dame, begehr ich nicht ![4]

Au demeurant j’attire l’attention de l’état-major de l’autre front, celui des hommes (j’ai l’habitude d’espionner pour eux aussi dans mes moments perdus), je l’attire sur certains signes qui, aux yeux de l’observateur raffiné, semblent prouver que les dames sont au courant de la déclaration de guerre imminente et qu’en secret elles aussi s’y préparent selon leurs méthodes artificieuses bien à elles.

Que le preux état-major veuille observer les modes qui prennent pied au sens propre du terme, sous prétexte des intempéries de la saison hivernale.

Avez-vous observé ces bottes que toute femme digne de ce nom porte de nos jours ?

Chez nous autres, seuls les soldats en portent de semblables et encore pas tous, mais seulement dans l’artillerie lourde.

Si ça continue comme ça, encore un an et elles se ceintureront un sabre au côté. Elles répondront que ce n’est rien, rien qu’un ornement, un moyen ludique de coquetterie, comme un ruban ou un bouquet. Le fourreau sera habillé de dentelles – mais à l’intérieur !

Prenons garde !

 

26 janvier 1930

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Cette histoire est simple, simple et émouvante, pleine du charme de ces petites soirées étranges où, derrière notre dignité humaine et notre amour propre, se profile un instant ce poids de plomb qui pèse en chacun de nous : n’être que des objets, semblablement aux pierres et à la poussière, mus par des forces supérieures.

Son titre pourrait être : forme et substance, ou bien le rôle de l’emportement dans l’art de l’expression.

Il s’agit d’un écrivain, excellent sous tous rapports, à qui convient bien également la définition "d’artiste de l’écriture". Émule de Kazinczy[5], l’ermite de Széphalom, il considère "l’enjolivement de notre langue" comme une des fonctions primordiales de la poésie, de la prose, ainsi que du langage parlé, au sens le plus noble. C’est un chevalier sans reproche de la langue hongroise, il écrit et de même il parle le hongrois le plus châtié, le plus soigné et le plus beau, avec un goût raffiné, en évitant tout débraillé.

Aussi est-il un peu présomptueux – il se sent offusqué si parmi les "cultivateurs du beau langage hongrois" on ne mentionne pas son nom en tête.

Au demeurant, notre ami est un mari exemplaire et un père encore plus exemplaire.

C’est en cette dernière qualité qu’il a été frappé récemment d’une grande frayeur, qui heureusement s’est avérée sans fondement.

Un soir, une fois au lit, l’enfant a commencé à gémir, à se plaindre de mal de tête, il vomissait, il avait de la fièvre.

Impossible de joindre le médecin de famille au téléphone. Notre ami s’est donc vite habillé pour sortir à la recherche d’un médecin. Dans un fort état d’excitation il a sonné chez plusieurs connaissances, en vain.

Finalement il est entré au hasard chez un médecin totalement inconnu. Celui-ci était déjà couché, il a pénétré jusqu’à sa chambre. Il était si nerveux qu’il en a oublié de se présenter, pour en venir aussitôt au fait.

- Docteur – mon fils – faudrait immédiatement – puisque ce matin il n’avait encore rien, mais il y a quinze jou… ou plutôt il y a à peine une heure, sa tête… son ventre…

Le docteur l’écouta avec patience et condescendance pendant une minute, puis il se mit assis dans son lit et dit sur un ton paternel et encourageant, à l’adresse de la fierté de la belle prose hongroise qu’il n’avait pas reconnue :

Bitte, sagen Sie es auf ihrer Muttersprache – ich verstehe auch deutsch, rutenisch und slovakisch. (S’il vous plaît, exprimez-vous dans votre langue maternelle – je comprends aussi l’allemand, le ruthène et le slovaque.)

 

2 février 1930

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La chose n’est pas encore tout à fait certaine, soyons pour le moment prudents en la matière, ne nous engageons pas trop tôt par quelque déclaration précipitée, cela pourrait se retourner contre nous, on a vu des cas semblables.

En tout cas c’est caractéristique.

On ne sait pas pour qui. Pour celui qui l’affirme, ou pour  celui dont on l’affirme.

On tient déjà le coupable. La police recherche encore la victime.

Mais s’il s’avère…

Le coupable, un chercheur allemand quelconque, a commis son crime en prétendant que… euh…

Comment dire cela. La chose est délicate.

Il s’agit en effet des Habsbourg. Pas de l’un ou l’autre des Habsbourg en personne, mais de la famille dans sa globalité.

Moi, je ne suis ni légitimiste ni républicain, ou plutôt, je ne suis encore ni l’un ni l’autre, je verrai, j’attends d’y voir plus clair, je le dirai après avoir vu si les autres… euh… ce n’est pas que je ne serais pas un homme courageux, résolu, qui déclare son opinion indépendamment de la foule – allons, allons, il ne s’agit pas de cela, simplement, momentanément je n’ai pas le temps de formuler une opinion, je suis trop occupé.

Au demeurant il ne s’agit pas de cela.

Il s’agit plutôt de ce que… euh…

Comment vous expliquer ça. Bref, ce savant historien prétend que…

Que, en ce qui concerne l’origine de la famille des Habsbourg, eh bien…

Eh oui…

Comment ?

Que quoi ?

Oui, oui. Vous avez mis dans le mille. Mais si, c’est sûr, vous êtes tombé juste, oui, il s’agit bien de… Je vois que vous l’avez compris, à votre façon de vous frapper le front, ahuri et disant "ça alors !".

N’est-ce pas que c’est intéressant ? Qui l’aurait cru ?

Moi, je ne conteste pas que ce soit possible. Je ne fais que transmettre la chose telle que je l’ai entendue dire, ou plutôt je l’ai lue, je la transmets, sans commentaire – en société, j’invite des personnes un peu à part, je regarde sournoisement de biais et je chuchote doucement, entre les dents : savez-vous ce que j’ai entendu dire ? Que ces Habsbourg… tout au moins leurs ancêtres… étaient… euh… ils étaient…

Que dites-vous là ? Non, mais vraiment ?! C’est fantastique !

Mais – ne le dites à personne ! - je me doutais de quelque chose.

Vous savez, ce parvenu que j’ai toujours senti en eux, tant que leurs affaires étaient florissantes… Non mais, ils n’ont pas hésité à porter la couronne…

Ensuite, cette modestie suspecte, cette introversion, quand les choses n’allaient plus aussi bien… Moi, je ne dis rien…

Mais écoutez, on aurait dû y penser dès le début. Déjà leur nom !

Ce n’est pas un nom hongrois bien de chez nous, na ! Pourquoi ne s’appellent-t-ils pas par exemple Havas ou Hámor ?

Et puis cette grande connivence familiale ! Et cette nature aventureuse ! Et cet amour bourgeois de l’ordre ! Et puis ils étaient tellement blonds ! Et ils étaient si bruns ! Et ils étaient si téméraires ! Et ils étaient si prudents ! Et ce nez arqué, aquilin, si caractéristique ! Et ce nez court et droit si caractéristique !

C’est évident ! Comment ne m’en suis-je pas aperçu ?

 

9 février 1930[6]

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Mon confrère Gábor Vaszary a fait hier son compte rendu sur la Fiancée de l’Europe, Miss Europa, la plus belle Européenne, la jeune grecque au nom difficile qui a été élue cette année. L’élection cette fois est bien tombée, considérant que l’originale Miss Europa qui a prêté son nom à notre continent préféré et qui a été enlevée par un certain taureau était également grecque. D’ailleurs Vaszary écrit à ce propos que c’est une question de goût, elle ne lui plaît pas, et s’il était un… un taureau, il ne l’enlèverait pas.

Mais moi aussi, depuis longtemps je ne fais que hausser les épaules à propos des concours de beauté. À quoi servent-ils ?

L’année dernière j’ai entendu quelqu’un dire d’une reine de beauté à quelqu’un qui n’y avait rien compris : que veut-elle, elle a gagné la compétition, ça ne suffit pas ? Faut-il qu’en plus elle soit belle ?

Apparemment la beauté féminine n’est pas une décision facile à prendre par référendum.

Quoi qu’on en dise, c’est une chose individuelle. Je n’ose pas aller jusqu’à dire que c’est une affaire privée, dans notre ère de moralité je risquerais de me faire assommer pour pareille impertinence – je me risque seulement à dire en toute prudence que dans l’élection d’une vraie beauté par des hommes il y a et il y aura toujours un petit trait d’égoïsme et de vanité – un homme vrai trouve une femme belle pour la raison et dans l’hypothèse qu’il a été le seul à s’en apercevoir, car il est le seul expert, et à Dieu ne plaise que les autres aussi la trouve belle.

La loi de Titus Telma[7] s’applique un peu aussi aux sentences sur la beauté : la valeur de la sentence est inversement proportionnelle au nombre des juges.

Miss Beauté des différents pays, ne m’en veuillez pas, mais j’ai fait une découverte merveilleuse : plus le cercle de vos électeurs était restreint, plus l’élue plaisait à celui à qui elle voulait plaire.

À Miss Europe je préfère Miss Hongrie.

Miss Budapest aurait beaucoup plus de chances de conquérir mon cœur que Miss Hongrie.

Et alors Miss Troisième arrondissement !

Sans parler de Miss Quarante, rue Faubourg Stáció !

Ou encore Miss Troisième étage !

Pas la peine de tourner autour du pot – pour un homme vrai, la plus belle femme du monde s’appelle forcément Miss Ellemeplaît.

 

16 février 1930

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Une de mes sympathiques connaissances féminines raconte, qu’elle soit louée de ne pas l’avoir dissimulé, la bizarre aventure suivante.

Par ses relations elle s’est trouvée à Berlin dans une société chinoise distinguée et exclusive, un peu comme celles que nous connaissons du "Typhon" de Menyhért Lengyel[8]. Elle a participé au dîner, elle a goûté à leurs plats nationaux, elle a écouté leur musique. Les gens, parmi lesquels quelques représentants de l’aristocratie chinoise, la traitaient avec une courtoisie et des hommages surpassant notre imagination d’Européens, elle était enchantée d’une telle culture de la tendresse virile et du respect envers la gent féminine que, d’après elle, même les chevaliers du dix-huitième siècle n’atteignaient pas.

Au dîner, elle avait pour voisin de table un charmant jeune chinois. La conversation se déroulait en anglais sur des sujets variés, entre autre sur les âges de la vie.

- Chez vous on ne peut jamais savoir, lui a-t-elle dit. Comme si vous étiez sans âge, je suis incapable d’estimer l’âge d’un Chinois. Dites-moi, est-ce que c’est pareil pour vous à notre égard ?

Le Chinois sourit aimablement, la regarda avec respect.

- Je vois que vous craignez ma réponse. Je vais vous faciliter les choses, voulez-vous ? Je vais vous dire en toute simplicité ce que je n’avouerais jamais à un homme européen, que moi par exemple j’ai trente ans. Eh bien ? C’était votre appréciation ?

Le Chinois ouvrit grands les yeux avec une grande surprise. Il éclata de rire.

- Bon, bon, arrêtez de jouer la comédie ! Vous êtes pénibles avec cette politesse exagérée ! Dites-moi plutôt quel âge vous me donniez. Vingt ans ? Dix-huit ans ?

Le Chinois prit peur.

- Pas du tout…, chuchota-t-il, qu’allez-vous penser là, Madame ?

Et il continua, le regard rayonnant :

- Je vous donnais, Madame, au moins cinquante ans – tellement vous êtes cultivée, intelligente et sage !

*

Cette histoire m’est venue à l’esprit en lisant que deux médecins canadiens ont encore inventé une sorte de sérum de jouvence pour femmes.

Ont-ils tenu compte de la manière de voir des Chinois ?

 

23 février 1930

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Oh non, oh non vraiment, ça commence à être un peu trop bigarré, toutes ces voix dans les sphères, radio, gramophone, cinéma parlant – ne croyez-vous pas que les choses s’entassent un peu trop ? La voix, toutes les voix qui depuis le commencement du monde ont retenti puis se sont dispersées, ne retentissent et ne se dispersent plus – elles reviennent nous hanter, elles transforment le passé en présent, elles l’amplifient, elles l’exacerbent. On a calculé que si tous les êtres vivants morts jusqu’à nos jours étaient encore vivants, ils n’y aurait plus de place sur le globe terrestre – mais restera-t-il de la place dans notre oreille et dans l’éther si tous les bruits et sonorités, tout chant et tout discours ayant quitté les sources sonores en constante ébullition confluent en une mer toujours grossissante d’une sorte de hurlement extraterrestre ?

Pour le moment nous sommes en état de confusion et de désarroi.

Lorsqu’on entend des voix, un parler, du chant dans la pièce voisine, on ne peut plus distinguer si un être vivant se trouve à proximité ou bien tout simplement si c’est le son de la radio ou du gramophone.

Depuis des années il n’y a plus guère de différence entre voix captée et voix originale. Mais cette fois les différentes machines se mélangent les unes avec les autres : c’est un nouveau Babel, le Babel des machines, qui menace.

Mal m’en a pris encore récemment.

J’étais en train de tourner le bouton de mon gentil petit poste de radio dans tous les sens, dans l’espoir d’attraper un bon concert ou une conférence intéressante.

Tout à coup, entre Toulouse et Barcelone, un sifflement strident m’agresse l’oreille : j’arrête car sur ce tronçon je n’avais jamais capté d’émetteur auparavant. J’affine ma recherche.

Le sifflement se transforme. Des voix. Des cris confus en français, en allemand et en anglais. Entrecoupés de signaux morse furieux, exigeants, obstinés.

J’écoute mieux, et le sang se fige dans mes veines.

Je distingue dans la clameur les cris affolés d’une foule débridée en danger mortel. Des sons étouffés, sanglots, hurlements, des coups de feu.

- Au secou-ou-ours !... Help !… Help !... Au secours !... Hilfe !... On coule !... Lâchez-moi !... Les canots de sauvetage !... Hé, steward !... Tuez ceux qui s’accrochent au canot !... Quittez le bateau !...

Accompagnés de craquements, grincements et de tonnerres de vagues en furie.

Blême de peur, je me précipite dans la pièce voisine.

- Les enfants… C’est horrible… Une catastrophe maritime est en train de se produite quelque part… sur un transatlantique… je l’ai captée par hasard… leur émetteur de radio est resté apparemment en fonctionnement automatique… Il faut téléphoner d’urgence au service de presse… Sont-ils au courant ?...

Mon fils aîné lève sur moi un regard ennuyé.

- Où l’as-tu trouvé ?

- Entre Barcelone et Toulouse.

Il fait un signe désabusé.

- Ah oui… C’est Milan… Je vais voir…

Il attrape une feuille de journal, il la parcourt en un clin d’œil. Il acquiesce.

ça y est. Milan : à dix heures et quart, retransmission de Lausanne du film parlant intitulé Naufrage.

 

9 mars 1930

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Jai un grand balcon ouvrant sur le ciel, dans la direction de Lágymányos[9] : je me bronze sur ce balcon dans les premiers rayons du printemps, dans la fonte de la neige étincelante, huileuse et laiteuse qu’on pourrait presque avaler – je me surprends à bâiller comme un poisson, mais il me manque les branchies.

Ça vrombit au dessus de ma tête, je lève un regard paresseux vers le ciel.

D’abord le soleil m’empêche de voir – ensuite je suis aveuglé par deux ailes aux écailles argentées basculant vers le bas. Un avion au dessus du bras mort du Danube à une altitude de mille cinq cent mètres. Est-ce un avion postal ou un vol commercial ?

Apparemment ni l’un ni l’autre. Il ne file pas plus loin, il est collé au-dessus de ma tête.

Il bascule à droite, il bascule à gauche, il saute, il fait un looping. Tout à coup il décide de se redresser à la verticale – puis il préfère s’allonger sur le dos et décrit des cercles, avec son pilote la tête en bas.

Il s’amuse.

Maintenant il tressaute, il s’enfonce droit comme une flèche dans le soleil, il disparaît pour un instant – mais le voilà déjà réapparu en piqué, en tire-bouchon, épatant, à couper le souffle – il virevolte comme une toupie, il a dû perdre quelque mille mètres en l’espace de deux secondes, il s’en faut de peu qu’il cogne le bout de son nez au sol – mais une gracieuse pirouette à la dernière seconde lui permet de se redresser, il saute plusieurs centaines de mètres, il flotte et danse en rythme, il exécute trois galipettes d’affilée en avant, en arrière, avec des sauts multiples comme le clown acrobate – puis de nouveau il se met sur le dos pour se faire bronzer le ventre.

C’est tout juste s’il ne chante pas ou ne pousse pas des cris, ivre de joie, enivré par le vin vieux du ciel printanier.

Mais non, ce n’est pas un oiseau, cette danse sautillante, étincelante et argentée rappelle plutôt l’humeur débridée d’un bébé dauphin, d’un poulain dauphin – il s’est brusquement éveillé de son rêve et, se trouvant seul dans son aquarium large de dix mille mètres et profond de dix mille mètres, se met à sautiller mi-heureux, mi-effrayé, en cherchant le bout de l’aquarium dans le sens des trois dimensions, un trou par lequel il pourrait échapper, fuir le monde et se sauver de sa propre peau. Et tant pis si chacun de ses moindres gestes, chaque coup de nageoire qu’il donne remue ciel, eau et terre à cent mètres à la ronde.

Maintenant il décrit lentement des cercles, il disparaît un instant derrière la cheminée d’une usine – aurait-il atterri pour se reposer ?

 

Pendant que j’attends qu’il rejaillisse, un oiseau, une sorte de busard, évolue près de moi, sous mon balcon.

Il ahane avec des battements d’aile monotones, paresseux, il rame mécaniquement tel une hélice usagée – je le vois épier jalousement vers le bas : il serait si bon de s’engouffrer au flanc de ce dépôt d’ordures grassouillet sans être dérangé par les gens continuellement affairés.

Voler ?

Il hausse les épaules.

Essayez donc vous aussi pendant dix mille ans…

 

23 mars 1930

 

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Jest une loi que j’ai observée sur moi-même, c’est pourquoi je me permets d’affirmer que c’est une loi psychologique de valeur générale, assortie de la modeste requête que dans les manuels scolaires à venir cette loi figure sous le modeste nom de votre serviteur, à l’instar de l’équation binomiale ou le théorème de Pythagore. Sous cette réserve je suis prêt à renoncer à une contrepartie financière, ou plus exactement me contenter des honoraires d’écrivain liés à la publication de ma découverte.

De quoi s’agit-il ? Nous savons que l’homme traversant la chaussée sautille de gauche et de droite comme une puce affolée afin d’éviter de se faire écraser. Il évite le trajet d’une moto en se jetant dans les bras ouverts d’une remorque, il frôle un autobus, il offre pudiquement sa vie de martyr aux roues d’une ambulance, reconnaissant que l’ambulance n’est pas en mesure de faire attention un fois qu’on l’a appelée sur les lieux d’un accident. Pendant ce temps il accepte avec résignation que le chauffeur, le cocher et le conducteur de tram, s’il leur refuse son corps, écrasent gaiement son honneur, lançant à lui et à son honorable famille (tiens, comment la connaissent-ils si bien ?) toutes sortes de noms d’oiseau, hurlant « vous ne pouvez pas faire attention ?! » C’est vrai, il risquerait de renverser avec sa tête de bœuf le chétif, fragile, pudique camion de déménagement.

Écoutez ce que j’ai observé.

J’ai observé qu’à ces occasions, quand le danger est réel et, piégé entre plusieurs feux, le sauvetage de ma faible vie paraît impossible, involontairement et instinctivement, je ne saute pas vers un espace libre, mais je me serre contre le flanc d’un des véhicules, ou je m’accroche carrément à sa queue, pour ensuite ne regarder ni à droite, ni à gauche, ni devant, ni en arrière – et dans cette position je me sens autant en sécurité qu’un petit enfant qui grimpe aux jupons de sa maman.

Comment expliquer cela ?

C’est simple : mon subconscient a très justement reconnu la loi du principe de l’autorité et de la complicité des puissants.

Selon le calcul des probabilités de la théorie des forces, il y a autant, voire plus de chances (compte tenu des masses plus grandes et plus pesantes) que deux véhicules se heurtent que de voir le véhicule écraser un piéton.

Et pourtant les collisions sont plus rares que les écrasements. Pourquoi ?

Parce que les véhicules font davantage attention les uns aux autres qu’aux passants vivants, vu qu’un véhicule coûte cher, bien plus qu’une vie humaine.

C’est comme ça de nos jours.

 

30 mars 1930

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Un jeune homme de visage honnête, mal fagoté, vient en face de moi, un colis sous le bras, dans la tranquille petite rue latérale.

Il s’arrête, il réfléchit, va plus loin, fait demi-tour, se tourne vers moi, j’entends ses pas hésitants dans mon dos.

Arrivé au tournant il se décide.

- Excusez-moi…

- Qu’y a-t-il ?

- Pour une minute… voudriez-vous passer avec moi sous le porche ?...

Il désigne son paquet.

- J’aimerais que vous le regardiez…

- Pourquoi ? Qu’y a-t-il dedans ?

Il se penche vers moi, mystérieusement.

- Du tissu anglais de première qualité… le matériau le plus noble, estampillé… à quarante-cinq pengœs … écoutez, je vous le vends à dix pengœs  le mètre, j’en ai pour deux complets.

- Pourquoi faut-il se cacher sous un porche pour ça ? Venez, montons chez moi…

Il regarde alentour.

- S’il vous plaît… la vente est très pressée…

Il me chuchote encore à l’oreille :

- …Je vois que j’ai affaire à un gentleman… c’est pour ça que je me suis permis de vous interpeller… c’est de la marchandise volée… je l’ai aussi achetée en sous main… c’est pour ça que je peux la vendre si peu cher… c’est presque gratuit…

Je l’ai naturellement assuré qu’il était dans l’erreur… je ne suis pas un gentleman, par conséquent je ne prends pas part à l’économie souterraine.

Une fois qu’il eut disparu, j’ai réalisé que pour la forme je venais de commettre un acte répréhensible : je n’avais pas arrêté ni dénoncé un acteur de l’économie souterraine, autrement dit j’ai été son complice.

Heureusement, un officier de police de mes connaissances à qui je fais part de l’affaire rassure ma conscience : je ne dois pas croire un seul mot de cette histoire, le cas est fréquent de nos jours, la marchandise en question n’a pas du tout été volée, il avait présenté la chose ainsi pour allécher le client, l’acheteur se fait généralement plaisir d’entrer en possession d’un bonne marchandise pour pas cher.

- En somme, j’aurais fait un pas de clerc si je l’avais dénoncé, hein ? Au poste, il m’aurait ri au nez et il aurait prouvé que la marchandise lui appartenait.

- Et la ruse avec laquelle il voulait te la refiler ? Ça suffirait pour le coffrer.

Je comprends.

S’il l’a volée il est puni comme voleur. S’il ne l’a pas volée, il est puni comme escroc qui prétend être un voleur, alors qu’il n’est qu’un homme honnête.

Usage de faux.

 

6 avril 1930

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Étant donné que cette semaine je reçois pour la cinquième fois, d’expéditeurs inconnus, cette lettre mystérieuse que l’on ouvre le cœur palpitant, avec le soupçon silencieux qu’on est en train de nous signifier enfin le testament de l’oncle d’Australie qui nous concerne, pour que tombe ensuite de l’enveloppe un bout de papier sur lequel, sans aucun nom, on est invité à recopier la présente lettre en neuf exemplaires et à l’envoyer à neuf adresses, comme l’a fait ce certain colonel Allan, qui souhaite que cette présente lettre fasse neuf fois le tour du globe ; comme quoi, si je la poste, un grand bonheur m’arrivera dans les neuf jours, mais si je ne la poste pas je serai frappé d’un grand malheur (avec ici une allusion à un certain gros lot) – étant donné que j’ai envie de mettre fin pour une bonne fois à ce petit jeu, ce n’est pas en neuf exemplaires mais, grâce à ma situation chanceuse, c’est en quatre-vingt-dix mille exemplaires que j’ai l’honneur de la communiquer par la présente à l’adresse de quatre-vingt-dix mille lecteurs, avec les modestes observations suivantes :

considérant qu’en possession de quelques connaissances mathématiques, je trouve pour le moins contestable l’hypothèse selon laquelle les neuf personnes auxquelles j’aurais pu envoyer la lettre en question, plus toutes les 9x9x9… 9n auxquelles les neuf premiers auraient pu la transférer, pourraient en compensation de leur docilité gagner le gros lot, dans les neuf jours, vu qu’en général la chance a pour particularité d’être d’autant plus petite que les bénéficiaires sont plus nombreux, et elle est plus grande s’ils sont moins nombreux ;

considérant donc que c’est manifestement le contraire que ce que prétend l’auteur de la lettre qui tient debout ;

premièrement j’ai l’honneur de faire savoir respectueusement avant tout au colonel Allan, pour moi un parfait inconnu, que j’interromps pour ma part et par la présente une fois pour toutes cette chaîne, accompagné de l’humble souhait que la foudre de Zeus qui depuis neuf ans fait ses neuf tours autour de la Terre, et qui l’a évité jusqu’ici, ne l’évite plus mais lui tombe sur la tête ;

deuxièmement je fais savoir à tous ceux qui dans l’avenir auraient l’intention de m’envoyer de telles lettres, que selon mes informations dignes de foi, conformément aux souhaits de mon propre colonel américain, Mr. Ellen-Allan embauché spécialement à cette fin, tous ceux qui m’ont jusqu’à présent transmis de telles lettres, ont été frappés dans les neuf jours par les plus horribles des malheurs et seront frappés dans l’avenir également.

Je n’ai rien d’autre à ajouter. J’invite mes quatre-vingt-dix mille lecteurs à transmettre ma présente décision en quatre-vingt-dix mille exemplaires chacun.

 

13 avril 1930

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Pardonnez-moi, aujourd’hui je devrais écrire des mots dévots sur l’ambiance solennelle de la Résurrection in specie aeternitatis, mais que faire, je suis chroniqueur dans ces modestes billets des jours et même des heures et des minutes qui filent, je ne suis pas en mesure d’accompagner les cloches qui vont à Rome : je suis obligé de me contenter de ma propre petite crécelle qui, comme on sait, peut se substituer à la cloche en ces jours.

D’ailleurs elle en crépite des choses profanes, blasphématoires. Cela fait cinq minutes que je l’écoute.

- Qu’est-ce que tu as à gribouiller sans arrêt ? Tu écris même le Vendredi Saint ?

Évidemment, c’est Laci, avec sa bonne humeur inébranlable, Laci le ricaneur avec ses éternelles farces de mauvais goût, il est assis à la table voisine et ne veut pas me ficher la paix. Comment m’en débarrasser avant qu’il ne me serve une de ses nouvelles blagues immatures saugrenues ?

- Tu ferais mieux de faire toi aussi quelque chose.

- Un jour férié ?

- Bien sûr. Va à l’église ou rentre en toi-même.

- Si tu veux savoir, j’ai déjà accompli mon devoir du jour que je ne manquerais jamais le Vendredi Saint.

- Tiens donc ! C’est quoi ?

- Téléphoner. Mais oui, j’ai cinquante coups de fil à passer.

- Cinquante coups de fil ?

- Oui, car personne ne le ferait à ma place. Encore heureux qu’il n’y ait qu’une cinquantaine d’habitants de la capitale qui portent le nom de Corbeau.

- Quelle inepties tu crépites encore ici ?

- Tu vois à quel point tu es quelqu’un de superficiel. Tu as oublié que le Vendredi Saint le corbeau lave son fils[10]. Le plus grave est que sans ma contribution les vrais, ceux qui s’appellent Corbeau, auraient aussi tendance à l’oublier. Depuis des années j’assume donc la charge, de façon altruiste et même anonyme, d’appeler tous les Corbeaux et de leur demander s’ils ont bien lavé leur fils.

- Barre-toi, avant que je ne te jette quelque chose à la tête !

Oh pardon, si je te dérange…

Mais il avait déjà trop excité mon imagination.

- Allez, rassieds-toi… et dis-moi ce que te répondent tes malheureuses victimes ?

- Chacun selon sa personnalité et son tempérament. Il y en a qui chaque année s’étonnent de nouveau, ne comprennent pas la chose, d’autres jurent et se mettent en colère, ce qui n’est pas joli joli, il y en a d’autres qui attendent déjà mon appel avec résignation et avant que je ne puisse lancer mon avertissement m’annoncent qu’ils me remercient, tout va bien, je peux me sentir rassuré. Au demeurant, je ne suis pas satisfait de mon résultat de ce matin, un Corbeau (ne voulant pas exposer la personne à l’opprobre public, je ne dirai pas lequel) a vilement abusé de ma confiance et n’a pas hésité à gratifié mon altruisme d’une remarque malveillante.

- Tiens donc.

- Comme je te le dis. Quand je lui ai demandé s’il a déjà lavé son fils, il m’a répondu qu’il me remerciait, oui, mais que l’année prochaine je devrais trouver un remplaçant, car, à l’assemblée générale des Corbeaux où ils vérifient habituellement la liste des individus mûrs pour la potence pour des raisons ophtalmologiques, il vient d’apprendre que cette année ce sera mon tour. Que dis-tu d’un pareil cynisme ? Vraiment, il y a des gens qui n’hésitent pas à faire des blagues incongrues un jour de fête religieuse !

Laci hoche la tête avec indignation.

 

20 avril 1930

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Cest vraiment très bien ce que j’ai appris aujourd’hui d’un grossiste en fruits et légumes à propos de la nouvelle façon d’examiner les fruits les plus beaux pour savoir s’il ne sont pas véreux.

Évidemment sans les ouvrir.

S’agissant des acquis des techniques modernes, le lecteur s’imagine qu’il a trouvé juste s’il a songé à une sorte de radiographie.

Il n’en est pas question. Radio, vieux jeu. Où en sommes-nous déjà, des radios !

Avec un microphone, s’il vous plaît, un microphone de précision qui multiplie le moindre bruit par mille. On installe le microphone sur la belle pomme rouge et si un ver se trouve à l’intérieur, on entend son creusement et sa reptation comme autant de fracas et de détonations dans le casque fixé aux oreilles ou dans un haut-parleur que le banquet d’une centaine d’éléphants ripaillant dans la forêt vierge.

C’est chouette, hein ?

Quelle perspective !

Des personnes à l’ouïe fine ont toujours affirmé qu’elles entendent la croissance de l’herbe. Désormais, cela devient vérifiable.

Il n’existe plus de chuchotements, de sournoiseries filant sur la pointe des pieds.

Ce que j’ai sur le cœur est aussi sur mes lèvres – même pas sur mes lèvres, sur les lèvres du monde, à l’oreille de tous. Cela fait longtemps que la médecine sait augmenter le bruit des battements du cœur : qu’est-ce qui empêcherait de nouveaux progrès ? Un jour on pourra savoir comment discutent ensemble le foie et la bile, l’estomac et les poumons,  et il ne sera plus nécessaire de chercher les méchantes bactéries sous microscope : nous pourrons confortablement écouter quand elles tiennent leurs conciliabules secrets pour décider où s’engouffrer.

« Quelque chose s’agite en lui », disait-on de certains jeunes gens – maintenant on saura si c’est un ver ou du génie.

Le gouvernement aussi verra son travail facilité par la nouvelle méthode – on placera des microphones géants sous le pays, permettant peut-être enfin ce que jusqu’ici il n’a pas été capable de déceler, ce petit frémissement, ce soupir minuscule des tout petits mécontentements qu’avant personne n’entendait : un besoin urgent ici, une aide nécessaire là.

 

11 mai 1930

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Dans une salle de cinéma j’ai vu un adorable petit film documentaire. On y voyait l’évolution d’un petit poussin depuis la petite bulle du jaune d’œuf jusqu’à ce que l’oiseau duveté casse sa prison calcaire (à propos : pourquoi n’en fait-on pas beaucoup plus de ce genre ? C’est infiniment plus intéressant que les histoires policières !).

Bien sûr, la chose se déroule dans une couveuse électrique, le poussin n’aura pas la moindre idée du fait qu’il descend d’un coq et d’une poule – si d’aventure il devient par la suite philosophe naturaliste, il écrira sans faute le grand ouvrage fondamental de la science aviaire selon laquelle l’espèce aviaire en tant que représentant de l’Intelligence des gallinacés se trouvant au sommet du génie, contrairement aux autres êtres vivants, se crée spontanément, ou alors elle est produite dans des cornues par des puissances impénétrables. Et elle rejettera simplement l’enseignement du freudisme, affirmant qu’elle n’est pas concernée par le complexe d’Œdipe.

Or, rapprochez cette chose d’une autre information récente selon laquelle à une exposition allemande on a présenté un berceau d’un nouveau type (dommage qu’elle n’était pas visible à la Foire Internationale) ne nécessitant ni nourrice, ni surveillance. On branche simplement le berceau à une prise électrique, et il exécute le balancement et le bercement exigés par l’intensité des pleurs de l’enfant transférés par un microphone, puis, si cela s’avère insuffisant, le système enclenche des berceuses sur gramophone, signées des meilleurs compositeurs. Une variante légèrement plus onéreuse du berceau peut aussi allaiter le bébé et le changer.

Ce berceau et cette couveuse électrique proviennent de l’utérus, plus exactement de la couveuse électrique d’une même géniale pensée.

L’homme et la nature finiront rapidement par se comprendre sous le signe de la technique omnipuissante :

Nous ne sommes plus en mesure de comprendre ce monde ? dans notre âme à nous cette mécanisation suscite des associations tristes et déplaisantes ? nous ne possédons pas la sensibilité pour comprendre sa beauté artistique ?

Le jour viendra où c’est une machine poète qui en chantant bercera dans une machine berceuse le poussin né dans une machine couveuse.

 

18 mai 1930

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C’est vrai, que je ne l’oublie pas, hier soir j’ai déchiffré le mystère du monde. Je me hâte de préciser que le plus souvent on oublie vite ce genre de choses – il faut, d’une part, tenir en tête tant d’arriérés d’impôts, de délais, de courrier à répondre, et d’autre part, pour ce qui est des énigmes à résoudre, si je termine un jeu de mots croisés ou de mots fléchés de la feuille de chou d’un canton, j’ai toujours l’espoir de gagner un flacon de vinaigre de toilette au tirage au sort – mais qui va primer la résolution du mystère du monde ?

En outre il y a aussi le risque de devenir victime de médisances. Il existe toutes sortes de conservateurs, de sceptiques, qui peuvent toujours avancer que même Newton n’y est pas parvenu complètement, ni Einstein, ni Laplace – alors pourquoi diable aurais-je réussi, justement moi, justement hier soir, sans aucune prémisse, sans avoir écrit au préalable toute une bibliothèque de livres d’astronomie et de mathématiques ?

Eh bien je regrette beaucoup, je n’y peux rien, mais c’est le cas. Il y en a qui cherchent tout au long d’une vie sans jamais trouver, et il y en a d’autres qui y jettent un regard et brusquement tout leur devient clair.

C’est ainsi que je regardais hier soir le ciel étoilé, pour le peu qui en était visible, distraitement, et tout en me disant qu’on pourrait quand même vendre ce machin, cette chose que j’ai écrite, si préalablement l’éditeur lui faisait une bonne petite publicité.

Eh bien, pendant que je médite ainsi, pour moitié à propos de la publicité que l’on pourrait faire, et pour l’autre moitié sur la signification que pourraient avoir tous ces points scintillants, là bas dans le rond infini, ces prétendus soleils géants et planètes et comètes, à quoi peuvent-ils bien servir et qui a dû les fabriquer et dans quel but, tout à coup, frappé comme par la foudre, une lumière fuse dans mon cerveau.

Une pub lumineuse ! Évidemment !

Tout le ciel étoilé n’est autre que la publicité lumineuse de l’idée de la Création !

Des lettres gigantesques, avec un texte inconnu jusqu’à nos jours. Regardez par exemple la Grande Ourse, elle ressemble à une grande lettre G majuscule.

Bien sûr, des lettres inconnues ; il convient d’abord de les déchiffrer. Mais c’est un travail moindre, même les hiéroglyphes ont pu être déchiffrés dès qu’il s’est avéré que c’est de l’écriture et non des images.

Je viens donc de vous indiquer la direction, c’est à vous de travailler.

J’attends avec impatience le nouveau Champollion qui déchiffrera le sens de cette écriture.

Quel texte voudra bien s’ouvrir à nous ?

« N’acceptez qu’un Univers du Bon Dieu, original, pourvu d’estampilles, breveté – et refusez vigoureusement tout contrefaçon dépourvue de valeur. »

 

25 mai 1930

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Depuis quelques jours j’observe dans les milieux féminins un curieux mouvement qui m’a d’abord interloqué, jusqu’à ce que j’en découvre la cause.

Plusieurs de mes amis confirment les mêmes signes récurrents, à première vue incohérents.

Monsieur se promène avec Madame. Se promener avec Madame n’a jamais été une tâche agréable, Madame a la manie de s’arrêter à tous les arbres, pardon, à toutes les vitrines. Mais depuis peu il y a du nouveau.

- Attendez une minute, dit Madame, et elle entre sous un porche.

Monsieur attend, pensant que Madame doit certainement arranger son porte-jarretelles. (Jadis, je me le rappelle, les hommes trouvaient ce geste particulièrement érotique, certaines revues traitaient exclusivement ce geste des femmes, d’arranger leurs porte-jarretelles.)

Madame ressort avec une rapidité surprenante. Elle sort, la tête haute, affichant un sourire étrange, victorieux. (S’agirait-il tout de même d’un geste érotique ?)

- Na, dit-elle, comme qui a bien réglé ses affaires, on peut y aller.

Deux minutes plus tard, devant un autre porche.

- Attendez une minute.

Et la scène se répète mot pour mot.

Au troisième porche, Monsieur avance avec tact :

- Ces porte-jarretelles laissent tout de même à désirer…

Elle s’étonne.

- Quels porte-jarretelles ?

- Ce n’est pas pour cela que vous devez si souvent aller vous cacher sous des porches ?

- Allons donc !

- Mais ?

- Bêta ! Ne savez-vous pas qu’il y aura bientôt des élections législatives ? Dans chaque immeuble, sous le porche, on a affiché la liste des électeurs.

C’est étonnant ! Toi, homme imbécile, naïf et vieux jeu, tu te casses la tête pour des histoires salées de porte-jarretelles, tu remémores des revues anciennes, le Figaro Hongrois, le Rire ou le Sourire de Paris, l’éternelle Ève, la coquetterie et autres souvenirs coquins – où en est-on aujourd’hui de tout ça ? Les femmes d’aujourd’hui ne s’intéressent plus à des futilités, elles songent à la politique, elles se préoccupent des élections législatives, elles voudraient peut-être tôt ou tard devenir candidates.

Il la regarde ébahi, il est sur le point de l’interroger, de lui demander son avis sur le dernier discours de Apponyi, quand tout à coup c’est elle qui se met à parler.

- Quel âge vous donnez à Manci Horovitz qui prétend avoir vingt-six ans, je vous le donne en mille ? Si vous voulez le savoir, regardez-le de vos propres yeux – elle habite là, dans cet immeuble ! Et là, pas de tricherie – les données viennent des registres d’état-civil ! Allez, regardez, ce n’est pas plus mal – et tant pis pour vous d’avoir tant eu les yeux exorbités quand cette personne s’est mise à arranger ses porte-jarretelles devant vous l’autre jour ! .

 

8 juin 1930

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Cette histoire m’a été rapportée à propos d’un candidat à la députation, qu’elle soit retenue pour sa moralité.

C’est la première fois que la personne en question s’est portée candidate, dans une région hongroise "pur-sang", telle que le garantit le test sanguin à la Méhely[11]. Ceci est important, parce que…

Mais n’allons pas plus vite que la musique.

S’agissant de bons chrétiens, les directeurs de campagne pensaient rendre le meilleur service à leur candidat en soulignant les mérites du monsieur en question dans la lutte contre le maudit pessimisme.

Ils ont réussi à dénicher que monsieur le candidat avait écrit un livre contre la franc-maçonnerie. Eh bien, ils se sont jetés sur cette pièce à conviction, répandant en long et en large que leur candidat était l’ange exterminateur des francs-maçons.

Un très mauvais service.

Les communes avoisinantes ne sont habitées que par des familles pauvres, elles ont la particularité qu’aucun franc-maçon n’y vit – chacun va chercher ses pierres sur son dos à la montagne, et depuis des siècles, chaque maison se construit comme un nid d’hirondelles : père et mère s’y mettent et ils la bâtissent aussi bien que s’ils avaient fait livrer les cailloux de chez maître Richter – les castors ne font pas mieux. Ils ont donc droit à des louanges et non à des critiques.

Ces braves Hongrois sont bel et bien des "francs maçons", et pour le candidat opposé il n’a vraiment pas été difficile de prouver qu’ils ont été la cible de ce jeu électoral.

Monsieur le candidat a naturellement échoué.

Maintenant il a de quoi méditer. Je lui propose de mener sa réflexion autour du sujet suivant :

À des gens simples, incultes mais raisonnables, il convient de parler simplement. Il convient surtout d’éviter les notions abstraites créées par la culture.

Si dans son esprit, les francs-maçons sont des traîtres à la patrie et des mécréants, n’aurait-il pas été mieux qu’il déclare lutter contre les traîtres à la patrie et les mécréants ? Tout le monde l’aurait compris.

 

15 juin 1930

 

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Lors d’un grand match de boxe en Amérique, un des cent mille spectateurs est victime d’une attaque cérébrale – le pauvre, il voulait peut-être attirer l’attention sur lui pour qu’on le regarde, lui aussi, pas seulement ces deux là-bas qui se battent à mort – il a lancé pour un round son défi à l’apoplexie, ce personnage qui aime bien se tenir aux aguets au milieu de gens sanguinaires (ceux qui fréquentent les matchs de boxe, ne seraient-ils pas tous un peu sanguinaires ?). Il l’a défiée, et l’apoplexie l’a honoré d’un knock-out final et définitif.

Toutefois, grâce aux organisateurs parfaitement à la hauteur de la situation, la scène n’a pas eu l’éclat escompté. En effet, deux matchs ne peuvent pas être livrés au même moment, au même lieu, surtout si l’un des deux n’a pas été programmé. En conséquence, lorsque notre malheureux héros était sur le point de défaillir, non seulement on n’a pas compté sur lui les dix secondes règlementaires, mais il a été aussitôt rattrapé dans sa chute par deux costauds du service d’ordre qui l’ont traîné par les bras jusqu’au dehors à travers la foule dense et ondulante, sans permettre au public de se rendre compte de ce qui était arrivé.

Imaginez la scène. Ils traînent, poussent, balancent le cadavre pour qu’il ait l’air d’un corps vivant. Quelques curieux se retournent, les suivent du regard. Alors ils se mettent à réprimander le mort, sale ivrogne, lui disent-ils, n’avez-vous pas honte de vous cuiter à un endroit aussi solennel ? Bon, bon, ne titubez pas, vous allez boire un peu d’eau, et quand vous aurez regagné vos esprits, vous pourrez revenir. Pour un meilleur effet, un des organisateurs répondra peut-être à la place du cadavre tel un ventriloque, je ne suis pas saoul, Monsieur l’agent, lâchez-moi, ou des choses comme ça.

Autrefois la mort était plus grand seigneur que de nos jours. Là où elle apparaissait, les gens baissaient la tête, se découvraient avec respect, cessaient leur charivari. Qui se souvient de la "Mort rouge" d’Edgar Poe, quand elle traverse la salle de bal dans sa longue cape pourpre et sur ses traces se figent la danse et la musique, l’horreur dans sa majesté ?

Cette majesté a été détrônée.

La mort n’en impose plus. Et si elle veut encore impressionner, elle n’a qu’à se comporter respectueusement et modestement, sans déranger la cérémonie de la vie, sinon elle va être écartée discrètement, elle et son butin.

Elle n’en impose plus. Elle a été trop vorace. Elle en a trop fait il y a dix et quelques années.

 

22 juin 1930

 

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Allons, allons, je ne comprends pas comment l’humanité est devenue pleurnicharde et fragile au point d’être toute retournée à cause d’une petite chaleur, jen’enpeuxplus, jen’enpeuxplus, ainsi de suite ; et puis après ? Nous sommes des hommes pour tout supporter, mais ici, dans ce pays, dès que le mercure grimpe un peu, tout le monde perd la tête, même le contrôleur du tram ce matin, il m’a pris pour un fou quand à sa demande de mon billet, je lui ai proposé d’abord mon trousseau de clés, puis mon canif, et après son nouveau refus, une petite lampe de poche – pourtant la chose est tout à fait logique, c’était autant de symboles pour lui suggérer qu’il ferait mieux de rentrer chez lui, de se peigner et… bref, c’est une chose semblable à, disons, une échelle que j’appuierais contre le gazomètre central pour mieux faire coucou à travers… Pas vrai ? À mon avis c’est la même chose parce que là aussi je pourrais aisément glisser sur le côté opposé, tout comme ici – mais pour comprendre on a besoin d’un esprit mûr et entraîné et d’une tête froide, d’un cerveau bien glacé tel que le mien, contrairement à celui de certains malheureux politiciens de catastrophes qui ne font qu’échauffer et encore échauffer les passions, mais oui, jusqu’à ce que la température devienne si élevée qu’on n’en peut plus, qu’on éclate, c’est insupportable, vous n’avez pas honte ! Oh pardon ! Je n’ai pas voulu dire que je n’en pouvais plus, je n’ai fait que railler les autres – moi, je supporte ça très bien, je suis en pleine possession de mes moyens de jugement et de critique ! Et toc ! De quoi on parlait ? Comment ? De l’insuline ? N’est-ce pas, on parlait de l’insuline ! – bref, pour que je continue la phrase commencée, ce qui est intéressant dans l’insuline est que celui qui en prend, ressent une faim terrible, indépendamment du fait qu’il ait mangé ou non, donc bref… les tenants et aboutissants de la chose sont n’est-ce pas évidents, ce sont ces producteurs de chaleur, et voici le gouvernement qui ne fait rien, pourtant il serait de son devoir d’inventer une sorte d’extrait anti-insulinique, oh là , il fait tout de même un peu, un tout petit peu… je ne veux insulter personne, mais je dis qu’il fait un peu, un tout petit peu, terriblement chaud.

 

29 juin 1930

 

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Jai toujours aimé ces statistiques pédagogiques que l’on peut voir dans les revues, comme par exemple "l’homme mange tant et tant de bœuf au cours de sa vie", illustré à l’image par un tout petit bonhomme et un bœuf gigantesque, ou par un cigare gros comme le Pont aux Chaînes, ou par un morceau de sucre grand comme une maison, et ainsi de suite. Mais il est vrai aussi que si l’on poursuivait cette logique, il en résulterait de drôles de choses, à côté du bœuf il faudrait dessiner un tas d’herbe que le bœuf a mangé, grand comme le Mont Gellért, et à côté de l’herbe toute l’Île Marguerite sur laquelle l’herbe a poussé, etc. – il s’avèrerait à la fin qu’un seul homme engouffre dans son estomac tout au long de sa vie, grosso modo des masses grandes comme notre globe, à moins que je ne suppose…

Non, pour que je fasse pareils calculs, il fait beaucoup trop chaud ! Je préfère m’adonner à des illusions et des rêveries – comme ce serait bien si toutes ces bonnes choses que nous consommons petit à petit dans le courant de notre vie : aliments, boissons, argent, femmes, gloire, amitiés, ne nous étaient pas administrées au compte-goutte mais livrées en une seule fois puis, répartis-les comme tu veux !

Ou si au moins venait une bonne fée et nous disait : parmi tous les biens pour lesquels tu t’es battu, tu peux maintenant t’en choisir un et on te donne d’un coup toute la portion de ta vie.

Que choisirais-je ?

De la viande de bœuf ?

Doux Jésus, que ferais-je d’un bœuf si grand ?

Femme ?

Imaginez une femme haute de vingt étages – par cette chaleur !

Gloire ? ça me ferait une belle jambe de devenir tout à coup aussi célèbre que le monstre de Düsseldorf.

Qu’est-ce qu’il fait chaud ! Je n’en peux plus ! Garçon, de la bière !

Saint Habacuc[12], j’en ai trop dit ! J’ai émis un vœu comme le pauvre homme du conte.

Qu’est-ce qui arrive ? En quelle couleur se change l’eau de ma piscine à vagues ? Brune colère comme la Mer du Nord – et toute cette écume ! La mousse de bière frappe violemment les marches – tout le bassin est rempli de bière ! et tout ça c’est pour moi !

Puisque c’est comme ça, piquons une tête du haut du mur !

Hum, c’est bon, c’est frais. Je préfère rester au fond sans remonter et attendre que le niveau baisse – amusez-vous bien là-haut !

 

6 juillet 1930

 

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Un essai intéressant a récemment paru dans un concours littéraire sérieux. L’auteur de l’essai est un éminent historien, un homme encore jeune mais qui se consacre depuis de nombreuses années déjà à un problème ancien dont l’éclaircissement, parfois gratuitement, sur une base purement scientifique, parfois avec des tendances politiques dissimulées, a très souvent fouetté cette curiosité toujours noble qui jaillit de l’amour-propre d’une nation.

Il s’agit de la question de la patrie ancestrale des Hongrois.

Selon la conception classique formulée au début du siècle dernier, celle qui avec des variations plus ou moins importantes a survécu jusqu’à nos jours, cette patrie ancestrale doit être cherchée quelque part en Asie. Une des stations les plus importantes de la nation errante était Atelkuzu (Etelköz), c’est cette région qu’auraient quittée les anciens Magyars au crépuscule du neuvième siècle, pour conquérir d’un coup la Hongrie actuelle, faiblement peuplée de Slaves et de Bulgares, des descendants d’anciens Scythes et Sarmates.

Ce jeune chercheur tente simplement de prouver actuellement avec des arguments et des données philologiques, archéologiques et historiques dignes d’intérêt, que la patrie ancestrale d’Atelkuzu (Ételköz)[13] n’est qu’un conte extravagant.

Mais alors où pouvaient bien se trouver les Hongrois avant le neuvième siècle ?

La réponse est simple. Ils se trouvaient ici.

Ici, à l’emplacement de la Hongrie actuelle.

Les occupants primitifs nommés Scythes ou Sarmates dont on peut faire remonter les traces jusqu’au troisième siècle, étaient un peuple parlant hongrois, des Hongrois, c’étaient les Magyars ancestraux tant recherchés. Les tribus qui aux alentours de l’an 896 sont entrées par le col de Verecke[14] sous le commandement de Árpád, n’étaient pas des Hongrois, mais des Turkmènes turcophones. Comme cela se produit fréquemment dans l’histoire, ces envahisseurs peu nombreux se sont fondus en culture et en langue dans la population autochtone, et c’est ainsi qu’est née la Hongrie d’aujourd’hui.

- N’est-ce pas intéressant ?

Selon lui, c’est la raison pour laquelle on n’a pas trouvé la source recherchée, car elle se trouvait ici sous nos pieds, nous sommes debout dessus.

La paire de lunettes perdue se trouvait sur notre nez. Les chaussettes cherchées sous le lit se trouvaient à nos pieds.

C’est souvent comme ça.

C’est peut-être également ici, quelque part, tout près de nous qu’il faudrait chercher notre avenir, la porte de sortie du présent.

 

20 juillet 1930

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[1] Nouvelle également publiée dans le recueil "Trucages" sous le titre "Psittacose"

[2] Un texte presque identique a paru en 1933 dans le recueil "Instantanés" sous le titre "Critique".

[3] Fédération mondiale des droits des hommes

[4] Je me moque, Mesdames, de vos remerciements !

[5] Ferenc Kazinczy (1759-1831). Homme de lettres, réformateur de la culture et de la langue hongroises, mort à Széphalom, dans le Nord-Est de la Hongrie.

[6] Nouvelle également publiée dans le recueil "Trucages" sous le titre "Les Habsbourg".

[7] Héros de la nouvelle de Karinthy "Légende de l'âme aux mille visages"

[8] Menyhért Lengyel (1880-1974), Journaliste, auteur dramatique, scénariste hongrois.

[9] Quartier au sud de Buda, bras mort marécageux du Danube, actuellement urbanisé.

[10] Dicton calviniste évoquant les pleurs de la Passion quand il pleut le Vendredi Saint.

[11] Lajos Méhely, biologiste hongrois, idéologue raciste (1862 - 1953)

[12] Le huitième des douze petits prophètes de la Bible.

[13] Ételköz : territoire légendaire situé au sud de l’Ukraine.

[14] Col situé au nord-est des Carpates.