Frigyes Karinthy : "Mon journal"
josÉphine baker
« Et je
vis une femme assise sur une bête écarlate, débordant de
blasphème… »
« Cette femme était
vêtue de pourpre… Elle tenait dans sa main une coupe d'or emplie
des abominations et des impuretés de sa prostitution… »
Ainsi parla le prophète.
À Vienne on fait sonner les
cloches, le grand prêtre invite Satan d’une voix tremblante
à quitter le corps de la jeune fille.
À Budapest un
député de petite pointure prend le Parlement pour une
église, il se prend lui-même pour Godefroy de Bouillon et
prêche la croisade. Le ministre (sa clairvoyance apparaîtra)
l’avertit de se retenir de faire de la réclame à ce contre
quoi il se bat.
Spengler[1]
fait la moue. Pourquoi diable caquetez-vous ici de péché et de
vertu ? Ce n’est pas de la Femme ni de Satan qu’il
s’agit – ceci n’est que pure métaphysique ! La
vérité tangible ? La peau noire de cette femme montre
clairement le but dans lequel elle a été envoyée, en
éclaireur, pour me justifier : l’Europe est moribonde, notre
civilisation a trop vécu – qu’adviennent les nouvelles
migrations de peuples, que viennent les Nègres, et… les Mongols. La
preuve que j’ai bien résolu l’équation à deux
inconnues par la méthode d’élimination, comme je l’ai
écrit dans mon ouvrage en deux tomes ? L’une des deux
inconnues, la Salomé noire, vient de faire son apparition.
Un poète simultanéiste[2]
fait une rapide allusion sans trop insister à ce que selon lui les
tremblements de terre des Balkans ont commencé et forcissent depuis que
cette Joséphine a quitté Paris et se dirige de plus en plus vers
l’est. Il ne veut pas paraître alarmiste mais je ferais mieux de
penser à lui qui m’aura averti de ce qui se passera ici le premier
mai, si vraiment elle chante au Royal Orpheum.
« Sur son front était
écrit un nom, un mystère : Babylone la grande, la
mère des impudiques… »
Je dois tout de même avoir ou
avoir eu quelque parenté avec tous ces visionnaires. Dois-je faire la
même chose que les miens – dois-je à l’aveugle porter
jugement sur cette Hérodiade qui, selon des témoins oculaires, a
déclaré fermement à plusieurs reprises qu’elle ne
souhaitait pas ma tête, qu’elle voulait tout au plus me vendre
comme à tout un chacun un billet d’entrée à quatre
pengoes ?
Non. En tant que Gros Jean j’ai
toujours estimé que la substance vaut mieux que les apparences –
et aussi longtemps que mes yeux voient et mes oreilles entendent, je ne
remplacerai pas le spectacle par une vision. Si vous voulez savoir, je sortirai
de la citerne, je descendrai de la colonne, et j’irai voir cette
Salomé, cette Thaïs, cette Femelle Tentatrice, cette Grande
Impudique.
- Madame vient tout de suite.[3]
Dans la pièce voisine, sur le
côté, près du miroir, des bras bruns
s’élèvent, étonnamment maigres. L’instant suivant
une jeune femme noire très grande, aux cheveux bizarrement
ramenés, portant une robe du soir en satin profondément
décolletée se hâte d’apparaître dans
l’encadrement de la porte.
Je l’aperçois d’abord
de profil.
Pour moi la surprise est immense.
Salomé ressemble étrangement à une dame de Lipótváros[3]
prénommée Jolán que je connais
depuis longtemps, d’avant la guerre, et dont je peux dire que je ne
l’ai jamais trouvée sympathique, elle a fréquenté
l’université sans aucune raison, elle était
féministe, elle était galiléiste[4],
elle était freudienne, pourtant elle était aussi néocatholique, elle montait à cheval, elle
dansait, elle discourait, elle aimait exprimer son opinion, elle était
globalement tout le contraire de la féminité ce qui ne
l’empêchait pas de mépriser les hommes qui,
d’après elle, ne voyaient en elle que la femme, pourtant il
n’en était rien.
"Full face" en revanche, la
Baker est charmante. Bourrée de contradictions. Sous ses yeux de jais
intelligents, sans larmes et sans sourire, sans cesse sautillants, les deux
bananes rouges de ses lèvres, ses dents éclatantes pouffent de
rire de bon cœur à tout instant, mais sans aucune transition elle cesse
de sourire comme si ses zygomatiques étaient actionnés par des
fils, alors elle devient carrément sévère. Ses mains fines
et nerveuses se terminent en bouts de doigts complètement noirs.
Je lui pose quelques questions qui se
veulent sérieuses pour réprimer mon envie de rire, car j’ai
une envie irrésistible de rire en voyant à quel point,
malgré toute son étrangeté, elle m’est
familière.
- J’ai entendu dire,
Joséphine, que tu es croyante et tu vas régulièrement
à la messe. Es-tu pratiquante depuis l’enfance ?
- Oh oui, je l’ai toujours
été.
- Dis-moi franchement : comment
voyais-tu Dieu ? Blanc ou noir ?
Elle lève sur moi un regard
soupçonneux.
- Dieu n’a pas de peau. Dieu est
invisible. Dieu est la pureté.
- Tu m’as mal compris,
Joséphine. J’ai demandé comment tu t’imaginais Dieu quand
tu étais enfant, quand tu ne savais encore ni sentir ni croire,
seulement imaginer.
Mais elle s’entête et
répète, soupçonneuse et quasiment hostile :
- Dieu est invisible. Dieu est la
pureté.
Elle tient bon. Elle a des bases
métaphysiques solides, prière de ne pas l’embarrasser.
J’abandonne rapidement, je ne veux pas risquer qu’on déclare
que Satan c’est moi.
Les deux imprésarios, un petit
Italien et un petit Français, ne voient pas d’un bon œil
notre conversation en anglais. Ils interviennent, ils protestent, puis faisant
taire Joséphine, ils m’expliquent, ils gesticulent : « N’est-ce
pas, comme elle est intelligente, on ne l’aurait pas supposé ! »
Toujours gesticulants, ils illustrent d’exemples
l’intelligence de Joséphine, ils se surpassent : c’est si
étonnant ce qu’elle a dit par exemple à Dekobra[7] qui lui a consacré un film.
Comme s’il s’agissait
d’un petit chien ou d’un singe savant. « Croyez-nous,
elle a plus d’intelligence que beaucoup d’hommes. »
Je me sens mal à l’aise, je
guette Joséphine, elle affiche un sourire furtif, mécanique. Me
serais-je trompé ? Impossible.
- Dites-moi, chère Baker, lui
chuchoté-je dans un moment d’inattention, cela ne vous
gêne-t-il pas si en votre présence on parle de vous comme
d’un objet ?
Elle me jette un regard.
- Vous aussi, vous avez
fait une grimace que personne d’autre n’a remarquée.
- Quand cela ?
- Lorsque Monsieur Z. qui vous a
présenté m’a assuré en votre présence que
vous êtes un écrivain considérable, de grand talent.
Bravo Baker ! Désormais je
reconnais les yeux fermés que… tu danses à merveille !
Sauvagerie !
Sauvagerie exotique – force
archaïque, beauté bestiale !
Homme préhistorique, feu animal
– instincts archaïques, violents ! Femelle nue !
Et cætera, et cætera.
Allons donc.
J’ai observé l’autre
jour une photographie, apportée par un voyageur australien, des hommes
et des femmes, des sauvages accroupis autour d’un feu, l’un joue du
pipeau, un autre médite.
Chacun d’eux ressemble à
l’une ou l’autre de mes connaissances de Budapest, des personnes
douces, gentilles, des âmes pures – aucune ressemblance avec les
têtes de criminels types à la Lombroso qui dans des pièces
ou des romans naturalistes, ou sur des affiches de films tels que Singe poilu ou
La bête, dispensent, avec des yeux éraillés, "la
représentation atavique de l’homme préhistorique".
Ce terme, "sauvage" –
ils en abusent depuis toujours.
Terme inconnu dans
l’antiquité, pourtant chronologiquement parlant, eux
étaient plus proches de l’homme préhistorique. C’est
le Moyen-Âge qui a créé la notion d’homme sauvage
– Ferdinand Cortes et autres condottieres. Des Indiens sauvages, des
anthropophages qu’il fallait anéantir par le fer et le feu.
Dans l’imagination naïve des
personnes casanières apparurent des visages effroyables : dents
brillantes, cheveux hirsutes. Et ce n’est pas étonnant : l’image
représentait effectivement les pauvres agneaux de Dieu paissant
paisiblement juste à l’instant où le "doux"
Européen bondissait sur eux par surprise avec son fusil.
Ils s’ensauvagèrent le jour
où ils nous ont connus. Le visage de l’agneau à
l’instant des affres de la mort offre un spectacle plus effroyable que
celui du tigre repu qui se baigne de soleil.
Il faudra enfin penser que le mot
"sauvage" (en allemand « wild »)
comme le « scheu » allemand,
est parent du mot "doux, timide".
Chère Joséphine, ma
chère congénère féminine, je te le fais savoir en secret
– comment faire autrement ? Il te faut être sauvage, il faut
nous accabler de rythmes de danse nègres, il convient que tu sois préhistorique
suceuse de sang, parce que c’est ce qu’exigent de nous Spengler et
la plèbe et les prophètes criards – si nous ne sommes pas
en mesure de prouver notre ancêtre au sang bleu, la bête de Néandertal, ils nous refusent le droit au bonheur
que nous pourrions nous donner les uns aux autres, entre gens qui se
ressemblent. Si ce n’est pas possible autrement ! La plèbe
veut frissonner de terreur, de violence, de slogans menaçants, de
tremblements de terre – fais donc bouger, vieille Terre, ta croûte
paresseuse, pour que les enfants s’amusent.
Toi, Joséphine, je te plains
aussi parce que tu es une femme dans cette Europe ensauvagée, ennégrie – toi, chère petite boniche
fidèle et chérie des années heureuses de Van Zanten ! Allons, que reprochent-ils à ta
pudique nudité ces étranges hommes blancs au regard ivre, au
regard sauvage ?
Toi, tu l’as appris, avec
l’intelligence du peuple piétiné dans son amour-propre, tu
l’as compris.
Ils veulent de la nudité
impudique – remonte donc ces quelques chiffons flottants qui en laissent
davantage deviner qu’ils n’en cachent ! Ange noir, joue le
croque-mitaine et la diablesse, pour que le diable blanc s’imaginant
archange frissonne de plaisir !
Je n’ai aucunement trouvé
en toi la Mauvaise Femme, la Bête, Satan en jupon dont d’anciens et
nouveaux prophètes nous ont tant
menacés. Va en paix – ce n’est pas toi la grande Babylone.
29 avril 1928