Frigyes Karinthy : "Mon journal"
l’hÉdoniste de la plage
La saison, ce bel été
païen tire à sa fin – le fruit humain savoureux des plages,
comme autant de nèfles brunes bien mûres s’extirpe de
l’eau tout en secouant une nuée de perles d’eau ; ils
regardent alentour encore pleins de confiance en ce monde
rafraîchissant : vers où orienter, à quoi utiliser
l’énergie solaire accumulée ? Et sur les eaux
s’assagissant la conferve[1] étale lentement sa chair de
poule.
Monde fourmillant et champignonnant des
plages publiques des littoraux maritimes et des bords des lacs : je prends
de vous un congé amical. Vous avez été plaisants et
gentils cette année, tous, femmes, hommes, gamins, tous en maillot,
à barboter et à s’ébrouer. Indépendamment de
l’âge, de la religion, du sexe – vous avez été
gentils car vous étiez des enfants. Comme si la bonne influence tant espérée
que les snobs de la "Körperkultur[2]" de la fin de siècle
attendaient de la vie sociale illimitée, nue et
décontractée, entre femmes et hommes commençait à
s’exercer pour la première fois cette année ; ces
snobs qui promettaient et affirmaient sans trêve, sans se soucier des
sourires sceptiques, que cette ouverture et ce naturel, non seulement ne
risquent pas de relâcher les mœurs, mais au contraire les
affermiraient et les rendraient plus pures.
Il y a quelque chose là-dedans.
Sans parler de la vérité mille fois rabâchée sur la
nudité complète qui est beaucoup plus morale qu’une demi-nudité,
je dirai que j’ai eu l’impression cet été que le
thermomètre des mœurs sexuelles, le tonus, le mode sur lequel hommes et femmes parlent ensemble,
parlent les uns des autres, s’il a perdu son élan et son enflure
romantique, il s’est au moins débarrassé de ce confinement
sournois, refoulé et impur qui couvait et puait dans
l’arrière-plan du romantisme sexuel, sournoisement et
lâchement caché derrière les jupons de
"l’idéal féminin magnifié". Grâce
à Dieu on a jeté aux orties l’humour écœurant
des "grivoiseries" et des "sous-entendus" - Au philistin
clignant avec ruse d’un œil complice chargé
d’insinuations on a sèchement jeté à la figure
l’objet sans équivoque de ses gauloiseries – tiens,
prends-le, regarde-le, cesse ces blagues infantiles – la voici, la chose
à laquelle tu fais constamment allusion, prononce-la, nomme-la, et
ensuite tâche enfin de penser à autre chose. Tâche de penser
à autre chose, de remarquer autre chose aussi –
élève enfin ton regard sournoisement cloué sur un seul
point, regarde-moi, malheureux, voici mes jambes et mes deux cuisses et mes
fesses, nourris-en tes yeux à satiété une bonne fois, mais
après éveille-toi : regarde-moi, j’ai aussi un nez et
des oreilles et un visage – regarde-moi dans les yeux ! Tes yeux
servent à cela !
Le
Moyen-Âge a placé la femme sur un piédestal. Situation
suspecte et ambiguë du point de vue de l’homme, compte tenu du
caractère particulier de l’habillement féminin, si
j’admets que l’homme fixe vers le haut son regard plein de
recueillement en direction de ce piédestal. On dirait que toute la chose
est devenue plus pudique du fait que la femme en soit descendue. L’autre
jour j’ai vu deux splendides spécimens humains penchés
à la balustrade de la piscine, collés étroitement
l’un à l’autre – un homme développé,
musclé, quasiment nu et une belle femme svelte, également
quasiment nue – les yeux brillants ils discutaient entre eux avec
vivacité en riant beaucoup. De quoi parlaient-ils ? Nullement de ce
à quoi vous pensez, philistins égrillards – je les ai
involontairement entendus : ils ne fixaient pas du tout un rendez-vous
secret. Ils se moquaient de
l’hédoniste de la plage.
De
l’hédoniste de la plage qui est assis plus loin, à
l’ombre, laissant mélancoliquement pendouiller ses jambes à
la dernière marche de l’escalier. J’en profite pour prendre
congé de lui aussi, cordialement et avec mes excuses, je ne lui en veux
plus : je ne le verrai plus pendant un an, il sera englouti dans son
café où je ne suis pas un habitué.
Je
ne le revois que pendant l’été.
Sur
son corps maigre et chétif flotte fantastiquement jusqu’en dessous
des genoux un maillot emprunté. Des binocles sont assis de guingois sur
son nez exsangue, il cligne de ses yeux myopes par-dessus les lunettes. Quand
il se met à parler, tout son corps se tortille comme dans une bizarre
danse de Saint Guy : ses oreilles s’élancent, sa tête
se balance, un filet de rire presque aphone hennit de sa gorge, son cou chauve
bascule sur un côté, ses dents jaunes grincent, il remonte les
épaules. Le tout est si gentiment pitoyable, presque attirant, on aurait
envie d’y courir pour le caresser comme un petit garçon
intelligent dans un corps mal développé, ce n’est pas de sa
faute : ça ne l’empêchera pas d’être bon
élève, il pourrait faire une carrière intellectuelle, on
en fera un médecin ou un professeur, ou il sera bibliothécaire
à l’Académie.
Quelle idée
saugrenue !
Quelle
idée de penser professeur et livre et intelligence et vie
intellectuelle, quelle idée !
Si
vous voulez savoir : il est ici, sur la plage, païenne incarnation de
l’Adoration de la Vie, hautain, cruel, se moquant de toute pendeloque
sentimentale, l’apôtre même de l’hédonisme au sens que donne au terme Oscar Wilde – il
est le représentant de l’Hellade, Pan le sans-gêne,
sacré nom d’un démiurge !
Si
on s’assoit auprès de lui et si on entame modestement une
conversation, disons sur l’actualité littéraire ou
politique, il s’ennuie et cligne distraitement des yeux. Puis, dans des
phrases longues et sans fin, ironiquement tarabiscotées, hennissant,
bégayant et se tortillant il vous fait savoir que vous êtes
ridicule avec ces choses-là, ; la vie n’est ni
littérature, ni politique, ni destin de la patrie, ni avenir de la
civilisation, ni d’autres inepties gnangnan de la sorte. La vie est amour
et magnificence, vice étincelant et pouvoir et femmes, femmes, femmes,
des femmes splendides, des femmes superbes, des comédiennes, ces
chères fauves qui retombent toujours sur leurs pieds, c’est la
vérité ! Écoutez, dit-il, même les auteurs
dramatiques reconnaissent que des choses comme amour et fidélité
et honneurs et autres problèmes de la sorte sont désuets, ce ne
sont plus des thèmes à traiter – les femmes sont
libérées, elles ne croient plus en ces vieilleries !
Il
a manifestement beaucoup de problèmes avec la libération des
femmes. Il est le plus grand féministe. Il ne cesse de ressasser que les
femmes, grâce à Dieu, pensent heureusement désormais
librement à l’amour. Et que les femmes sont comme ci, et que les
femmes sont comme ça. Les femmes. Il bafouille de brillants
exposés à propos des femmes qui enfin sont conscientes de leur
pouvoir. Les femmes comme ci, les femmes comme ça. Regardez, Monsieur,
celle-ci là-bas, c’est la maîtresse du secrétaire
d’État, quelle silhouette elle a. Elle sait ce qu’elle fait,
celle-là.
Il
se permet une allusion grivoise, il produit un clin d’œil comme
s’il vous soupçonnait d’envier le secrétaire
d’État. Vous êtes certainement un homme sain et normal,
pourtant pudique ; vous abhorrez ce genre d’allusion – par
conséquent vous êtes gêné et vous
préférez filer en rasant les murs. Et vous vous demandez ce que
peut vouloir celui-là des femmes. Pourquoi veut-il libérer les
femmes encore plus ? Et lui, tout homme qu’il est, serait-il, lui,
libéré tant que ça ?
Vous
vous retournez mécaniquement, mais vous ne le trouvez plus à sa
place. Il prend un bain de soleil, allongé sur un transat, à
côté d’une brave bourgeoise, il lui explique quelque chose.
Vous avez une silhouette magnifique, des formes superbes, lui dit-il (comme si
toute seule elle ne le savait pas). Ce qui est dommage, c’est que vous
soyez esclave de certaines notions bourgeoises dépassées –
avec un corps aussi parfait vous devriez faire une carrière, et non pas
vivre la vie que vous vivez ; avec votre corps vous devriez briller, vous
pourriez mener une vie mondaine, vous pourriez être une courtisane, avec
votre corps. Ça ne marche plus aujourd’hui, se marier et puis
c’est tout. Même les Français l’ont reconnu. Avec un
corps comme ça. Le corps d’une femme lui appartient. La femme dispose
librement de son corps, d’un corps comme ça. Les femmes,
aujourd’hui, pensent librement à l’amour.
Et
il poursuit son libre exposé en hennissant et en bégayant –
il se laisse emporter par l’idéal de la libération de
l’amour de la femme : à ses yeux de l’esprit
apparaît la Femme Libérée, il s’emporte avec des yeux
dangereusement exorbités, un sourire ironique, en gigotant dans sa
nudité, chevauchant vers les étoiles un manche à balai
harnaché de rênes de diamant, dans le faisceau des projecteurs
terrestres.
La
brave bourgeoise pouffe de rire – puis saute coquettement de sa place
– que vous êtes gentil, vous êtes un bon vivant ! En
tout cas l’hédoniste de la plage a au moins atteint un
résultat : chez elle, elle rabrouera ses enfants – moi, je me
sacrifie pour vous au lieu de vivre ma propre vie. Puis elle
réfléchira un peu et se rendra compte qu’en
réalité elle n’a pas trop sacrifié sa vie. Une nurse
s’occupe des enfants, moi, je n’ai rien à faire –
serais-je allé faire carrément la cocotte, comme le suggérait
ce type, j’aurais plus d’ennuis sur la plage. Ça vaut mieux
comme ça – mon mari est un brave homme après tout –
et je risquerais de perdre Ödön
aussi…
Pendant
ce temps l’hédoniste de la plage, resté seul, se love sur
les marches dépeuplées et se morfond. Les journées
brûlantes de l’Hellade tirent à leur fin –
ramassons-nous, le café nous attend. Les femmes sont bêtes,
toujours pas suffisamment libérées, elles sont pleines de
conservatisme, de piètres superstitions, de
préjugés : je me tue tout l’été à
leur prêcher la liberté et pas une seule ne m’est
tombée dans les bras. Leur prudence perdure.
Et
pendant que frissonnant et se tortillant il se dirige vers la cabine, il est
envahi d’un doute cotonneux, un chagrin écœurant – le
doute cotonneux qu’il faudrait peut-être tout recommencer au
début – au tout début – l’idée
qu’il faudrait peut-être lutter d’abord pour sa propre
liberté, exiger de sa mère un autre corps plus fort et de son
père une âme plus forte – les femmes, elles, trouveront bien
d’elles-mêmes, sans l’aide de Lucifer et compagnie, ce
qu’elles peuvent faire avec leur corps et avec leur âme dans cet
été hellène éblouissant, dans cette douce
mélancolie d’automne.
2 septembre 1928