Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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saint sylvestre

 

Occasion.

Les gens cherchent des occasions pour secouer, chasser de soi, suer tous les ennuis et toutes les joies, toutes les passions et emportements coincés en eux – c’est tout. Anniversaires, jour de l’an, Saint Sylvestre, jubilé, dimanche, commémoration, repas de funérailles : autant de  titulus bibendi et titulus vivendi. Ces nœuds du calendrier dans la chronologie monotone des jours ne représentent pas des limites réelles ni ne différent pas des autres jours et moments, nous le savons tous bien. On a beau arrêter sa montre, le temps ne s’arrête pas pour autant – sur la gigantesque et spectaculaire partition de la voûte céleste, le Soleil et la Lune, la Grande Aiguille et la Petite Aiguille, continuent de courir, jamais personne ne les a vues s’arrêter. Mais d’accord, jouons le jeu, admettons que c’est le jour de l’an, que c’est par excellence un apogée d’où on peut voir plus loin en arrière et en avant, vers le passé et vers l’avenir – puisque l’enjeu est toujours ceci : commémorer et anticiper. Allons-y, profitons de l’occasion, remémorons pour la cent millième fois le hier immuable et prévoyons pour la cent millième fois ce demain que nous n’avons ni la force ni l’envie de traverser – il est bien plus simple et confortable de prévoir que d’agir. Un homme brave, un homme bien élevé, un gentleman ne se mêle pas des affaires de la Providence – il a appris des sciences, on lui a inculqué toutes sortes de sagesses, et s’il voit que le sommet de la tour vacille, alors lui, connaissant la loi de la gravitation, il n’hésite pas à prévoir que la tour va s’écrouler, éventuellement même sur la tête de cet autre homme insuffisamment brave et pas tout à fait bien élevé qui à l’instant fatidique se promènerait par là.

J’ai donc l’honneur de prédire pour l’année mille neuf cent vingt-huit que tout se passera de manière très belle et souhaitable : l’agneau ne dévorera pas le loup si celui-ci a un comportement convenable.

Mais le poète, fichons-lui la paix à ce pauvre en ce jour de fête sacrée. Le poète n’a pas de fête puisqu’il n’a pas de jours ordinaires. Lui, il n’a qu’une seule fête, mais celle-ci dure du moment de sa naissance jusqu’à l’instant de sa mort – et cette fête s’appelle : l’instant présent. C’est une unique occasion pour lui – il n’a aucune autre occasion en ce monde. Mais quelle occasion, Seigneur ! Si vous l’aviez ressentie ne serait-ce qu’un instant, vous n’auriez plus jamais envie ou besoin de célébrer des dimanches ou des anniversaires ! Instant, maintenant, jubilé permanent, millénaire qui ne reviendra jamais – quelle occasion merveilleuse, aventure palpitante sur la grande route, vers des paysages inconnus ! Se tenir ici sur la berge du passé, la paroi de la montagne, le bord du ravin – se tenir sur la berge, encore un pas, et c’est l’océan, l’air, la mer inconnue. C’est ce qu’a dû ressentir Christophe Colomb debout au bord de l’Océan Atlantique, les yeux rivés sur l’horizon dont il ne pouvait pas encore savoir s’il touchait un monde étranger ou directement la voûte céleste.

Derrière le poète, des paysages quittés. Il se souvient. « Il est passé près de la source des désirs enfantins – il a franchi le gué du ruisseau de la froide déception, dans le tunnel obscur il a été transporté sur les trains brinquebalants, douloureux, du désespoir. » Mais tout cela est maintenant derrière lui, de façon inaltérable. L’image mobile s’est arrêtée, les personnages se sont figés une jambe en l’air, la bouche ouverte, le bras levé. Une main qui se tendait vers lui, un mot qu’il avait attrapé, une tuile tombant du toit de la maison qu’il avait évitée en sautant de côté. Tout ceci s’est arrêté, s’est figé en l’air.

En revanche ce qui est devant lui – personne et rien n’en a encore décidé. N’importe qui peut encore y mettre son grain de sel, s’en mêler, ni sage raisonnement, ni science intelligente ne le régentent – personne n’y a encore mis les pieds, personne n’y a posé des rails, personne n’y a tracé des lignes, personne n’y a construit de maison, il n’y a là ni tien ni mien, n’existent là ni dossiers, ni certificats, ni cachets, ni tampons, son destin n’y figure dans aucun registre car cette contrée n’appartient encore à personne, elle n’a encore été occupée par personne, les puissants ne l’ont pas encore distribuée entre eux. Car les routes de cette contrée n’ont pas encore été balisées, on n’y a pas disposé de panneaux ni de clôtures, personne ne connaît encore ses routes – qui d’ailleurs conduisent peut-être vers les nuages ou peut-être sous la terre – là-bas peut-être est blanc ce qui ici est noir, et peut-être en haut ce qui ici est en bas, la pierre lancée en l’air ne retombe peut-être pas là-bas sur la terre. Que personne n’ose prétendre qu’elle retombe aussi sur la terre, car dans cette contrée personne n’a encore vu de pierre, et personne n’a vu ni blanc ni noir, car cette contrée est l’avenir inconnu.

Dans cette contrée-là il a peut-être encore ses chances. Ce qui se trouve là-bas, il peut y toucher, il peut le changer, il peut le déplacer. Sur un signe de lui peut faire demi-tour ce qui est parti, et peut s’élancer ce qui était inerte. Car là-bas notre compagnon taciturne, l’imagination cent fois enchaînée, cent fois bafouée, arrachera les attaches de ses poignets et les brides de ses yeux.

Quelqu’un m’a qualifié de menteur et de chafouin parce que je n’ai pas dit certaines de mes observations sur certaines choses au moment où les choses se sont produites – j’ai préféré les garder pour un autre moment car les dire sur-le-champ m’aurait paru inopportun et la situation s’y prêtait mal. J’ai médité sur la chose – serais-je vraiment un menteur ? Il est vrai que je ne me suis pas contenté d’un simple silence : par quelques affirmations innocentes et néanmoins inexactes j’ai essayé de faire passer la chose, de gagner du temps.

Toutefois, dans mon for intérieur l’intention de dire sans cesse, dès que le lieu et le moment s’y prêteraient, dès que je pourrais escompter que mon observation soit comprise et bien comprise par celui à qui je la destinais, était toujours là.

Je ne crois pas qu’en matière de sincérité on puisse aller plus loin. La sincérité a ses conditions, non seulement quant à la personne qui confesse, mais aussi concernant la personne qui reçoit l’aveu. Du point de vue de la vérité, un innocent mensonge est chose plus belle, plus noble qu’être sincère, si l’on sait de façon sûre que de ce qu’on a dit, le confesseur se trouvant dans un état d’âme impropre, bouleversé, comprendra justement l’exact contraire de la vérité.

Défaut masculin : confondre la sincérité et la vérité.

Péché féminin : confondre la sincérité et l’exhibitionnisme.

La fatuité de l’homme qui m’a qualifié de menteur, se frappant la poitrine, disant que lui, il n’hésite pas à dire ouvertement ce qu’il pense, m’a fait sourire : où va-t-il chercher l’outrecuidance de supposer qu’il pense juste ?

À la femme qui m’a accusé de cachotterie j’ai simplement répondu : Madame, courir tout nu dans la rue n’est pas forcément une noble sincérité ou le rejet des chaînes de conventions mensongères – cela peut aussi n’être qu’une simple impudeur conventionnelle. En ce qui concerne la dissimulation, permettez-moi, mais j’attends quand même une occasion plus particulière que celle-ci pour dévoiler une autre partie de moi-même que ma figure.

 

J’ai rencontré l’homme aux rayons X, le sondeur des reins, devant lequel il n’y a pas de secret. Celui qui sonde la profondeur, qui perce les surfaces de son regard et qui te dit en face ce que tu ignorais ou niais à toi-même, ou en tout cas dissimulais à autrui. Que ton omoplate est tordue, que l’os de ton bassin manque de chic, que tes deux mâchoires ricanent largement et déplaisamment, et qu’à travers l’orifice arrière de l’orbite de tes yeux on aperçoit le spectre qui s’y blottit.

Au début ça me fascinait, ça me donnait des frissons dans le dos, que l’Invisible soit devenu visible sur la plaque scintillante dans la lumière bleue de ses yeux profonds – le cabinet obscur, les instruments mystérieusement scintillants ne faisaient que renforcer l’effet.

C’était il y a longtemps. Aujourd’hui ça ne m’emballe plus de voir mon squelette – je me suis habitué à l’idée que ce n’est pas de l’extérieur que menace le grand faucheur, mais il habite là, installé confortablement, patiemment en moi, attendant le soir où gentiment je me déshabillerai de moi-même – j’ôterai ma pelisse d’une pièce, le chapeau fourré de ma tignasse, la doublure grasse de ma pelisse, la chemise de mes muscles, la sensible chaîne de montre de mes nerfs, pour qu’ensuite il puisse s’allonger aussi. L’homme aux rayons X ne m’ensorcellera plus non plus – j’ai découvert en lui certaine déficience qui n’est ni plus petite ni plus grande que la mienne. Peut-être que mes yeux ne sont pas parfaits parce que je ne vois pas dans la profondeur – mais lui – je l’ai découvert à la longue avec étonnement – il a une maladie des yeux qui est peut-être un défaut plus grave que mon imperfection. C’est en vain que je lui lançais mon plus charmant sourire, il ne voyait que la grimace de mes os – il me sondait les reins mais ne remarquait pas mon pardessus. L’invisible était devenu pour lui visible, mais le visible avait disparu – il a appris à lire dans le noir, mais le rayon du soleil a quitté son champ visuel.

Les secrets de l’Existence…

Pour l’instant il y a la vie, et cette petite partie de l’existence offre suffisamment de choses à voir et à concevoir pour une vie : manifestement afin que je voie et que je comprenne. Si une sorte d’existence existe pour moi avant et après – j’aurai le temps de comprendre et de concevoir, en possession des moyens adéquats, ce qui existe avant et après et autour.

 

Or le sceptre doit être dans la main de celui qui, s’il frappe, frappe au moins là où il regarde…

 

1er janvier 1928

 

Suite du recueil