Frigyes Karinthy : "Mon journal"
dickens
Vous lirez ici des pensées en marge
qui me sont venues en lisant Dickens. Cela faisait bien vingt ans que
j’avais lu du Dickens la dernière fois ; j’étais
curieux de voir si j’avais changé depuis lors, dans le miroir de
la référence depuis longtemps enterrée et pourtant
persistante. Le rapport d’un lecteur à un livre n’est pas
chose simple, vous savez, la période de notre vie dans laquelle nous
rencontrons le "compagnon immortel" n’est pas du tout
indifférente. Mon père qui a vécu soixante-dix-huit ans
nous disait souvent que c’est à vingt ans qu’il aimait le
Goethe de vingt ans, à quarante ans le Goethe de quarante ans et ainsi
de suite – et c’est à soixante-dix ans qu’il est
parvenu à comprendre sans faille et tirer plaisir de Faust. (Casanova
aussi était une de ses lectures appréciées, pour prouver
que ce n’est pas le sujet qui
détermine si le lecteur a la maturité nécessaire pour y
toucher – le héros de l’autobiographie galante a mis ses
mémoires sur papier à soixante-dix ans passés.)
Au
demeurant, l’immortalité de Dickens, si vous voulez, est
comparable à la vie de ce qu’on appelle des sources cycliquement récurrentes. Elles
tarissent, elles baissent, elles déclinent, elles refont leurs forces
– elles rejaillissent tous les dix à vingt ans, plus vigoureuses
que jamais. Sont-ce les temps qui s’adaptent à elles ou sont-elles
habitées par un présent atemporel, éternel et un futur
éternel ? Les traductions de Shakespeare deviennent
désuètes tous les cinquante ans, il convient de les refaire afin
d’approcher la fraîcheur, la présence, la modernité
de l’original – j’ai entendu dire qu’en Allemagne il
s’est trouvé un traducteur futuriste qui a démontré
que le langage formaliste est seul capable de rendre fidèlement
Shakespeare.
Dickens,
en revanche, est de plusieurs siècles plus ancien que lui-même. Il
est à la fois plus ancien et plus nouveau.
Quel
est donc le secret de la magie qui le préserve de se
démoder ?
Manifestement
il ne s’agit pas seulement du "formalisme" du langage, ce
goût et cette saveur personnels de l’écriture, de
l’exposé, que Buffon identifie à l’homme même.
La source de la jovialité et de la gentillesse de Dickens jaillit bel et
bien de la couche géologique de son temps – on peut facilement
imaginer que, s’il ne devient pas désuet, en tout cas il perdra sa
bonhomie avec le temps – le sourire qu’il suscite répond
plutôt à ce sentiment particulier qu’éveille en nous
le ton du monde "ancien,
naïf et enjoué" :
un peu d’indulgence se mêle aussi à ce sourire sans
qu’on s’en rende compte.
Au-delà
de la gentillesse et de la jovialité, il y a quelque chose d’autre
ici. Il n’y a pas d’autre terme : l’esthétique a
coutume d’utiliser l’expression "humour", largement
compromise et d’un goût passablement tiède. "Sourire entre les
larmes",
"optimisme
rayonnant",
"sage
compréhension portant tout dans son cœur uniformément" et autres
platitudes vides s’associent à cette malheureuse notion "humour", ôtant
l’appétit à celui qui, fouetté de passions humaines,
pareillement d’amour et de haine, sait déjà parfaitement
que celui qui comprend tout ne connaît en réalité rien, et
celui qui aime tout n’aime personne. Avec ce sourire compréhensif,
aimant et sage Dickens pourrait très bien être un romancier
exécrable, car l’écriture n’est pas seulement sourire
et sagesse, mais aussi sang et sueur, pas seulement yeux rêveurs, mais
aussi cœur violemment palpitant, pas seulement connaissance claire et
optimiste, mais aussi secret mystérieux et instinct d’origine
obscure.
Mais
Dickens ne l’est pas, il n’est pas un mauvais romancier mais au
contraire un géant de l’écriture romanesque, probablement
– c’est justement cela mon propos – plus grand et plus vrai
(à l’exception de Tolstoï et Dostoïevski) que tous les
suivants.
Laissons
donc ce misérable critère de "l’humour", sauce
générale : on finira bien par en trouver d’autres,
plus profonds, plus vrais, plus pérennes, plus généraux.
Qu’est-ce
qu’un roman ?
Description
de l’aspect extérieur, de l’histoire intérieure et
extérieure, du destin, des joies et des chagrins de personnages dont les
chemins se croisent avec, au centre, un ou plusieurs personnages principaux
élaborés avec plus de profondeur.
Pourquoi
écrit-on des romans ?
Parce
que les images éternellement changeantes et
éphémères, passagères, récurrentes et de
nouveau enfuies de la vie extérieure et intérieure
éveillent dans l’artiste qui, au-delà de tout cela, ressent
et devine aussi sa propre précarité, une inquiétude, un
désir inquiet de chercher dans ce tumulte écumeux quelque chose
de permanent, de tangible, à fixer, qu’il puisse ensuite copier en
un matériau plus solide que la vie, copier dans le cadre de figures
exprimables en mots et en lettres, afin de préserver de la
déperdition ce qui veut disparaître alors que ce serait dommage
– dommage car cela contenait du sens et de la beauté ainsi que des
similitudes et des différences éclairantes qui attachent si fort
à la vie toujours renaissante.
Dans
quel but écrit-on des romans ?
Afin
d’enrichir en contenu la vie imminente que l’on va vivre, en
ajoutant à l’expérience acquise de la vie
l’expérience personnelle de l’écrivain.
Mais
surtout et avant tout : le roman parle de l’homme, à l’attention de l’homme.
Il
n’existe pas de lien plus vivant dans le monde que celui entre le
héros d’un roman et l’homme réel. Nos connaissances,
nous les oublions – à travers le brouillard de la
littérature l’homme vivant voit souvent son
congénère comme un héros de roman, une simple
comparaison : le héros de roman, nous le comparons toujours à la réalité. La
vie et le drame et le problème de
l’homme est le roman – combien de fois devrais-je
répéter que le destin de l’homme en ce monde se
décide beaucoup plus dans les bibliothèques que dans les
parlements et les états-majors ?
L’avis
sur l’homme du romancier qui parle des hommes n’est pas
indifférent.
Dans
la deuxième moitié du XIXe siècle quelqu’un, enhardi
par les grands résultats des sciences, a posé la question :
« nous savons enfin comment sont l’herbe et l’arbre et les
animaux – il est temps de nous demander comment est
l’homme ? »
Et
étant donné que la science prudente et circonspecte a
repoussé la réponse à cette question indigne, c’est
l’Art qui a relevé le défi et a fait hautainement comme si
la question avait été adressée à lui.
Et
le roman naturaliste est
né : Zola, Balzac, Flaubert.
Ce
fut le début d’une période qui se donna pour but non pas la
connaissance de la destinée
humaine, mais celle de l’homme : pourtant ce n’est pas un
sujet artistique, mais un sujet scientifique. Et ils ont décrit et
écrit l’homme, à l’instar des savants naturalistes du
XVIIIe et du XIXe siècle, Linné et Brehm, qui ont décrit
les plantes et les animaux. Et plutôt que des romans, ce que nous avons
reçu ce sont des livres de sciences naturelles qui étaient
écrits "en
connaissance de l’homme".
Et nous avons applaudi à ces magnifiques illustrations qui nous
montraient la nuance de la peau du visage de Nana, Gervaise, Messieurs Saccard
et Homais – que dans telle ou telle circonstance, un tel ou une telle se
comporte (et se comportera jusqu’à la fin des temps) comme ci ou
comme ça, que l’on fait bouillir leur os pour en faire de la poix,
et que leur chair est savoureuse. De la même façon que Brehm écrit
le chien et le chat et l’éléphant.
Nous
avons reçu des types, mais nous n’avons pas reçu
d’hommes.
Nous
avons reçu des différences, mais nous n’avons pas
reçu de similitudes.
Ceci
jusqu’à l’arrivée de Léon Tolstoï avec sa
ménagerie de cent et quelques spécimens, dont on découvre
que, tels qu’il les fait défiler, un à un, sous les
apparences les plus diverses, ils sont
tous nous-mêmes – et
on découvre comment cela a pu se produire : le rusé
poète les a tous formés à partir de lui-même, en
leur appliquant seulement un masque extérieur, à la manière
d’un artiste à l’œuvre pour un musée de cire.
Car
seul le profane prend cette "connaissance
de l’homme"
tant admirée pour une si grande affaire : c’est très
peu pour un véritable artiste. Différencier est l’affaire de la science
– l’art compare –
car la science s’occupe de ce qu’elle ne connaît pas encore,
tandis que l’art de ce qu’il connaît déjà. Seul
le profane s’étonne si un moment donné je devine sa
pensée. Il ne remarque pas la malignité qu’en fait je lui
présente ma propre pensée, et étant donné que cette
pensée est mûre en lui aussi, il suffit de lui faire croire qu’il vient de l’associer
aux autres – or rien n’est plus facile. L’esprit est
très enclin au strabisme intérieur qui consiste à croire
d’une chose qui chronologiquement vient de se produire, qu’elle
s’est produite avant ou après une autre.
Ainsi
un quart de siècle plus tôt Dickens commence là où
les naturalistes sont arrivés au prix d’une grande fatigue, afin
de se reposer en un Thomas Mann noble et raffiné, comme après un
travail bien fait.
Il
ne crée pas de personnages,
ses figures sont prêtes tels les comédiens d’un
théâtre de marionnettes – le roman sert à y animer ces poupées.
À
y insuffler une âme : à faire de ces types des humains.
Le
type : figure, poupée, espèce animale dans un livre de
sciences naturelles.
L’homme :
c’est la même chose mais hors du temps. Car un instant, l’instant de la volonté,
chamboule tout.
Le
type : intéressant ou inintéressant.
L’homme :
bon ou mauvais. Rendu tel par son
destin.
Dickens
travaille avec des hommes bons et mauvais, prenant le parti des bons – il
aime l’homme, mais il a de la haine pour le diable qui habite
l’homme.
Le
type : ce que je suis.
L’homme :
ce que je veux être.
Les
hommes mauvais de Dickens s’amendent – mais les romanciers qui le
suivent ignorent cela car ils n’ont vu que le présent : le
présent immuable.
L’avenir
appartient à Dickens.
13 novembre 1927