Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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sujet hongrois

 

Quelqu’un dans la compagnie raconte ce qui suit sur le sympathique Loránd Fráter[1].

Un jour, au bon vieux temps, ils se sont réunis, lui, Imre Farkas[2] et Géza Sebestyén[3], autour d’un projet de vraiment très bon vaudeville. Il fallait concocter quelque chose dont le héros serait un Hongrois d’humeur chantante, jovial, du genre de notre ami Loránd qui en composerait la musique. Après de longues heures d’hésitation, de disputes, de rires et de vins, ils ont convenu de se retrouver le jeudi suivant, d’ici là notre ami Imre inventerait une intrigue, peut-être même deux pour qu’on puisse choisir – pendant ce temps Monsieur le directeur Sebestyén ferait des comptes, comment répartir le travail et les recettes – puis trois petits tours et hop-là ! On pourrait s’y mettre.

Le trio de comploteurs se revoit exactement le jour et au moment prévu. Alors, Imre, attaque Sebestyén après le quatrième verre, raconte-nous ce que tu as pondu. Imre Farkas s’exécute vaillamment, il récite trois pimpants sujets d’opérette qu’il a conçus – intrigue, action, tout était là en ordre, découpé en actes, même les scènes à effets étaient spécialement signalées.

Sebestyén apprécie les trois sujets. Ils s’adressent à Loránd, ils demandent son avis, lequel retenir. Loránd acquiesce très positivement mais ne répond rien, il fixe le sol devant lui avec des yeux rêveurs, perdus. Ils le pressent de se déclarer. Il gratte sa volumineuse chevelure, puis se met à parler lentement, en traînant, comme à lui-même, les yeux rivés au loin.

- Tu sais, mon ami… C’est bien beau… Tu viens de nous exposer trois jolis contes de fées. Tous les trois seraient taillés sur mesure pour ta plume immaculée, bien faite pour bercer les cœurs des jeunes filles… Tous seraient merveilleux si tu les écrivais… Mais… Je le dis franchement, ce n’est pas à ça que j’avais pensé.

- Dis à quoi tu avais pensé, mon cher.

- Si je le savais… À quelque chose, à quelque chose de vrai, qui serait à la fois un conte et réel, mais plutôt réel que conte. Une chose qu’on n’aurait encore jamais tentée nulle part, tu sais – jamais essayée par personne.

- Hum… donc… tu veux dire que mes sujets ne sont pas assez originaux ?

- Mais si, ils sont beaux, ils sont bons, ils sont drôles et ils sont originaux. Mais tu sais – ce n’est pas la vraie vie, voilà.

Ambiance pénible. Géza, gêné, se racle la gorge, Imre gigote incertain. Court silence. Loránd Fráter soupire, fixe la pointe de ses pieds, esquisse un sourire rêveur. Puis il pose sa main conciliante, consolatrice sur le bras de Imre – et comme sujet à une vision, comme qui s’apprête à dévoiler le grand secret de sa vie, il se lance dans un aveu saccadé.

- Tu sais quoi… Je vais vous dire ce dont l’autre jour je ne voulais pas vous parler. J’ai un sujet – depuis dix ans je le tourne et retourne dans ma tête, je le chauffe dans mon cœur, je le rêve dans mon sommeil, je l’épluche pendant la journée. Je n’ai jamais songé à le faire – je ne suis pas écrivain ; mais maintenant que vous me l’avez arraché… Je te dis, mon vieux… Qu’on pourrait peut-être le faire. Je ne ferai que fournir le sujet – tel qu’il a poussé dans le pré comme une pâquerette – et toi, avec ta plume chantante enchanteresse tu le mettras en paroles.

Les deux amis regardent Loránd mi-émus, mi-ahuris. Eh bien, sapristi, on rigole plus. Cela fait dix ans qu’il nous cache un sujet d’opérette dont il n’a parlé à personne, et par rapport auquel les trois sujets originaux ne sont que des petites amusettes conventionnelles. Il est revenu en un éclair au cerveau de Imre qu’après tout Imre Madách aussi a traversé le monde pendant de longues années en trimbalant le fardeau d’une unique pièce en tête, et personne ne pouvait se douter que ce qu’il mijotait était une œuvre gigantesque : personne ne pensait avoir affaire à un génie.

Ils se mirent à parler tous les deux presque en même temps, avec émotion, respect.

- Dis-nous, Loránd.

Et Loránd fixa le sol et se mit lentement à parler comme pris d’une vision :

- Eh bien… Je veux bien… Écoutez donc. Je vous l’expose comme si je vous disais un conte, un conte qui a poussé dans mon cœur.

Les deux amis écoutèrent, tendus.

- Voilà… Dans cette pièce il était question de ce que… Qu’il était une fois un jeune homme.

Silence total.

- Il était une fois un jeune homme – n’importe qui, peu importe.

Attente figée à couper la respiration.

- Peu importe qui – n’est-ce pas ?

- Oui, oui… Continue.

- Eh bien, ce jeune homme… ce n’importe quel jeune homme dont j’ignore tout, même le nom, ce sera à toi de lui inventer un nom, mon vieux…

- Oui, oui… allez, vas-y… dis-le nous…

- Je vous le dis, je vous le dis, justement j’essaye de vous le dire. Alors vous savez – ce jeune homme… Ce jeune homme est tombé amoureux d’une fille.

Pause. Les deux amis attendent bouche bée, les yeux écarquillés. Notre ami Loránd frappe la table du poing, puis enfonçant ses deux mains dans sa vaste chevelure il s’accoude sur la table devant lui et pousse un grand cri amer :

- Il a tant aimé cette fille… Tu sais… Tant aimé… Il l’a aimée tant… Mais tant…

Pause. Les deux amis attendent, n’osent pas intervenir. Finalement Imre reprend courage et le presse, très excité :

- Et alors… ? Et alors… ?

Notre ami Loránd lève la tête, avec orgueil, fierté, les yeux foudroyant.

- Comment ça et alors ?

- Que s’est-il passé après ?

Notre ami Loránd le toise avec indignation.

- Qu’est-ce que j’en sais ? Je ne suis pas écrivain. Le reste te regarde, ce sera ton boulot de mettre les détails en paroles.

 

La personne avait rapporté cette anecdote très savoureusement, nous roulions de rire. En y repensant plus tard je l’ai trouvée toujours amusante, mais plus aussi risible. Me sont venues à l’esprit toutes les fadaises que l’on a coutume de raconter sur les grandes questions de la théorie de la création, sur le sujet. Du sujet que l’on n’a pas, du sujet que l’on a, ce qui compte ce n’est pas le quoi, mais le comment. Ainsi de suite. Je peux résumer le sujet comme il me plaît, non seulement a priori, mais aussi a posteriori, quand l’œuvre est déjà achevée. À première vue il nous semble comique, n’est-ce pas, que notre ami Loránd trouve que c’est un sujet magnifique, ce vécu choyé au fond de son âme sur la fille que le jeune homme a tant aimée. Pourtant personne ne peut contester qu’en fin de compte le sujet de Hamlet par exemple n’est qu’un jeune homme exalté qui a tant aimé son père – ou l’histoire de Raskolnikov résumée en une phrase n’est qu’une vulgaire et simple petite histoire policière, même pas très compliquée. Le sujet, si je raisonne, réside en effet dans ce "tant mais tant", et non dans la relation de la jeune fille avec le jeune homme.

Là où le bât blesse c’est que ce "tant mais tant", ce sujet de pièce et sujet de poème et sujet de tableau et sujet de sculpture totalement original et unique est si singulier que seul peut l’élaborer son "inventeur".

 

Le soir j’ai traduit dans ma tête le célèbre poème de Goethe, celui qui commence par Wer nie sein Brot mit Tränen ass – tout en méditant comme souvent sur ma langue maternelle. Pour mieux comparer, je recopie ici l’original, puis la traduction.

 

Wer nie sein Brot mit Tränen ass,[4]

Wer nie die kummervollen Nächte

Auf seinem Bette weinend sass,

Der kennt euch nicht, ihr himmlischen Mächte.

 

Ihr führt in’s Leben uns hinein,

Ihr lässt den Armen schuldig werden

Dann überlässt Ihr ihm der Pein;

Denn alle Schuld rächt sich auf Erden.

 

Maintenant la traduction[5] :

 

Celui qui n’a jamais mangé son pain mouillé de larmes,

Celui qui pendant des nuits d’anxiété

N’est pas resté pleurant assis sur son lit,

Celui-là ne vous connaît pas, ô puissances célestes !

 

Vous nous faites entrer dans la vie !

Vous laissez le malheureux devenir coupable,

Puis vous l’abandonnez à la souffrance !

Car toute faute s’expie sur la terre.

 

Alors, indépendamment du fait de savoir si je suis oui ou non satisfait de la beauté de la traduction en mettant l’accent seulement sur la fidélité au texte, quand je prétends qu’on y retrouve le contenu de pensées et d’ambiance de l’original allemand, je constate avec étonnement qu’en les comparant, le même contenu incite le traducteur à choisir une matière finie passablement différente, non pas à cause des mains liées par la forme, les rimes et le rythme (ces contraintes ne sont nullement aussi fortes que le croirait le profane), mais par la contrainte de l’esprit de la langue d’arrivée. Je découvre avec étonnement que malgré tous les efforts pour exprimer une pensée purement philosophique avec des moyens dépouillés, dépourvus de fioritures superflues, la langue d’arrivée présente quand même des quantités d’images effectivement incontournables. Dans chaque langue souvent une autre image exprime la même idée.

Je prétends qu’une des langues les plus dramatiques, les plus épiques de l’univers est le hongrois, riche d’une multitude florissante d’images colorées, de la sève montante d’une mémoire archaïque et sensuelle. Nos poètes épiques classiques le prouvent dans la belle métrique de leurs épopées. Nos traductions de Shakespeare le prouvent également, et elles nous remplissent de promesses – qu’adviendra-t-il le jour où toutes ces merveilleuses possibilités de notre langue produiront le véritable théâtre hongrois ?

11 décembre 1927

 

Suite du recueil

 



[1] Lóránd Fráter (1872–1930), compositeur de chansons.

[2] Imre Farkas (1879-1976), écrivain, poète et musicien

[3] Géza Sebestyén (1887-1936), comédien, directeur de théâtre.

[4] Derselbe (Le même) de Goethe.

[5] Traduction française de Théophile Gautier fils, 1868.