Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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Mon opinion

 

Un collaborateur de cet excellent hebdomadaire, un jeune homme enthousiaste et ambitieux, est venu me voir ce matin et m’a invité à me déclarer. Quand j’ai demandé à quel sujet me déclarer, il a haussé les épaules, il a paru étonné.

Il a semblé trouver ma question un peu simplette. Il s’est mis à m’expliquer, sur un ton paternel et indulgent :

- Je veux dire, cher Maître, que je vous demande de donner votre opinion, ouvertement et en toute franchise.

- Mais sur quoi, pour l’amour du Ciel ?

Le jeune homme a une nouvelle fois haussé les épaules, esquissé un sourire discret et m’a regardé d’un air apitoyé.

- Cher Maître, vous me faites marcher. On m’a chargé de faire avec vous, Maître, une interview intéressante dans laquelle vous donneriez votre opinion, étant donné que le public s’intéresse aux opinions des écrivains. Je ne suis pas venu pour vous suggérer un sujet, je suis venu pour vous demander de prendre position.

Je me suis fâché et j’ai renvoyé le jeune collaborateur. J’ai décidé d’écrire une lettre au rédacteur de l’hebdomadaire pour le prier de m’épargner de telles farces par la suite – s’ils souhaitent que je prenne leur journal au sérieux, qu’ils fassent un effort et m’envoient un journaliste sensé qui saurait ce qu’il veut.

Puis je me suis mis à réfléchir et j’ai compris que le journaliste avait raison. J’ai feuilleté quelques numéros de sa revue.

J’ai trouvé dedans un article sur les ondes de l’éther ; en plus de nous dévoiler où Ilona Titkos[1] allait passer le réveillon, Bernard Shaw fait une déclaration sur le problème du féminisme, ailleurs on peut apprendre que d’ici trente millions d’années la Terre refroidira, et encore ailleurs que le Times paye relativement mal ses collaborateurs. On y découvre aussi qu’il est vrai que ce sont surtout les femmes hystériques qui s’intéressent à Erdélyi, mais qu’en Bolivie on n’hésite pas à équiper de radios les machines à tuer les punaises, sous réserve que Tunney[2] soit toujours le plus grand champion de boxe, et qu’en Italie le port du réticule est de plus en plus remplacé de nos jours par des montres bracelets, en même temps que le comportement de Mussolini devient passablement menaçant.

Ces sujets-là pris séparément peuvent être relativement intéressants, ou disons plutôt qu’ils ne sont pas forcément inintéressants.

Et l’essentiel c’est que je dois avouer, si je m’efforce de me concentrer sur l’un ou l’autre de ces sujets et si je ne suis pas trop préoccupé par un souci ou un problème du moment – je dois avouer que oui, généralement j’ai une opinion personnelle sur chacun de ces sujets, séparément.

Seulement je ne sais pas à quoi sert le tout, je n’ai pas d’opinion de l’ensemble.

Je suis dans le même cas que la science à propos de l’homme quand elle le dissèque et le décrit : elle constate sur chaque partie le rôle important qu’elle joue dans le grand ensemble. Mais sans arriver à déterminer à quoi sert l’homme tout entier. La religion a déjà, elle, certaines idées sur le sujet – mais elle traite ce tout comme une question technique – sans se préoccuper de la réalité.

Mais alors qu’avons-nous à faire de tout cela, nous, malheureux qui sentons et réfléchissons, sentons et réfléchissons à la place des autres ?

Ce journaliste avait raison. Il faut que l’écrivain – témoin du monde, tel que je l’ai défini l’autre jour – en plus de porter son témoignage sur les choses, porte aussi des jugements à la place d’autrui, à la place des autres, sur ce dont il a été témoin.

Certains pensent que c’est impossible et également superflu.

Dans la littérature, surtout mais pas exclusivement dans la littérature hongroise, les opinions ne sont pas à la mode de nos jours. On les considère comme des sous-titres dérangeants dans le grand drame cinématographique de la vie. C’est avec ironie et un certain orgueil artistique que nous médisons de l’écrivain qui intervient à tout propos, qui s’intéresse à tout, qui pratique de nombreux genres littéraires, qui est ouvert à un grand nombre de phénomènes.

Nous vivons l’ère des spécialistes.

Les esprits dirigeants ont organisé une sorte d’académie divisée en filières, chacune a son plus grand poète désigné, son meilleur auteur dramatique, son premier nouvelliste populaire, son meilleur critique, son styliste le plus remarquable, son humoriste le plus drôle. C’est comme si les différents genres avaient créé les poètes et écrivains et penseurs adéquats – et non, à l’inverse, le poète et le penseur qui auraient créé pour eux leur genre, l’auraient forgé à leur image, pour dire chacun son avis sur soi-même, sur le monde et sur Dieu.

Ce n’est pas un état naturel.

Moi, j’ai toujours été saisi d’une inquiétude, une angoisse, une sorte de vertige, un mauvais sentiment, quand, au cours de mon parcours aventureux d’écrivain, quelqu’un voulait déterminer ma personnalité d’écrivain sur la base d’un de mes poèmes, d’une de mes nouvelles, d’un de mes croquis, de mes romans, de mes pièces de théâtres, de mes saynètes de cabaret, d’un de mes essais, d’une de mes critiques. Si je regarde autour de moi dans le temps et dans l’espace, les représentants de l’esprit ne se mettent pas au service des muses de ces genres définis par des stylistes. Les essais de Goethe sur la philosophie de la nature, les sonnets de Shakespeare, la sagesse de Saint Augustin sur la religion, le rôle politique de Petőfi, l’éthique de Tolstoï, l’avion de Leonardo da Vinci, ne peuvent pas être aisément considérés comme de capricieuses écoles buissonnières du royaume sacré de "l’art", ni comme une expérience implorant une indulgence bienveillante. Je sens derrière tout cela une sorte de droit, voire presque un devoir très naturel du représentant de l’animal humain doué d’une vie spirituelle, pour que, sur ce qu’il a remarqué en tant qu’artiste, il porte aussi un jugement en tant que penseur, au nom de la bonne volonté et du discernement.

Cet humanisme de bon aloi représenté de nos jours surtout par la littérature anglaise doit certainement inspirer de la répugnance à nos "intuitifs" nourris à des seins allemands. Ils le trouvent incompatible avec cette extase sacrée sous l’inspiration de laquelle la vision de la réalité apparaît au poète, dans la lumière active qui émane de l’esprit, au-delà de cette extase, après cette extase. Ils s’imaginent que le talent créateur et la raison critique, l’âme flamboyante et la raison observatrice ne peuvent pas faire bon ménage dans la même tête.

Confusion des notions, idée fausse. Bien sûr qu’elles ne font pas bon ménage, mais en même temps, il ne s’agit pas là de ménage. Le raisonnement, l’intelligence, le discernement, la culture, l’homme superficiel les imagine, sur la base de comparaisons à la légère, comme une sorte de contenu – or cela n’est pas un contenu, n’est pas quantitatif, mais qualitatif – le fonctionnement de quelque chose qui fonctionne toujours, l’esprit, qui fait toujours tout entier ce qu’il fait – quand il se souvient, il ne fait que se souvenir, quand il dissèque et analyse, il ne fait que disséquer et analyser, quand il crée, il ne fait que créer, quand il juge, il ne fait que juger.

Une opinion ?

Je n’ai d’opinion sur rien, mais je peux m’en faire sur tout. Quand je ne pense pas à quelque chose, alors à propos de cette chose je n’ai aucune pensée en tête, aucune image, aucun souvenir, aucun avis, aucun jugement. Mon esprit n’est pas un entrepôt ou un dépôt ou une boîte de rangement. Ce que j’ai appris, su, pensé, jugé jusqu’à présent, servait tout au plus – si cela est vrai – à rendre cet esprit souple et apte – comme les muscles d’un gymnaste – apte à un instant adéquat – hic Rhodus, hic salta[3] – à formuler une opinion sur le sujet dont je m’occupe au moment donné.

Une véritable opinion est une fonction spirituelle. Une véritable opinion est une pensée extraite et une "harmonisation" du savoir et de la logique – une véritable opinion est un fait et un acte, de la chair et de l’os, de la réalité, un événement – et non un fantôme vide d’idées apprises par cœur.

Un véritable homme d’opinion n’est pas un homme "de contenu" – c’est un homme vivant, avec un contenu qui se renouvelle à chaque instant.

Action et événement ne sont pas limités à ce qui arrive à l’extérieur – la pensée aussi est une action et un événement ; les apôtres du nouveau vérisme, du naturalisme et de l’expressionnisme se trompent gravement quand ils tentent d’extirper la pensée, événement et action, du drame et du roman du nouvel art, qualifiée de réflexion superflue : ils tronquent par-là la réalité au nom sacré de laquelle ils exigent, justement eux, les pulsations de l’image cinématographique dans la représentation.

La nouvelle image cinématographique, tâtonnement des "avant-gardistes" français, laisse déjà deviner sa vocation bien conçue, quand elle enrichit les événements extérieurs de la vie humaine de pensées, de sentiments et d’opinions.

C’est cela mon opinion du moment.

16 décembre 1928

Suite du recueil

 



[1] Ilona Titkos (1898-1963). Comédienne.

[2] Gene Tunney (1897-1978). Boxeur américain.

[3] "Voici Rhodes, c’est ici qu’il faut sauter". Proverbe latin signifiant : "Montre ce dont tu es capable".