Frigyes Karinthy : "Mon journal"
mon calepin
Je feuillette mon calepin –
quelques feuillets chiffonnés dans ma poche – et soudain,
prudemment, je suis pris d’une sorte d’hésitante
pitié : pour moi-même. C’est bizarre, n’est-ce
pas ? Ce n’est pas mon genre de me plaindre. Si j’ai un
pépin, je m’en veux plutôt, je me gronde et je
m’admoneste pour ne pas l’avoir prévu, ou d’avoir
espéré avec un optimisme paresseux en être, moi, exceptionnellement
épargné. Mais ces notes sont si pitoyables. Un mot, lancé
à la hâte, sans contexte – j’ai oublié
d’ajouter à quoi cela se
rapportait. Des nœuds à mon mouchoir, je ne sais plus du tout quand
et pourquoi je les ai noués. Je devais me trouver passablement
tourneboulé le jour où j’ai écrit ce mot en oubliant
d’y ajouter une clé à l’usage de celui qui voudra
s’en servir, en l’occurrence, moi à présent.
J’ai donc perdu tout lien avec celui qui a écrit ce mot –
j’ignore qui c’était, ce qui lui est arrivé, dans
quel état d’âme il se trouvait ce jour-là, quels
étaient le contenu et la forme de tout l’imaginaire, de tous les
sentiments, dont la somme compose un moment donné le moi d’une personne. La personne en
question m’est devenue un inconnu, un étranger, tout ce que je
peux supposer c’est qu’il a dû souffrir puisqu’il a
appelé à l’aide, il a lancé un mot, envoyé un
SOS – et justement parce qu’il s’agit d’un
étranger qui n’est pas moi, je commence à avoir
pitié de ce pauvre. Comme il était pressé, comme ses
lettres vont dans tous les sens ! Qu’il est désordonné !
Il n’y avait personne pour veiller sur lui. Pourtant on peut supposer
qu’il a lui aussi été enfant, et sa mère, tant
qu’elle était en vie, devait souffrir de voir son fils, son enfant
désordonné et négligé – oh, ce devait lui
faire sûrement plus mal à elle, qu’à l’enfant
le petit bobo qui le faisait souvent pleurer.
Dorénavant je tâcherai
d’y penser. Au fait que tout le monde a quelqu’un, une mère
à qui sa souffrance fait plus mal qu’à lui-même. Et
si je n’arrive plus à me plaindre moi-même, je tâcherai
au moins de plaindre en moi le fils de ma mère.
Je
me rappelle quand même, confusément, la signification de quelques
mots. Celui-ci par exemple : mots croisés. Apparemment c’est
justement de ça, la nature
harcelée de ma vie, qu’il m’est venu à l’esprit
que je n’ai jamais pu mener une vie régulière, ce qui
serait pourtant une condition d’une création sérieuse,
durable, de la construction par l’écriture. Quelqu’un
m’a demandé en passant s’il y a quelque chose, et si oui
quoi, que je considère comme mon discours, mon programme, ma
découverte, ma Thèse, ou si vous préférez, ma
conviction ou mon Enseignement, où je-ne-sais-pas-quoi dont la
communication m’importait tant que je suis devenu et resté
écrivain. Et il m’a prié de le lui résumer. Vous ne
l’avez pas compris tout seul, lui ai-je rétorqué, avec tout
ce que vous avez lu de moi ? Il a timidement haussé les
épaules. Et maintenant je me pose la question : est-ce sa faute
à lui ou la mienne ?
Cette
expression : mots croisés, signifie qu’elle nous revient
à nous deux. En effet, j’ai bien une foi et une religion, je
suppose les avoir, mais je n’ai pas eu l’occasion de proclamer le
Credo et le Notre Père et le Discours sur la Montagne de cette religion
de façon plus cohérente que les bienheureux martyrs, et ceci
peut-être parce qu’apparemment j’avais et j’ai une foi
particulière sur le martyre aussi. Pourtant, j’ai toujours
balbutié quelque chose, mais le sens en est si bien dissimulé, si
bien cassé et fragmenté en mots, presque en syllabes et en
lettres, dispersé dans tant de bric-à-brac que j’ai
écrits, comme une phrase ou un vers cachés dans les mots
croisés, et pour les trouver il faut d’abord avoir résolu
les mots croisés.
Y
compris à moi-même qui l’ai caché, mais je ne sais
plus exactement où.
Ensuite
je lis : "Poésie".
Ça
y est, je me rappelle, j’ai noté cela le jour où
quelqu’un m’a fait lecture d’un poème dit
"libre" par ailleurs très beau. Le poème m’a plu,
je le lui ai dit, pourtant il ne m’a pas vraiment échauffé.
Vous n’êtes pas amateur de poésie libre, a remarqué
le poète, non sans une ironie polie. Pourtant… Et ici suivirent
quelques explications banales sur le dépérissement de l’art
poétique rimé et rythmé dit "contraint". Pendant
que je me défendais, la solution s’est présentée
d’elle-même.
Écoutez,
pendant la lecture je me cassais la tête, que me rappelle donc ce
poème libre dans la forme
– car il me rappelle fortement quelque chose, qui n’est pas un
poème sans pour autant être de la prose. Ça m’est
brusquement revenu. Évidemment. Il y a des notes similaires dans mon
calepin – des notes dans lesquelles j’esquisse à la
hâte, sous le coup de l’inspiration, le thème du sujet à écrire (mais rarement
écrit). Cette note, cette esquisse, ne se contente pas
d’être une brève allusion – j’ai l’habitude
de fixer en détail, de façon complexe, longuement, une masse
d’associations d’idées sentimentales que l’inspiration
a fait jaillir – à chaud, encore sous l’emprise de
l’emportement, puisque c’est toujours l’emportement qui se
choisit le terme le plus approprié. Ces thèmes de poèmes,
sous forme de note, ressemblent étrangement à ces poèmes
libres à la mode. Ensuite si, rarement, je développe une de ces
notes en un poème, cela donne un contenu ordinairement moindre que ce
que comportait la note – moindre, mais plus substantiel, plus authentique
et plus solide. Ce n’est pas le fait d’être plus ou moins soigné qui fait la
différence – croyez-moi, souvent je me casse plus longtemps la
tête sur le mot que je mets dans la
note, que sur celui que
j’habillerai ensuite dans le poème. Vous objectez que c’est
un jeu indigne de voir le poète se préoccuper des rimes
plutôt que de chercher l’expression la plus fidèle, la plus vraie, la plus sincère, comme
le fait le poète de la poésie libre lorsqu’il
dévoile ses sentiments in flagranti[1].
Oui, certainement ! Ce dévoilement in flagranti
est plus important que tout – mais uniquement pour le poète !
C’est tout de même le
poème, l’œuvre, l’œuvre achevée qui
compte, ce que le poète en
crée, des éléments sensoriels et sensuels, s’il
le faut, en y ajoutant la rime et le rythme pour le jouisseur passif qui
n’a pas ressenti ma passion, mais à qui il convient donc de la faire ressentir – et c’est là que
commence la poésie.
Le
poème libre, genre poétique caractéristique de notre
temps, du point de vue du genre, n’est en réalité pas un
poème proprement dit, seulement un thème
à poème, une étude d’atelier, une esquisse sur
le modèle (en l’occurrence dans le cas qui nous occupe sur mon
état émotif), sur le vrai que je ne peux pas mettre en place
puisque c’est précisément un de ses mouvements, une de ces
positions que je voulais prendre sur le vif. Oui, mais l’art dans notre époque
peu clémente arrive rarement jusqu’à
l’achèvement. J’irai plus loin, il semble même oublier
son rêve sur la création – comme s’il voulait liquider
ce genre de prétention, comme s’il organisait un solde de tout
compte, il ouvre grand la porte de l’atelier et laisse entrer les
profanes curieux – voici l’inventaire de faillite, voici mes
outils, mes pinceaux, mes chevalets, mes esquisses, toute la cuisine du
sorcier, prenez, regardez-les, achetez-les, tout va au plus offrant !
Dans
la peinture cette liquidation de l’inventaire de faillite a duré
une trentaine d’années – durant une trentaine
d’années le secret d’atelier en tant que curiosité
était "à la mode". Une invasion "d’esquisses
de têtes", "études", "grattages",
"essais" – toute une génération a grandi qui a
commencé à oublier l’œuvre
lui-même, la grande composition
– à la fin elle en est parvenue dans sa désinvolture
à ne plus comprendre les maîtres du passé, s’est mise
à les moquer, jusqu’à ce que cette liquidation coure
à l’échec, et la
faillite de la faillite lui porte un coup à la tête, pour
qu’elle s’éveille à la pauvre réalité
et qu’elle comprenne enfin ce qui est arrivé – on a
démoli l’artiste et l’œuvre est resté en plan.
Il
est à craindre que nous en arrivions justement là dans la
poésie, sauf si…
Car
je vois ici un autre mot sous le terme "poésie", je viens de
le remarquer, en petits caractères.
"Parthénogenèse".
Que
diable voulais-je dire par là ? Parthénogenèse !
ça doit être une
métaphore. La parthénogenèse, autant que je m’en
souvienne, est un terme d’entomologie, il signifie un
phénomène bizarre : chez certains insectes le mâle
féconde à la fois plusieurs
générations successives.
Les femelles ainsi fécondées donnent naissance exclusivement
à des animaux de sexe féminin, et ces dernières continuent
de se multiplier sans mâle. Cinq à six générations
semblables peuvent se succéder ainsi, des individus de plus en plus
chétifs, faibles, moins développés – la
lignée finirait par périr sans l’intervention d’un
nouveau mâle qui fécondera l’espèce pour les cinq
à six nouvelles générations à venir.
Quoi
qu’il en soit, cette métaphore est particulièrement bien
trouvée pour la poésie. Trois ou quatre générations
grandissent dans le culte d’une haute personnalité de la
poésie qui leur a tout
donné – le contenu et la forme, fécondant
simultanément trois ou quatre générations de
poètes. L’affaiblissement, le rabougrissement deviendront
manifestement dangereux à partir de la quatrième
génération – c’est tantôt le contenu,
tantôt la forme qui perd sa vigueur – parfois nous avons
l’impression qu’il s’agit d’une crise de toute la
poésie, on n’a plus besoin de poèmes, plus besoin
d’art, plus besoin de pensée.
Or
en réalité on est dans l’attente d’un nouveau
poète, capable de donner une nouvelle forme, un nouveau contenu et de
féconder ainsi la poésie immortelle.
15 janvier 1928