Frigyes Karinthy : "Mon journal"
chapeau melon
Pour la première fois de ma vie
j’ai acheté un chapeau melon.
Je ne peux pas dire comment c’est
arrivé. Pour plaisanter, quelqu’un m’a
mis son chapeau melon sur la tête, j’ai regardé dans la
glace et éclaté de rire. J’étais triste ce
jour-là, je sais même pourquoi, je me promenais tout abattu
– très différemment des autres fois, sans ma pompeuse
révolte habituelle – simplement, naturellement, tout seul. Je ne
sais pas quand j’ai pour la dernière fois été triste
de cette drôle de façon, peut-être jamais auparavant.
Comment le dire ? Comme quelqu’un qui a été
offensé, mais qui n’a pas les moyens de se fâcher, car il
n’a pas la moindre idée : qui l’a offensé, quand
et comment ? J’ai toujours été un peu distrait, je
l’avoue. C’est probable. À Soroksár j’ai
été cogné à la tête par-derrière par
quelqu’un, mais distrait comme je suis, je me trouvais alors justement
à Kispest[1], par conséquent je n’ai
pas pu remarquer la chose directement – néanmoins ça peut
faire mal si de telles choses nous arrivent quand nous ne sommes même pas
présents et nous ne pouvons donc pas le savoir.
Bref,
ça m’a fait un drôle d’effet de me voir en chapeau
melon, qui plus est en riant. Mon père a porté autrefois des
chapeaux melon, même des hauts-de-forme mais il faut dire que mon
père était tout de même un monsieur bien plus vieux et plus
sérieux que moi, n’est-ce pas ? C’est la raison pour
laquelle j’ai porté un regard alentour dans ma compagnie, comme
qui se flanque un bonnet de clown ou se met un masque pour faire rire les gens
– mais il a vite fallu m’arrêter de rire car très peu
de gens ont ri avec moi, tous les autres membres de la compagnie m’ont examiné
avec sérieux, la tête penchée sur le côté, en
experts, ils ont hoché la tête et ont dit : qu’est-ce
que tu veux, ça te va très bien, parole d’honneur !
Je
l’ai vite retiré et rendu à son propriétaire et
j’ai commencé à parler d’autre chose. Mais le lendemain
matin, je suis entré dans la boutique du chapelier, il n’y avait
personne, j’ai jeté un coup d’œil et en un instant,
avant de me ressaisir, je l’ai acheté, ce chapeau melon. Et je me
le suis posé sur la tête, et je suis sorti dans la rue. Et je marchais
gaillardement, les mains dans les poches, je fixais tous les passants dans les
yeux car durant de longues minutes j’espérais encore que les gens
s’arrêteraient de marcher, se mettraient à rire, se
retourneraient derrière moi, se donneraient des coups de coudes en
discutant entre eux – tiens ! Regarde ! Mais rien de tel ne
s’est produit, une connaissance m’a croisé, il a levé
son chapeau melon à lui avec sérieux, et moi j’ai
levé un bras distrait vers mon chapeau, là-haut, jusqu’au
sommet du chapeau, là où j’avais l’habitude de saisir
mon chapeau mou pour le soulever, avec une si grande
légèreté que j’attrapais parfois mes cheveux dans le
chapeau – mais cette fois, mes doigts hésitants, timides se sont
cognés à la dureté haute et convexe du chapeau melon et en
ont glissé, et alors j’ai réalisé ce que
j’avais sur la tête, et d’un nouveau geste j’ai
attrapé la bordure par en bas, comme il faut, et je l’ai un tout
petit peu fait basculer vers l’avant. D’autres connaissances m’ont
croisé plus tard, en chapeau melon, et une demi-heure plus tard
j’avais très bien acquis la nouvelle façon de saluer.
Aujourd’hui
il sied naturellement sur ma tête. Et en longeant les rues je
découvre de plus en plus de chapeaux melon – j’ignorais que
nous étions si nombreux, je n’y avais pas prêté
attention. Nous nous côtoyons et croisons sans mot dire, le visage
différent des autres. Je les découvre, je les observe avec
l’excitation de la nouveauté comme quelqu’un d’échoué
dans un nouveau milieu, dans un monde inconnu, où il devra
désormais vivre. J’ai lu une nouvelle spiritiste, ou je l’ai
peut-être rêvée, je ne sais plus, dans laquelle un esprit
s’envole d’un corps et décrit avec précision les
impressions de sa première heure passée dans le monde des
fantômes. Il fuse dans les rues avec émotion, il regimbe devant
les murs, jusqu’à ce qu’il découvre qu’il peut
les traverser. Au début il ne voit que des vivants, il voudrait leur
adresser la parole, mais il n’a pas de réponse, et il
n’entend pas sa propre voix non plus. Puis apparaissent progressivement
quelques visages de fantômes parmi les vivants. De plus en plus nombreux.
Tantôt ils se mêlent aux passants, tantôt ils flottent
au-dessus d’eux, ils filent, ils tourbillonnent, ils se fondent ensemble.
Ils ont une figure blême, hésitante – ils le regardent
tristement, attentivement, ils essayent de s’en approcher avec leurs yeux
amples et transparents – il les fuit avec frayeur, parcouru de frissons
redoutant la cause de cette approche sans sourire : désormais il
leur ressemble. Soucieux, il veut se tâter du haut en bas, et à la
fin, lorsque ses mains inexistantes parcourent ses côtes inexistantes et
se rencontre entre ses épaules inexistantes dans le vide, sous son cou,
quelque part au niveau des poumons – il comprend enfin qu’il
n’a pas de corps. Et que dorénavant ce sera toujours ainsi. Mais
il garde encore un souvenir précis de tout ce qu’il avait –
dans son étonnement il essaye de réciter la comptine qu’il
avait apprise à huit ans pour l’anniversaire de sa mère, il
y parvient sans difficulté, et il se souvient de son visage et du
sentiment avec lequel il l’avait récitée, et, sans nez et
sans yeux, il se rappelle la couleur et l’odeur de ses habits.
Moi
aussi je me rappelle la couleur dans le monde du chapeau mou. Oui, c’est
une autre dimension. L’homme rabat la bordure du chapeau mou, il
sifflote, il s’arrête devant les étalages, il fait du
lèche-vitrines. Il repart, il lève les yeux au ciel. Eh ben dis
donc, se dit-il, car quelqu’un lui vient à l’esprit, je
ferai un saut cet après-midi chez X. Il n’a aucune raison de le
faire, il ignore de quoi il va lui parler, mais il est sûr, plus
sûr encore que s’il le savait, qu’ils vont se parler
beaucoup, de choses intéressantes, de choses qui vont tout changer et
tout révolutionner, ils réfléchiront et décideront
comment le monde devra être désormais. Il faudrait plus
d’hommes bons, plus d’éducation, il faudrait
améliorer l’appétit, prendre des mesures pour que les
araignées ne mangent pas les mouches. Il faudrait mettre à la
mode la cravate bleue, l’amour, la révolution universelle et
l’eau-de-vie d’abricot. Demain nous ferons le nécessaire,
immédiatement, sans délai. C’est ce qu’on pense, ou
même on ne pense rien, c’est inutile, sans pensée aucune et
sans projet aucun on est aussi bien sûr
de quelque chose qui existe, de même que de quelque chose qui n’existe pas et ne peut pas
exister. C’est ce qu’on pense, et en bizarre opposition du
sentiment intérieur de cet orgueil impérial, on sourit doucement
et humblement et on regarde toutes les gens avec un sourire doux et humble et
on salue avec insouciance tout le monde le premier – le chapeau mou
plonge depuis la tête si mollement, demandant et exigeant pardon et
compréhension – oh, vous, adultes sérieux qui avez
construit les grands immeubles et les ponts et les chemins de fer, ne
m’en veuillez pas de ma distraction, mais ma tête est
chargée de tant de belles pensées et d’images –
excusez-moi, Docteur ! C’est vous ? Vous ne m’en voulez
pas, n’est-ce pas ? Et le docteur ne nous en veut pas, et personne
ne nous en veut, pourquoi nous en voudrait-on ? Puisque nous sommes si
gentiment mous et bohèmes et infantiles – c’est une joie
pour chacun de veiller sur nous, une joie de veiller à ce que nous ne
trébuchions pas dans ce monde cahoteux. L’ample creux du chapeau
mou demande bouche bée : lancez quelque chose dedans, si rien
d’autre, au moins un soupir, par exemple « que savez-vous de
la vie ? » ou « pour vous c’est
facile ! », ce que nous réfutons insolemment comme des
quasi-adultes, et nous nous disons, en effet, pour nous c’est facile,
nous avons de quoi lever notre chapeau.
C’était
comme ça dans le monde des chapeaux mous, jadis. Ici, au royaume des
chapeaux melon, je crois qu’on ne connaît pas la bienveillance
paternaliste. Sous le chapeau melon ma tête me fait encore mal du coup
reçu – et aussi par pure habitude, ayant encore avant-hier en
mémoire, je regarde autour de moi, à la recherche de compassion.
Mais il n’y a pas de compassion, mes yeux scrutateurs ne reçoivent
en réponse que des regards sérieux, étonnés. Ah
oui, on t’a cogné sur la tête. Bien sûr. Tu
n’étais même pas présent, ce n’était pas
de ta faute, que pouvais-tu y faire ? C’est égal.
Qu’est-ce que c’est, tu demandes ? Question bizarre.
C’est un fait. Qu’est-ce qui en découle ? Ce qui en a
déjà découlé, tu vois bien : le chapeau melon.
Tu l’as bien acheté pour cela, n’est-ce pas ? Ou tu ne
sais pas encore pourquoi tu l’as acheté ? Tu le sauras. Pour
le moment nous t’avertissons simplement qu’un chapeau melon
ressemble évidemment à un casque. Nous ne nous en souvenons plus,
mais toi tu devrais t’en souvenir, tu en es plus près dans le
temps, car à ton âge de chapeau mou il t’était plus
facile de casser un ou deux crânes que de briser un ou deux chapeaux
melon. Tu dis que ça fait mal ? Chez nous il n’est pas
convenable d’en parler.
C’est
ce que disent les regards étonnés, et petit à petit je
commence à avoir honte d’avoir espéré de la
compassion. Non, non, vous avez raison, vous les chapeaux melon. Vous avez
raison – ça ne fait qu’un jour que je le porte et je sens
déjà que la compassion ferait plus mal que le coup reçu.
Et
maintenant… Nous nous battrons, hein ?
On
dit qu’en Amérique il convient de ne pas se plaindre. Une heure
avant de se suicider, à la question « how do you do ? » la réponse
conventionnelle est de montrer ses trente-deux dents et de dire :
« glorious »,
« brillamment ».
Un
extrait de Jeu au Château,
pièce de Ferenc Molnár[2] :
« Ce
n’est pas le premier succès, c’est le premier échec
qui fait l’homme. »
Un
poème de Peter Altenberg[3] :
« J’aime
bien quelqu’un –
Quelqu’un
d’absent.
Tant
pis.
Mon
unique épitaphe ne sera que :
J’ai
aimé.
Qui ?
Personne jamais ne le saura -,
Tant
pis. »
Et
toi, cache-toi loin, encore plus loin. Mon Petit Moi[4],
petit rire éternel, dissimulé, là dans un coin
écarté des organes qui se chamaillent et des nerfs qui se tapent,
sous le cerveau, au fond de l’estomac, cache-toi accroupi sous le chapeau
melon du cœur qui bat la chamade. Je ne veux pas te voir maintenant,
même si tu émerges. Je t’appellerai.
25 décembre1927
[1] Deux banlieues différentes de Budapest.
[2] Excellent écrivain hongrois, contemporain de Frigyes Karinthy, auteur notamment de Liliom, 1878-1952.
[3] Écrivain autrichien, 1859-1919.
[4] Allusion à la nouvelle "Bibi et moi"