Frigyes Karinthy : "Mon journal"
maÎtre boulanger
Pourquoi en fait a-t-on enfermé Zsigmond
Fischer, maître boulanger, à la maison des fous ?
Grâce au dossier de documents qui
se trouve devant moi on peut clairement reconstituer le cas, sans y ajouter, ni
y retrancher rien.
Mais il faut l’écrire,
l’écrire tel que ça s’est passé.
Qu’il faille
l’écrire, on est contraint cette fois de le souligner
spécialement. Contraint parce que selon la médecine actuelle,
j’ai failli dire légale, il n’y a rien de spécial
à écrire ni à souligner sur ce cas : selon la
médecine officielle Monsieur Zsigmond Fischer a été
interné dans un asile psychiatrique parce qu’il est devenu fou
– c’est un problème clinique, la démarche à
suivre dans le jargon des diagnostics cliniques s’appelle l’anamnèse. Autrement dit,
quand je ne décris pas le cas dans le jargon clinique mais dans le
simple langage du commun des mortels, autrement dit tel que le cas s’est produit, je suis conscient de commettre
un crime, tout au moins un délit, contre la médecine officielle
existante.
Tous ceux qui me connaissent savent
à quel point je respecte les lois de la science en vigueur avec
enthousiasme, foi et fidélité. Si cette fois je fais quand
même une exception, c’est parce que dans le cas justement à
la maladie mentale, seules les dispositions et les décrets de la science
sont clairs, ses arguments ne le sont pas toujours. Que quelqu’un soit
malade mental (à l’exception de la paralysie), on ne peut "pas
encore" (comme on a coutume de le dire) le constater objectivement, en se
basant sur l’altération du cerveau et du tissu nerveux –
c’est impossible, même a posteriori, par l’anatomopathologie.
La science est contrainte de se contenter de symptômes, de certains actes
qui sont effectivement irréguliers. Elle en constitue son diagnostic.
Autrement dit la science ne fait pas autre chose que décrire les actions bizarres et anormales observées.
Eh bien, je ne fais pas autre chose
moi-même.
Voici
les faits. Depuis un certain temps le maître boulanger Zsigmond Fischer
paraissait anormalement inquiet. Il avait "un comportement
agité", comme disait son entourage – il faisait
continuellement les cent pas, il était irritable, distrait.
J’ajoute qu’à mon humble avis cette agitation n’est
choquante que si l’on suppose que le maître boulanger avait perdu
son calme sans aucune raison. Son entourage prétendait qu’il
n’y avait aucune raison puisque la boulange marchait bien, le
maître boulanger était fortuné, sa famille bien portante,
et le maître avait un estomac solide. Mais, dès que je suppose que
le boulanger était inquiet pour
une autre raison que l’argent, la famille et l’estomac, alors
la distraction et l’irritabilité ne sont nullement contre nature.
Supposons que quelque chose tourmentait ou rongeait le maître boulanger.
Quand on est tourmenté et rongé, il est tout à fait
naturel qu’on soit distrait – il serait contre nature de ne pas
l’être.
Donc,
le maître boulanger se rongeait et se tourmentait en effet, comme on
l’a vu. Sa famille s’est donc inquiétée pour lui
(Tiens, comme c’est curieux ! La famille aussi était
inquiète mais personne n’a enfermé la famille à
l’asile de fous !), elle a envoyé le maître boulanger
se reposer à Purkersdorf[1].
Au retour de Purkersdorf le maître boulanger
paraissait plus calme, il ne faisait plus continuellement les cent pas.
Autrement
dit, il ne se tourmentait plus et il ne se rongeait plus.
Le
mal devint beaucoup plus grave.
Le
maître boulanger se mit à agir.
Un
matin il fit imprimer une lettre circulaire qu’il adressa à la
population environnante pour lui annoncer qu’il souhaitait vendre les
petits pains et les croissants moins cher, substantiellement moins cher –
il voulait vendre petits pains et croissants avec un manque à gagner,
quasi gratuitement. Et il expliquait pourquoi : il voulait aider les gens
dans leur misère.
Et
pour que "la logique de la folie" soit encore plus
complète : le maître boulanger prit un panier et se mit
à porter et distribuer en personne les croissants.
C’est
alors qu’il devint clair que le cas était mûr pour
l’asile de fous.
Car,
voyons un peu.
Si
par exemple le maître boulanger s’était pris pour
Napoléon et avait adressé un manifeste aux fascistes – il
ne tenait qu’à la façon de rédiger le manifeste
qu’on l’enferme (à l’asile ou en prison) ou
qu’on le promeuve leader. Le diagnostic dans ce cas aurait encore permis
plusieurs issues. La situation aurait basculé un peu plus dangereusement
dans la direction de l’asile de fous si, par exemple, le maître
boulanger s’était pris pour un maître charcutier – le
métier de charcutier exige une compétence suffisamment solide
pour qu’une telle idée fixe suffise aux maîtres charcutiers
pour constater la folie du maître boulanger.
Or
dans le cas précédent, je le répète, l’asile
était une issue tout à fait certaine.
Notre
maître boulanger, lui, ne s’est imaginé qu’être
maître boulanger.
Il
s’est imaginé être maître boulanger dans le sens
authentique et complet du terme selon lequel un maître boulanger est un
homme qui cuit du pain et des croissants pour des gens affamés de pain
et de croissants afin d’assouvir leur faim.
C’est
donc là-dessus que notre maître boulanger se rongeait et se
tourmentait jusqu’à son retour de Purkersdorf.
S’il s’était rongé et tourmenté davantage au lieu de faire ce qu’il avait
compris pendant qu’il se rongeait et se tourmentait, peut-être
n’aurait-on jamais découvert qu’il était
dérangé.
Car
aussi longtemps qu’on ne pourra pas démontrer les
altérations des tissus cérébraux, nous serons contraints
de définir l’aliénation comme suit : est
aliéné celui qui exécute
ce qu’il pense, même si on n’a pas l’habitude d’exécuter cela à
l’époque et à l’endroit où on vit – est
aliéné celui qui agit comme il le juge bon, même si ce
faisant, à l’endroit et à l’époque
donnés, il peut occasionner des ennuis à lui-même ou
à autrui.
Le
maître boulanger aussi pouvait sentir que quelque chose ne tournait pas
rond en lui, que quelque chose de très grave lui était
arrivé, lorsqu’il avait commencé à suivre le chemin
que sa compréhension et sa raison et son cœur lui avait
tracé.
Je
lis que, lorsque les ambulanciers sont venus le chercher, il n’a pas
été effarouché, il n’a pas fait de scandale, il ne
s’est pas opposé. Il a acquiescé en souriant, en poussant
un soupir quasi libérateur. Il a tendu la main et bientôt il
s’avéra qu’il savait parfaitement où on
l’emmenait, il s’y attendait, il l’avait prévu.
- Je
suis très heureux que vous m’emmeniez à Lipótmező[2],
a-t-il dit, c’est un endroit reposant, je pourrai bien y
récupérer, car je manque beaucoup de sommeil.
Il
voulait dormir, le maître boulanger, comme s’il
s’était rendu compte qu’il avait raté quelque chose
en voulant remédier à une autre erreur, à l’erreur
de la société.
Il
ne voulait pas mourir, il voulait seulement dormir.
Il
a été interné un vendredi.
Je
ne profite pas de la comparaison bon marché et de mauvais goût qui
s’offre. La comparaison avec cet autre Maître qui était
maître boulanger aussi, entre autres, quand avec cinq pains cinq mille
hommes ont pu manger à leur faim, alors qu’à
l’endroit et au moment donné on convenait que cinq pains ne
pouvaient satisfaire que cinq personnes.
Contentons-nous
de dire qu’il existe des signes qui montrent qu’au plus profond de
son âme divine, le boulanger aussi a accepté l’horrible
malentendu, la sentence impossible et malfaisante "qui était
écrite dès le début". Car cette impossibilité
et cette ineptie et ce malentendu faisaient l’ordre et la paix dans son
âme où une petite et faible lueur de soupçon
s’était nichée, face à lui-même, la veille,
lorsque dans le frais bosquet il a dit au spectre éveillé dans
son âme : « Bon, d’accord, qu’il ne soit pas
fait selon ma volonté, mais qu’il soit fait selon sa
volonté ».
Ce
soupçon de savoir, est-ce qu’une bonne action est vraiment une
bonne action toujours et partout – il n’y avait qu’une seule
façon de le dissiper : dormir là-dessus. Dormir une nuit, ou
trois nuits, ou trois cents ans, ou trois mille ans.
Dans
l’histoire de la rédemption j’ai le sentiment que notre
époque a trop souligné l’importance de la croix, au
détriment de la résurrection.
29 juillet 1928