Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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notre bonne

 

Ceci n’est pas une histoire de préceptrice, le roman sentimental de l’orpheline de Lowood[1], une parabole instructive dans le style du milieu du siècle dernier dans lequel la bonté et la vertu sont toujours récompensées.

Dans sa forme extérieure cette histoire leur ressemblerait peut-être. Et pourtant en même temps elle me fait un effet plus surprenant et plus moderne, pour moi elle est davantage une nouveauté révolutionnaire et un doigt vers le futur qu’une machine à guetter l’avenir ou les pièces de Georg Kaiser[2] ou le surréalisme.

Et puis – quant à l’utopie sociale futuriste basée sur la lutte des classes…

Mais n’anticipons pas.

On peut approuver la sentimentalité nourrie au sein de Dickens dans la mesure où Toncsi, notre bonne, est le modèle le plus aimable et le plus charmant de la bonté et de la fidélité. Elle est jeune et très jolie, elle plaît à tous ceux qui la voient – autour de la table s’il y a de nouveaux convives, la conversation est toujours suspendue un instant quand jolie, proprette et modeste elle apparaît, la soupière à la main. Néanmoins elle ignore toute vanité et coquetterie ; si en plaisantant on l’avertit de l’effet qu’elle suscite ou si elle est forcée de le remarquer, ça la fait rire gentiment, avec bienveillance et indulgence, elle n’en fait pas grand cas – elle ne remporte manifestement pas la soupière avec la secrète résolution de faire carrière de comédienne après qu’un de mes invités, directeur de théâtre, a louangé sa silhouette. Au contraire, plus elle plaît et plus on est content d’elle, plus on la gratifie, mieux elle fait son travail. Il convient de souligner cette particularité car de nos jours, si l’on dit à une jeune fille de bonne maison qu’elle est belle et brillante, alors cette jeune fille de bonne maison va certainement comprendre qu’elle est trop belle et trop brillante pour rester jeune fille de bonne maison, elle devra donc forcément devenir actrice. Et si elle devient actrice et lit dans les critiques qu’elle est une actrice intéressante et brillante, alors elle va forcément comprendre qu’elle est trop intéressante et trop brillante pour être actrice, elle devra donc forcément devenir cocotte. Par contre, si Toncsi remarque que nous pensons qu’elle est une bonne jolie et honnête et charmante, diligente et parfaite, cela va l’inciter à devenir une bonne encore plus honnête et encore plus gentille et encore plus diligente. Un jour, peu après son arrivée chez nous, je l’ai remerciée pour un service qu’elle a rendu spontanément, sans que je le lui demande, elle avait remarqué toute seule que j’en avais besoin. Depuis je n’ai jamais besoin de rien lui demander. Le matin mes habits sont préparés sur la chaise comme s’ils avaient été disposés par l’étalagiste de la boutique d’élégance masculine du centre-ville. La cravate bouffante, les deux manches de la chemise croisées comme si elles priaient à l’autel de l’ordre et de la propreté.

Je n’ai jamais décelé chez Toncsi d’ambitions différentes.

Sur les plaisanteries de mauvais goût de mes invités qui la taquinent : où en est-elle en matière d’amour, etc. ? Elle rit gaiement, comme une gamine. Avec des réponses fuyantes, dissuasives, toujours modestes, elle rétablit la distance que l’invité de mauvais goût avait dérangée. Si on s’approche d’elle d’un pas, elle recule d’un pas. Elle est la bonne et l’invité est l’invité. Toute familiarité est exclue puisqu’elle ne se permet pas de familiarité.

Lorsque j’ai entendu dire pour la première fois que quelqu’un faisait la cour à Toncsi, dans l’inertie des traditions qui m’ont été inculquées, j’ai pensé à un brave sergent ou un jeune ouvrier qui sauterait raide de son tabouret si j’entrais par hasard dans la cuisine. Toncsi est une brave fille intelligente, ai-je pensé, tout se passera très bien, moi seul en pâtirais le jour où cet ouvrier la demanderait en mariage et l’emmènerait, nous pourrions attendre longtemps avant de trouver une autre bonne de cette qualité.

Mais en fait personne ne savait exactement qui faisait la cour à Toncsi. La seule chose que put répondre la cuisinière à ma femme, ou par discrétion ou par ignorance, fut que Toncsi était quelquefois accompagnée quand elle allait chercher l’enfant ou quand elle faisait son marché. Elle n’en savait pas davantage, tout ce que Toncsi lui avait dit c’est que la personne était un monsieur distingué, très gentil et bienveillant, qui ne se moquait jamais d’elle, mais qui lui parlait de choses très sérieuses et intéressantes, de gens et même de machines et elle l’écoutait avidement.

Oh, c’est grave, me dis-je. C’est un salopard qui veut la séduire.

Mais pas sûr…

Il parle sérieusement… de gens… de machines… Il l’instruit… un monsieur…

Tiens donc…

Le roman Résurrection de Tolstoï ressort du brouillard de mon esprit : le comte qui écoute sa conscience et décide d’épouser la simple servante qu’il avait séduite… Il la suit en Sibérie…

Et sous le coup de l’inertie du romantisme qui m’a été inculqué je vois déjà le grand homme maigre, taciturne, au visage de Christ, le front ridé de luttes intérieures, se promenant aux côtés de Toncsi et lui chuchotant doucement, en méditant, les mot de la Repentance et de la Rédemption – le Verbe qui rend les hommes égaux, qui abolit les cloisons sociales.

Ce midi je suis allé chercher l’enfant moi-même.

Il fallait attendre. Toncsi n’était pas encore là. Un monsieur faisait nerveusement les cent pas devant la porte. Tiens donc… Mais c’est… Mais c’est cet András… L’entrepreneur en bâtiment qui fréquente parfois notre cercle d’amis… Je le connais superficiellement, un jeune godelureau qui aime faire la cour aux femmes qui aimeraient bien l’épouser puisqu’il a une bonne situation. Si j’ai bonne mémoire, on essaye de l’approcher de Madame X., divorcée depuis six mois.

Je le salue pour tuer le temps.

- Salut, András.

Il est étonné, il rougit.

- Ah… Salut… Qu’est-ce que tu fais par ici ? Ah c’est vrai… J’ai oublié… Ton fils vient ici pour la gym… Bon, je m’en vais...

À cet instant la lumière se fait dans mon esprit. Je le regarde en face.

- Dis donc, András.

Puis j’éclate de rire doucement, d’excellente humeur . Il hésite encore un peu. Puis il rit avec moi, gaiement, en haussant les épaules. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Mais c’est un garçon charmant, très sympathique – comment ça se fait que je ne l’ai jamais remarqué ? Il est vrai que je l’ai toujours vu en société, je ne l’ai jamais rencontré en tête à tête.

Peu après nous sommes assis tous les deux dans un bistrot.

- Et moi j’avais imaginé l’homme en question comme quelqu’un de très romantique, lui dis-je en riant. Et que deviendra Madame X. si elle apprend que toi en secret… ?

Il fait la moue. Il regarde ses pieds.

- Connaissais-tu mon ex-femme ? – demande-t-il en traînant la voix.

- J’en ai un vague souvenir…

- Pas de politesses ! Je sais bien que les autres la voyaient tout comme je la voyais et la vois toujours. Grâce à Dieu, assumant honte et humiliation, j’ai eu la force de m’en séparer.

- Hum. Mais à propos de quoi… tu en parles maintenant ?

Il frappe la table du poing.

- Parce que Madame X. et toutes les Madame X. chez vous et partout, toutes les Madame X. qui dansent et font la fête et se dorent à la plage et patinent sur la glace et jouent au tennis et flirtent et sont les piliers des thés de l’après-midi et blaguent et médisent, marieuses et adoratrices de la musique nègre et qui s’épilent, les dames de votre société bourgeoise et mon ex-femme, c’est bonnet blanc et blanc bonnet.

- Ciel, tais-toi, on nous regarde ! Tu parles comme un communiste…

- Bla-bla-bla ! Je voulais seulement dire que j’en ai par-dessus la tête !

- Et c’est ici que tu me fais cet aveu, en secret, comme un comploteur ? Pourquoi tu les fréquentes ?

- Que veux-tu que je fasse ? C’est mon héritage, la vie que je suis contraint de vivre pour qu’on m’admette comme un gentleman… Malgré mes goûts, ce en quoi je crois, mes espérances naïves, je n’ai pas la force d’être franc… de leur dire… de leur cracher à la figure que, pendant que j’honore de rictus béats et de jeux de mots ineptes ce stupide égoïsme imbécile, bavard, stérile, qu’elles appellent conversation spirituelle, pendant ce temps mes pensées tournent autour d’une petite bonne… - De nouveau il frappe la table du poing.

- Ah oui, une petite bonne ! Et alors ? Romantisme ancillaire ! Liliom[3] ! Le Bois de la Ville ! Résurrection ! Léon Tolstoï l’a déjà écrit.

- Bien sûr, j’y ai aussi pensé.

- Sottise. Tout ça parce que tu trouves charmant et attirant un être féminin simple, puisqu’elle est charmante et attirante, puisqu’elle te redonne foi et confiance et goût à la vie quand tu lui parles deux minutes – contrairement à celles qui ne sont ni charmantes ni simples, qui te fatiguent, qui te tapent sur les nerfs, qui t’ôtent la foi et l’énergie, qui exigent toujours de l’argent… qui…

Il m’arrête d’un geste.

- Pourquoi parler tout de suite de révolution ? C’est une affaire privée qui me regarde, si ça déplaît à quelqu’un qu’il fasse autrement. Ou si c’est une révolution – d’accord, va pour la révolution ; mais alors c’est une révolution plus vraie et plus sanglante et plus juste que toutes celles qu’on a jamais menées aux noms de sa majesté le ventre et de sa majesté les fringues – ou n’ai-je pas autant besoin de mon cœur que de mon ventre ? Il est temps que les bourgeoises de notre temps l’apprennent enfin ! Il y a eu ici une guerre mondiale – dans cette guerre la moitié des hommes y ont laissé leur peau, l’autre moitié mène depuis un combat plus sanglant et plus usant que toutes les guerres mondiales pour la vie, la dignité et la liberté – et pendant ce temps-là ces bourgeoises ont grandi à nos côtés, elles ne veulent rien en savoir – elles poursuivent leurs stupides rêveries avec un appétit de plaisir égoïste et tenace, de fêtes, de cosmétiques, de flirts – le reste, les restes, ce qui est nécessaire pour l’enfant, pour le mari, pour que le mari ait envie de vivre et de lutter pour elle : fidélité, altruisme, gentillesse, tendresse – eh, la cuisinière et la bonne s’en occuperont ! Une révolution ? Eh bien oui – que se passerait-il si les stupides hommes avaient un jour l’idée qu’il est possible d’obtenir tout ça directement – qu’il n’est pas absolument nécessaire d’épouser madame pour disposer d’une gentille bonne ? Si la société bourgeoise nous prive, nous bourgeois, d’une épouse qui nous convienne – qui diable peut nous interdire d’aller chercher femme fraîche, intacte, malléable, qui rende heureux et que l’on puisse rendre heureuse en plongeant au besoin jusqu’au fin fond du prolétariat ? Les bourgeoises finiront peut-être par s’en rendre compte un jour… Car le jour des comptes viendra bien… si… si un jour…

Il se mit à bégayer. Je l’ai regardé au fond des yeux.

- Dis-moi, András. Depuis quand connais-tu notre Toncsi ?

Il baissa les yeux. Il se racla la gorge.

- Depuis deux ans… Elle a servi chez nous… jusqu’à… jusqu’à… mon divorce…

5 août 1928

Suite du recueil

 



[1] Lowood School – dans Jane Eyre, le roman de Charlotte Bronté.

[2] Georg Kaiser (1878 - 1945), auteur dramatique allemand.

[3] Pièce de Ferenc Molnár.