Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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la sociÉtÉ

 

Gulliver de Swift raconte qu’au pays des nains son attention a été attirée par un étrange livre des lois, complément de notre code, que l’on trouve dans ce pays si naturel que sans lui on ne pourrait pas imaginer l’autre non plus. Nous ne connaissons que la loi pénale, mais eux, les Lilliputiens (peut-être est-ce pourquoi ils sont si petits) ont également édifié une sorte de code de récompenses. Quelqu’un qui se rend coupable, la loi le punit – mais quelqu’un qui fait une bonne action mérite une récompense selon la même logique que la punition pour le méchant : on lui offre une joie, un bénéfice de même valeur que de souffrance ou de dommages à celui qui a causé par son acte souffrances et dégâts.

Dans ce pays il est moins besoin, au-delà de la terre et du corps mortel, de promesses mystérieuses et incertaines édifiées chez nous par de fumeuses théosophies, telles que celles qui ont coutume de rafistoler l’expérience désagréable de l’homme qui lutte et se bat dans la vraie vie ; si là-bas faire le mal comporte des risques, le cas échéant on peut même y être perdant, tandis qu’il est aussi possible d’y gagner en faisant le bien. Chez nous une bonne action est certainement notée seulement en haut, dans un pays inconnu, à la rubrique des "crédits" : ici, sur la Terre ça ne donne même pas le droit de toucher une avance. Et de cette expérience désagréable, l’homme est contraint de tirer une conclusion désagréable, celle que dans la société humaine ce ne sont pas le bien et le mal qui livrent combat, mais le faible contre le fort, de la même façon que dans la nature – et si l’on poursuit le raisonnement, il en ressort que ce que nous appelons le bien, est en langage humain une faiblesse, et que ce que nous appelons le mal cela compte pour une force.

Or, or – cette conclusion est tout à fait erronée : elle ne caractérise pas l’homme mais seulement les lois de la société, c’est là que nous les puisons. Étant donné que nous voyons son résultat et son bénéfice (dans les cas chanceux) comme des mauvaises actions réussies, et comme nous avons pris l’habitude (en appliquant à nous-même les lois mécaniques du monde de la physique) de n’investir de l’énergie que dans l’espoir d’une réussite, dans les heures faibles et mauvaises de l’abattement ou de la tristesse nous sommes enclins à supposer de la force derrière ce qui est vil et supposer derrière la bonté un manque de force, une faiblesse qui ne s’est prétendue vertu que par nécessité ou contrainte. Notre fausse évaluation se modifierait, s’amenderait aussitôt qu’il existerait aussi une loi humaine de récompense qui, reconnaissant que la certitude de l’opposition du faible au fort ne vaut que pour les animaux – l’homme, par sa vie sentimentale plus profonde et complexe, est bel et bien bon ou mauvais, indépendamment de sa force ou de sa faiblesse – reconnaissant que le bien n’est pas le manque mais le contraire du mal, qu’il est une force tout aussi vivante que l’autre : il considérerait la bonne action comme une réalité tout aussi concrète que la mauvaise action. Il s’avérerait ce que par pure superficialité nous avons commencé à considérer comme impossible : tout homme mauvais n’est pas forcément fort et tout homme bon n’est pas forcément faible – et même (mais c’est une autre question de savoir pourquoi, exigeant une preuve à part) il est probable que parmi les gens, contrairement aux animaux, ce sont souvent les forts qui sont aussi les bons !

C’est le cas d’un de mes amis, accusé actuellement d’un délit par la loi, qui m’a suscité ces réflexions. Ne voulant pas interférer avec le cours de la justice, je ne vais nommer ni lui, ni le délit dont il est accusé. Disons simplement qu’un jour il a gravement insulté une ou plusieurs personnes auxquelles il appartient de corps et d’esprit, d’intérêt et de sentiment. Admettons que la loi constate le délit comme il se doit : dans ce cas il doit être puni. Mais où est la loi qui ne se contente pas d’interpréter le délit, mais s’occupe aussi d’autre chose ? En effet, le cas est moins simple qu’il n’y paraît. De nombreux documents sont là pour attester avec précision que ceux qu’il a, paraît-il, une fois offensés, il a déjà fait énormément de bien pour les mêmes, il s’est battu pour eux, il a agi pour eux, il s’est sacrifié pour eux, il s’est dépensé à leur bénéfice, eux et leurs associés.

Quelle est la juste décision dans ce cas ? Si on se contente de punir le seul délit sans tenir compte des bienfaits par lesquels il a manifestement procuré plus de bénéfice que les dégâts causés – il en résultera un sentiment bizarre dans l’âme du délictueux et des observateurs avec l’arrière-goût conscient ou inconscient qu’il était dommage de faire le mal, mais qu’il ne valait pas la peine de faire le bien. Ou bien faut-il accepter la moralité de l’anecdote grotesque dans laquelle un capitaine décore d’une médaille son barreur qui vient de sauver son navire mais aussitôt le fait exécuter d’une balle dans la tête parce que pendant le sauvetage il avait enfreint les règlements de la navigation ?

S’il existait aussi une loi de récompense, il y aurait un moyen pour le bien et le mal en tant que forces contraires de s’équilibrer, créant ainsi une harmonie dans le monde.

Car il est plus important d’avoir parmi nous des hommes bons et utiles que d’éliminer les mauvais et les nuisibles.

Je ne préconise pas, ô âmes clémentes et emplies de foi, de ne pas pardonner à vos ennemis. J’aimerais seulement que vous puissiez, une fois exceptionnellement, pardonner aussi à vos amis.

 

Autre chose.

J’ai vu une femme dans une situation épouvantable – il en allait de sa vie, à cause d’une autre femme – instant décisif où se décidait tout ce qui peut refréner le suicidaire qui se cache en nous tous : vanité, amour-propre, amour. Elle devait parler, agir, se résoudre, se décider ; éventuellement tuer à défaut d’autre solution : elle était en danger de mort. Son visage a blêmi, ses lèvres ont blanchi, sa gorge s’est serrée – elle paraissait effroyable. Alors son regard s’est porté par hasard sur un miroir en face – un instant elle a fermé les yeux comme évanouie, puis elle a agrippé son sac à main ; la minute suivante elle s’activait avec son rouge à lèvres sur sa bouche tremblante.

On la regardait tout ébahi, quelqu’un a éclaté de rire. Moi, je ne riais pas, je la comprenais. C’est le même instinct vital qui avait regimbé en elle, que celui de l’homme qui dans un danger mortel s’apprête à se battre contre ses attaquants.

Elle a attrapé son sac à l’instar de l’homme qui porte la main à sa poche revolver.

 

La folie des grandeurs – hum. Est-il forcément aliéné ? Se prend-il pour un empereur – alors qu’il ne l’est pas ! Et alors ? Est-ce que Napoléon ne s’est pas pris pour un empereur ? Pour tant il l’est devenu.

Bon, ne vous affolez pas – je connais très bien la différence : seulement cette différence est bien moindre que ce que vous croiriez. Elle n’est ni plus ni moins qu’il n’a pas seulement imaginé la chose mais il a su la faire imaginer par d’autres.

Rien de plus.

 

Ce couple de mariés ne sera pas séparé par un avocat – mais par un médecin.

 

Rédemption – reconnaissance de ce que notre caractère n’est pas déterminé.

 

Deux types de personnes peuvent avoir besoin de Dieu – le simplet et le génie. Le premier ne comprend rien, le second n’est compris par personne. Le premier utilise le truchement et la direction de Dieu vers les hommes, le second se fait le truchement et guide les hommes vers Dieu. Le premier ne fait confiance à personne et ressent comme insuffisant tout ce qu’il pense – le second ressent comme non fiable et insuffisant tout ce qui vient des hommes – il a besoin de quelqu’un qui le comprenne mieux que les hommes.

 

L’interprétation des rêves de Sigmund Freud a commencé à déchiffrer l’alphabet de nouveaux hiéroglyphes. Il s’est révélé qu’il existe parmi nos visions oniriques quelques images récurrentes, se manifestant pareillement chez tout le monde sans exception, images qui ne sont pas des représentations directes mais seulement des éléments – éléments, lettres, symboles d’une écriture pictographique archaïque, oubliée, d’une écriture secrète avec laquelle l’ancêtre païen et créateur de notre psychisme, le désir, cherche à nous communiquer un texte interdit.

 

Un poème étrange de Morgenstern[1], en traduction.

 

Cheval.

 

On sonne chez le professeur

La bonne va ouvrir, le plat à la main.

Ça mijote. C’est qui à cette heure ?

Un cheval se tient à la porte.

 

Affolée, elle claque la porte à la poignée glacée.

La cuisinière s’amène : Ciel, qu’est-il donc arrivé ?

Telle une vision la jeune fille sort des mules aux pieds.

Tous accourent au vestibule.

 

« Pardon, dit le cheval très gêné,

Hum, c’est le maître serrurier qui m’envoie.

En effet c’est moi qui jeudi soir

Ai apporté la clé pour les patins à glace.

 

Douze personnes et un chien

Sont là figés tels des fantômes.

Le petit garçon pousse un grand cri.

Ils restent plantés là, médusés.

 

Le cheval, se voyant incompris,

Baisse tristement la tête jusqu’aux genoux,

Et avec le doux sourire des martyrs

Se met à descendre l’escalier.

 

Tableau. – Cherchant la cause de ce phénomène,

Le professeur fronce les sourcils

Et dit après réflexion : « Voici mon avis :

La chose est profondément invraisemblable. »

 

 18 décembre 1927

Suite du recueil

 



[1] Christian Morgenstern (1871-1914), poète allemand.