Frigyes
Karinthy : "Mon
journal"
Patriotisme et amour de la patrie
Après l’audience à la cour d’appel que j’ai
suivie très attentivement, pourtant agité de pensées et de réflexions diverses,
peut-être n’est-il plus indécent d’élever le débat et de parler du patriotisme
de Lajos Hatvany[1] – accusé de trahison envers la patrie et
d’outrage à la nation – sans emportement, par conséquent sans risquer d’inciter
au déchaînement des passions. Ce patriotisme, à la lumière de ses œuvres
écrites, de ses actions de notoriété publique et de son retour volontaire en Hongrie assumant tous les dangers, a été
reconnu même par le représentant de l’accusation lorsqu’il a formulé cette thèse
juridiquement et moralement parfaitement défendable selon laquelle cent bonnes
actions ne peuvent pas décharger ni dispenser d’une seule mauvaise, même si ces
bonnes actions tendaient à enrichir la même valeur à laquelle la mauvaise a
nui. Si par exemple quelqu’un habille, disons, une femme de tout ce qu’il y a
de plus beau, avant de lever pourtant un jour un couteau sur elle, ce geste
pèse plus lourd dans l’autre plateau de la balance que tous les autres,
ensemble, à supposer que la femme soit innocente – or elle est innocente, vu
que l’honneur d’une femme, ou plutôt notre foi en l’honneur féminin sont en général une valeur, une valeur
sacrée, qu’il n’est ni autorisé ni conseillé d’exposer en le soumettant dans certains cas à des critiques ou des
analyses. La bonne et la mauvaise action n’ont pas de mesure commune, elles ne
sont pas de même nature, elles ne sont pas en relation comme le positif et le
négatif, les deux extrêmes opposés de la même possibilité, elles n’ont pas de
source commune, elles ne peuvent pas se neutraliser. Depuis les temps les plus
anciens la symbolique de toute religion fait incarner le Bien et le Mal sous
deux apparences : Dieu et le Diable, Vishnu et Siva, la Construction et la
Destruction – exprimant une non-dualité
derrière cette expérience très claire et parlante que la construction et la
création sont progressives, alors qu’une catastrophe destructrice peut faire
disparaître en un instant le travail du créateur – un million de bonnes actions
ne sont pas aussi bénéfiques qu’une seule mauvaise action n’est maléfique.
C’est la raison pour laquelle nous devons
croire en un dieu qui ne fait que du
bien et en un diable qui ne fait que
du mal.
Cela à propos de l’action, ou à propos de
"l’acte" comme disent les juristes – cela les regarde eux, les
juristes. Le "corps" du droit, le monde des actions humaines, et
l’âme du droit, l’examen de l’intention
derrière les actions, se placent nécessairement selon le point de vue esquissé
plus haut – sans quoi ils ne se retrouveraient pas.
Mais, au-delà de l’acte, de l’intention et
de la conscience, derrière eux et en dessous d’eux, commence le monde inconnu
de l’âme, la profondeur brumeuse où c’est sans l’armure des lois, des principes et des postulats que doit
descendre celui qui voudra aussi en revenir dans sa nudité, risquant l’intégrité
et l’équilibre de son âme. Parce que ce qui en revient, n’est pas une vérité
utilisable et applicable sans équivoque – ce n’est qu’un doute translucide,
phosphorescent, comme le corps des méduses des profondeurs, une contradiction à visage de Janus – non
prouvable car dualité démentant elle-même – une absurdité à laquelle il faut
quand même croire, car elle se blottit partout derrière les vérités évidentes,
étayées par la logique.
La vie en est pleine.
Tout au long de ses années d’émigration Hatvany souffre d’une brûlante nostalgie, sans pouvoir
parler d’autre chose, sans pouvoir penser à autre chose. Ses compagnons le
moquent, le traitent de chauvin car ils ignorent ce sentiment dévorant, ils
sont enclins à qualifier tout cet effort de phraséologie d’écrivain, de
snobisme patriotique, de dévotion juvénile. C’était une véritable passion. Et à
quel point les accusations contre lui sont injustes, cela apparaîtra lorsque
dans son désespoir il commettra une faute
(un crime ou un délit au sens juridique) contre les lois de son pays, puisque
pour lui la patrie n’est pas la Notion et l’Idéal abstraits décrits par les
lois en vigueur et les traditions, mais une réalité vivante adorée et rêvée,
pas un objet mais pour ainsi dire une Personne dont il est jaloux, à qui il en
veut s’il sent qu’elle s’est mise entre des mains indignes. Et ayant commis la
faute, il oublie tout, intérêt et prudence ; pour être auprès d’elle, avec
elle, pour respirer le même air qu’elle, il revient en courant dans les bras de
cette Personne, il se fiche du nom que cette personne porte, de l’apparence
qu’elle a.
Il préfère être traître à la patrie dans son pays, plutôt que patriote à l’étranger.
Comment comprendre ?
Cela ressemble dangereusement à quelque
chose que, avec une finesse instinctive, la langue hongroise distingue de l’affection, en y entendant non quelque
chose de plus ou quelque chose de moins, mais quelque chose de différent.
Quelque chose de différent, régi par des
lois ni morales, ni logiques, ni esthétiques, mais physiologiques.
Par prudence ne prononçons pas encore ce
mot.
Il est certain que ce n’est pas par hasard
que l’esclave d’une telle passion se trouve opposé justement à ceux qui
représentent symboliquement l’objet de sa passion, dont la fonction est d’y
veiller.
Le plus chrétien des écrivains russes était
sans aucun doute Tolstoï – dans ses œuvres il clamait la fidélité au Christ
avec passion et intransigeance. Et parmi les écrivains russes ce sont justement
les œuvres de ce seul Tolstoï que le gardien et empereur officiel du
christianisme d’alors a mis à l’index.
Lequel était dans l’erreur ici :
Tolstoï ou le clergé ?
Aucun.
Tout simplement ils ne se comprenaient pas,
ils ne pouvaient pas se comprendre.
Pour l’église le Christ est obligatoirement
l’Idéal que l’on ne peut incarner que symboliquement. Pour Tolstoï il est la
réalité.
Cinq cents ans plus tôt, aimer la pensée
rédemptrice du christianisme non
insuffisamment mais trop, je dirais presque trop humainement a failli coûter la vie à un certain Martin Luther.
Il voulait approcher l’essentiel, s’unir à
lui sous une forme nue, archaïque, tel qu’il était né, dans la Bible non encore
adornée d’explications, de dogmes.
Et vint le temps des hérétiques et de
l’excommunication.
Un hérétique est celui qui veut aimer l’objet
de sa foi plus et autrement que les
autres.
Il n’est pas possible de chercher parmi des
choses contradictoires une unique vérité, rédiger une unique sentence,
construire une unique explication.
Il convient de se contenter de doutes, de
faire allusion à des symptômes psychiques étranges, contradictoires, qui
généralement se retrouvent ensemble, il convient de remarquer les analogies
sans connaître leur source commune.
Petőfi rêve de liberté universelle, il
vit et meurt pour sa patrie, dans la fascination presque impuissante d’un
amour.
Nous venons de prononcer le mot.
Il existe quelque chose au-delà ou en deçà
de l’amour de la patrie, qui n’est pas plus et qui n’est pas moins mais
différent : une expérience psychique régie par des lois quasiment physiologiques,
composée d’éléments contradictoires, en lutte les uns contre les autres.
L’amour de la patrie.
Il ressemble à l’amour jusque dans ses lois
psychologiques. Répétons le premier exemple. Celui qui aime simplement la
femme, Hungaria, ne souffre pas de cette passion – il
lutte pour elle, il travaille s’il le faut, en paix, en silence, sobrement. Il
ne lui causera pas de peine car il n’est pas jaloux d’elle, même s’il ne reçoit
pas de réciprocité dans son amour.
Mais l’amoureux ne s’apaise pas, il n’y a
pas de paix pour lui, il ne connaît que joie et souffrance.
Et encore un trait décisif de similitude.
Nous savons que l’amour est l’attirance de
deux pôles contraires – il éclate plus intensément devant celui qui est
étranger à notre être.
Le plus grand amoureux de la patrie
hongroise, Sándor Petőfi, n’est pas de pure naissance hongroise. Et
pourtant qui douterait de la sincérité
de son amour ?
Moi je ne doute pas non plus du douloureux,
vrai et sincère amour de la patrie de son apôtre admirateur, Lajos Hatvany qui n’est pas non plus de pure naissance hongroise.
13 mai 1928.
[1] Lajos Hatvany (1880-1961). Riche mécène hongrois des lettres un des fondateurs de la revue Nyugat en 1908. Poursuivi pour ses écrits considérés comme antipatriotiques.