Frigyes Karinthy : Recueil "Panorama", titres
je suis bien pourvu de
conseils
Et je ne peux pas manquer de redire ma gratitude à tous
ceux qui dans ma lourde tâche de collecter des éléments
pour l’histoire de ma vie, c’est-à-dire ce qui
m’arrive, m’ont pourvu de leurs bons conseils.
Avant tout à mon excellent ami et
ancien camarade de classe Andor Gárdos qui,
à l’oral du baccalauréat où il était assis
juste derrière moi, et après que nous avons conclu un pacte
d’entraide à la vie à la mort pour nous souffler
mutuellement par le feu, l’eau, l’air, rafales de mitraillette et
coups de canon, et qui, quand enfin j’ai reçu ma question sur
laquelle je devais disserter, et j’ai réussi à lui souffler
sur quel sujet il devait me souffler, s’est penché vers mon dos au
mépris de la mort, pour s’approcher de mon oreille et toutes les
trente secondes m’a soufflé :
« réfléchis ! »,
« réfléchis ! ».
En outre à cet excellent ami qui
m’a conseillé d’attendre avec patience que le pont Margit
soit reconstruit, lorsque le pont Margit s’est écroulé sous
mes pieds et je barbotais dans l’eau du Danube.
En outre au même ami qui m’a
aussi conseillé au même moment de tresser avec diligence et
endurance les pailles voguant à vau l’eau pour en construire un
bateau qui me permettrait de naviguer, même jusqu’à
En outre à celui qui, quand
j’avais faim, m’a donné le conseil d’ouvrir un
restaurant pour que de semblables désagréments ne puissent se
reproduire.
En outre à celui qui, quand il a
appris que je manquais d’argent, n’a pas hésité
à se jeter en voiture et venir me voir pour me conseiller de fonder une
entreprise d’assez grande envergure.
En outre à celui qui, quand je
voulais sortir de mes gonds, m’a conseillé de sortir de mes gonds.
En outre à celui qui, quand
j’étais assis dans le bain chaud m’a conseillé de
prendre une bonne douche, alors que quand j’étais assis dans le
bain froid, m’a prévenu contre le risque de refroidissement.
Il m’a en outre conseillé que,
quand je fais mes ablutions, je tienne mes mains vers le bas, parce que si je
les tiens vers le haut, l’eau coule dans mes manches.
En outre à l’excellente
bourgeoise qui, quand elle a remarqué que j’avais des intentions
pour elle, m’a conseillé, si je veux atteindre mon but, de faire
semblant de n’avoir aucune intention à son égard, parce
qu’elle est une personne avec laquelle la violence ne mène
à rien.
En outre à une autre bourgeoise qui,
quand elle a remarqué que je n’avais aucune intention, m’a conseillé de faire
semblant d’avoir des intentions à son égard, car elle
était une personne qui autrement ne renoncerait jamais à moi.
À tous ceux qui m’ont
conseillé d’être un homme, de ne pas être un homme, de
réfléchir deux fois, de prendre mon courage à deux mains,
que dans mon propre intérêt je fasse tout ce qu’il convient
pour mener à bien mes projets, de ne pas être de mauvaise humeur,
de ne pas laisser éclater ma joie, que je serais tout de suite moins gai
si je connaissais la vérité, que je ferais mieux de faire
attention, de ne pas hésiter à sauter, de ne pas trop sauter car
je risquerais de me casser le cou, de lui faire confiance et de ne pas lui
donner des conseils, de n’écouter personne sinon moi-même et
lui qui me conseille de ne pas accepter ses conseils, toute ma gratitude.