Frigyes Karinthy :  "Mon journal"

 

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PensÉes au cimetiÈre de Kerepes

 

Le lecteur allègre ne doit pas être désappointé et hocher la tête : non mais quand même, cet Efka, cet Efka, il se met à philosopher (plutôt que m’écrire une humoresque) – qui plus est, sur la mort, merci bien !

Tout d’abord : je n’ai pas dit mort, j’ai seulement parlé de cimetière. Deuxièmement – en une belle matinée de juin le lecteur n’a qu’à aller se promener dans notre beau et propre cimetière de Kerepes fleuri et ensoleillé – il verra que non seulement il ne sera pas triste mais il reviendra rafraîchi et rasséréné dans la crypte que nous appelons la grande ville et où (permettez-moi de rassurer les âmes romantiques qui, en entendant le mot cimetière, pensent tout de suite à des vers et à des asticots) beaucoup plus de vers et d’asticots asticotent notre âme immortelle bien plus précieuse que le corps, que ceux qui, le moment venu, feront des misères à ce pauvre corps.

Moi en tout cas j’ai été rasséréné par ma promenade.

Pourtant c’est un événement assez horripilant pour une âme sensible qui était à l’origine de mon excursion – il fallait exhumer un cercueil, la stèle de ma morte la plus chère s’était déplacée, et c’était le seul moyen de retrouver sa place précise.

Oui, les larmes ont jailli en effet en apercevant le nom en lettres dorées, grâce à Dieu restées intactes, sur le flanc des planches de chêne – ô combien doux et apaisant était d’apercevoir son nom chéri ; larmes, le plus pur remède de l’âme torturée que le corps impur ait inventé, filtré et étuvé, une essence plus utile que le chloroforme, la novocaïne et la morphine, plus saine, plus endormante, plus rafraîchissante, plus béatifiante ! Qui était le butor qui a fait des larmes le symbole du chagrin et de la tristesse ? Chagrin et tristesse ne sont que le ferment des larmes, comme le fumier qui la fait épanouir est ferment de la fleur – les pleurs eux-mêmes sont source de bonheur ou de promesse de bonheur, une fente à travers laquelle le soleil brille et aveugle entre les nuages, saveur et promesse enivrantes, goût de la paix et de l’optimisme, solution et clarté plus gais que toute allégresse, tout ce que nous sentons sous la dénomination collective de ciel, et qui instille l’espérance de nous réveiller un jour, quand, rieurs et heureux, nous aurons compris notre rêve stupide et nous le séparerons, le distinguerons de la réalité.

Donc : que soient bénis les objets simplistes et naïfs, symbole, souvenir, stèle ou croix de bois et cercueil, capable de faire venir ce pleur, ces larmes.

En nous attardant au bord de la fosse, nous échangeons quelques mots avec le sympathique et compétent directeur du cimetière.

Il parle de cimetières étrangers, de ses projets d’enchanter ce grand parc fleuri et de le rendre encore plus harmonieux, plus beau et plus souriant.

Nous en venons à la question de l’incinération des morts.

Cette idée m’a toujours été fort antipathique.

C’est ici au cimetière que je comprends pourquoi.

Ce ne sont pas les boniments qui relèvent de la piété et de la tradition qui la rendent telle – piété et tradition peuvent n’être que de mauvaises habitudes incrustées, de même qu’une innovation originale, voire révolutionnaire peut n’être qu’absurdité et non-sens inutile.

Néanmoins, l’incinération des morts ressortit bien plus aux innovations, que l’inhumation aux traditions.

Il existe deux exagérations, les deux bouts du bâton qui peut servir à assommer les sentiments raisonnables – l’un est une superstition extravagante, archaïque, l’autre est une pédanterie savante, écervelée, brouillonne.

L’une est une pyramide égyptienne. Embaumer le corps, le figer en pierre, le conserver pour dix mille ans, bâtir dessus un mémorial prétentieux, de mauvais goût, si énorme que toute vie devient naine à ses pieds – à quoi bon, à qui parle un tel mémorial qui méprise tant ceux à qui il était destiné ?

L’autre extrême est le testament du banquier américain qui a souhaité qu’on ne mette pas ses cendres dans une urne, mais qu’on les monte dans un avion au-dessus de Wall-Street et qu’on les disperse dans le vent.

La vérité est entre les deux.

Avec ses lèvres apaisées, souriantes, bien dessinées, ses yeux doucement fermés, les contours étalés, allongés, presque agréablement engourdis de son corps appesanti, le mort allongé sur le catafalque signale et montre si simplement, si muet et pourtant compréhensible, ce qu’il souhaite.

Ne me badigeonnez pas de ces baumes, n’injectez pas de formol dans mes veines, ne me figez ni en pierre, ni en parchemin, ni en caoutchouc, ne faites de moi ni un article industriel, ni une préparation, ni un vestige de musée, ni la farce d’un bocal d’esprit-de-vin, ne chargez pas sur moi de ces gros cailloux qui vont m’aplatir comme une crêpe.

Par contre ne me faites pas disparaître non plus comme le camphre, n’essayez pas de faire croire à quelqu’un, à vous-même et au monde existant, que je n’ai pas existé, donc je ne peux exister, ne me faites pas rabougrir en une minute parce que ce n’est pas en une minute que je suis devenu ce que je suis encore – quoi que vous puissiez penser de cet objet immobile, vous n’avez pas le droit de me traiter comme un saltimbanque traite son mouchoir ! Mesdames et Messieurs, passez muscade, voyez, il n’en reste rien.

Pour parler clair – ne me touchez pas.

Ne vous mêlez pas de mes affaires.

Car oui, j’ai encore à faire. Faire quoi ? Ça me regarde, faites-moi confiance.

Toute l’aide que je vous demande, c’est de ne plus me garder ici entre vous où on court, on se bouscule et on joue des coudes – bêchez une jolie petite fosse dans la bonne terre humide, grasse et odorante, poussez-moi au bord pour que je puisse y descendre tout seul, puis couvrez-moi comme vous recouvrez la graine semée.

Ne nous trompons pas sur cette métaphore des graines, ce ne sont pas des considérations scientifiques qui me guident. Ou plus exactement pas seulement.

La science, quelle que soit notre opinion sur elle, est quelque chose qui change et évolue, même la science la plus exacte (je suis en train de lire le beau livre de Poincaré, La Valeur de la Science) ; ne peut avoir une vraie foi dans la science que celui qui n’a pas à cent pour cent la certitude des affirmations du moment, qui arrive à en retrancher ce que les mesures imparfaites et l’opportunisme voulaient faire paraître comme des certitudes.

Donc ma métaphore ne visait pas l’azote qui est nécessaire à la vie et qu’exhalent les matières organiques en décomposition.

Je pense au mort lui-même tel qu’il reste allongé dans le cercueil longtemps encore après son inhumation.

Comment savoir ce qui se passe dans les briques de construction de mon corps, les cellules, dans les briques de construction de mes cellules, les atomes, qui, pendant longtemps, après que le cœur ne nourrit plus les cellules, n’ont pas la moindre idée qu’ils ne sont plus les composants d’une vie vivante.

Eux, ils continuent un mouvement mystérieux d’une loi aujourd’hui encore totalement inconnue, une évolution et une activité : ils phosphorent, ils composent et décomposent, ils recherchent de nouvelles positions et de nouvelles formes.

Sur les chaotiques herbes folles cérébrales, cultivées sans méthode, incultes, des spiritistes, je ne peux que sourire des diverses hypothèses, ectoplasmes et matière astrale qui, se forment d’après eux à partir du corps-mort, afin de s’affiner en un fantôme semblable aux vivants. Mais je souris aussi de ceux qui stigmatisent à l’avance comme impossible n’importe quoi des domaines dont nous ignorons tout. Chesterton n’a pas raison quand il prétend qu’il croit davantage cent mille vieilles femmes qui ont vu le fantôme, plutôt que quelques vieillards (les savants), qui ne l’ont pas vu. Mais il aurait raison s’il tournait la chose autrement et s’il disait que celui qui prétend que les vieilles n’ont rien vu n’est pas un vrai savant. Un vrai savant peut tout au plus prétendre que ce que les vieilles ont vu, n’était pas un fantôme.

Ce peut être quelque chose d’autre.

Et cette autre chose peut éventuellement se nourrir effectivement d’un cadavre – et pour pouvoir se créer, a manifestement besoin de ce processus naturel, d’un contenu et d’un ordre défini, qu’en terme humain faillible nous appelons décomposition et anéantissement.

Il n’est pas conseillé de s’immiscer dans ce processus avant d’en comprendre la signification complète.

La place du feu est dans les fourneaux, entre les alambics, dans les chalumeaux, il sert à mélanger et à concocter des substances simples, mieux connues que les phénomènes de la vie.

Le cimetière n’est pas encore la mort. Il s’y passe quelque chose, là-bas cet Esprit mystérieux joue encore un rôle, nous ne connaissons pas suffisamment son travail car nous sommes aussi les résultats de son travail.

Le feu ne doit pas briser le doux silence encourageant du cimetière. La larme que ta poussière brûlée, flottante, aurait fait germer dans nos yeux, ô mort, n’est pas la larme dont le vivant a besoin. Pour cela ta stèle et ton cercueil, ta tombe et ton corps doucement putrescent sont nécessaires – comme si elle avait suinté directement de toi, elle s’était enracinée, à travers mes jambes, dans les branches de mes bras écartés, dans mes yeux asséchés, assoiffés de larmes, pour retomber dans la terre dont elle avait germé.

 

9 juin 1929

 

Suite du recueil