Frigyes
Karinthy : Recueil
"Panorama", titres
moi...
Écrit par...
Eh oui, je me dis, je suis incapable d’écrire ça depuis que
cette chose bizarre me trotte dans
C’est ainsi que je suis avec cette
chose qui, je le parie, n’est jamais venue à l’esprit
d’aucun de mes confrères journalistes, pourtant il s’agit
d’une évidence. Elle me rend nerveux depuis que j’y pense.
Il s’agit de ce
petit secret maison, de cette habitude prise pour de simples raisons
typographiques qu’un écrivain, quand il rédige un article
ou une nouvelle, après avoir inscrit le titre, place
systématiquement sous le titre : "écrit par..., hum...
X.Y. ", donc son propre nom, vu que normalement on a l’habitude de
publier les choses avec, après le titre, le nom de l’auteur
précédé des mots "écrit par".
Moi, j’ai toujours trouvé
inconfortable d’y placer ces petits mots "écrit par... "
et puis mon nom, Dieu sait pourquoi – une chose est certaine, c’est
que les rédacteurs m’en ont toujours voulu. « Une fois
de plus tu as oublié de signer ton article ! »,
remarquaient-ils en colère, et ils griffonnaient à la hâte
au crayon entre le titre et la nouvelle "écrit par". Moi, je
me sentais rassuré – j’étais prêt à
concéder que c’était naturel, que cela devait être
marqué là, mais pas par moi – mais je ne me suis jamais
offert les trois secondes nécessaires pour en rechercher la raison.
Je me les offre maintenant. Et
voilà, je suis prêt – bien sûr, c’est tout
naturel. Ce "écrit par... " sous le titre est un non-sens pour
deux raisons. Premièrement parce que toute
observation notée par la propre plume de l’auteur, tout ce
qu’il écrit, que ce soit à la première personne, un
aveu le concernant, ou des descriptions ou des déclarations concernant
la vie d’autrui, tout est toujours un contact personnel avec le lecteur
– quelqu’un propose, explique ou décrit quelque chose, et
plusieurs l’écoutent. Autrement dit, il ne peut jamais, en aucun
cas, parler de lui-même
à la troisième personne,
il ne peut pas écrire "écrit par... " si c’est
écrit par lui-même. C’est comme si on prononçait une
conférence et on ajouterait à la fin : "prononcé
par X.Y. ". Cette façon de discourir de nous-même à la
troisième personne n’est permise que jusqu’à
l’âge de deux à trois ans – voilà pourquoi ce
genre, "écrit par X.Y. ", sous le titre de la nouvelle me fait
l’effet de voir l’auteur redevenir un nourrisson, un petit
garçon de deux ans qui, quand il veut quelque chose, annonce :
« Toto a faim » ou déclare :
« Toto joue ». Ce "écrit par X.Y. "
entre le titre et le texte ne peut être qu’une remarque
intercalaire, une médiation informative d’une tierce personne,
rédacteur ou éditeur, dans laquelle ce dernier communique au
lecteur que c’est l’écrivain qui a mis la page à sa
disposition. Mais c’est justement pour cela que la chose n’est pas
à sa place entre le titre et le texte, parce que ce n’est pas
très élégant, quand l’écrivain vient tout
juste de commencer son discours, d’annoncer le titre, alors tout à
coup le rédacteur le bouscule et l’écarte une minute pour
annoncer son nom, avant de lui repasser
Le deuxième non-sens est que dans la
conjugaison "écrit par" non seulement la personne est
erronée, mais le temps du verbe aussi. Parce que si je mets directement
après le titre "écrit par... ", je commets un mensonge
évident à la face du lecteur. Qu’est-ce que cela veut dire,
"écrit" ? Au mieux "il va
l’écrire", ou "il aimerait l’écrire",
ou "il l’écrirait s’il y arrivait".
Il conviendrait de régler autrement
le problème de la signature des articles, c’est certain. Feu
János Hazaffy Veray était plus près de la voie juste quand il
marquait "j’ai écrit
dans ma joie", "j’ai écrit dans ma tristesse"
– mais même son goût plus raffiné n’était
pas suffisamment pudique pour le retenir d’y ajouter son nom. Car, en
approfondissant ma pensée, je remarque que c’est en général qu’il y a
quelque chose d’impudique et de mauvais goût dans le fait que
l’on écrive soi-même son propre nom (je l’ai toujours
ressenti inconsciemment, et maintenant que c’est devenu conscient en moi,
je regrette d’avoir signé tant de chèques, j’aimerais
bien les récupérer) – son propre nom par lequel il est
appelé par les autres, qu’il n’a pas inventé
lui-même, mais que d’autres ont inventé pour lui, pour le
distinguer de ses congénères – écrire ce mot
à la place de l’unique mot le plus pudique mais en même
temps le plus orgueilleux par lequel partout dans le monde nous ne
désignons qu’une seule personne, par lequel personne d’autre
ne peut oser nous adresser la parole, par lequel nous ne pouvons honorer que
nous-même, le mot qui est une distinction plus distinguée et plus
élevée que l’intitulé "Majesté",
que la langue anglaise qui
écrit tout, jusqu’au nom de Dieu, en minuscule, transcrit avec un
unique "I" majuscule et dont la traduction est :
Moi.
(et maintenant, Monsieur le Rédacteur, vous pouvez y ajouter
mon pseudonyme connu par les autres, si cela vous chante :)
frigyes karinthy