Frigyes
Karinthy : Recueil
"Panorama", titres
billet tout fait
Dites donc, la chance que j’ai ! Un billet tout fait.
L’excellent humoriste que je suis ne
peut pas en souhaiter un meilleur. Ceux à qui je l’ai
raconté, ils ont tous ri, ou s’ils n’ont pas ri, m’ont
regardé d’un air encourageant : - eh bien, c’est un
billet tout fait, il n’y a plus
qu’à l’écrire !
Autrement
dit plus qu’à le dicter, parce que je suis incapable
d’écrire au lit. Alors allons-y, mon petit, si vous voulez bien
écrire sous ma dictée. Exactement ce que je dicte, c’est
simple, il n’y a qu’à écrire. C’est un billet
tout fait par lequel l’excellent humoriste fustige les excroissances
tordues de son temps. Comment ça commence ? J’ai la
tête un peu fatiguée. Ah oui, ça y est, ça me revient.
J’ai la chance et l’honneur d’être en état de
fustiger.
Je
suis donc en train de me promener avec ma femme dans la clarté radieuse
d’avril.
Qu’elle
est belle
Comment
dites-vous ? Qui ?... Relisez, s’il vous plaît, ma
chère, ce que j’ai dicté… Oui, d’accord, biffez
ça à la fin, avec cette métaphore, avec les brises
hirsutes. Cela ne fait pas partie du billet tout fait, je l’ai seulement
marmonné dans ma barbe. Cette maudite aspirine me fait bourdonner la
tête, attendez, je vais me ressaisir. C’est bon, poursuivons.
Écrivez :
Je
me promène donc avec ma femme dans la clarté radieuse…
Écrivez seulement clarté. Biffez radieuse.
Ou
plutôt laissez-le. Il en fait partie.
Elle
était vraiment radieuse, néanmoins il s’est mis tout
à coup à pleuvoir.
C’est
normal, avril est comme ça.
Madame :
Il pleut, il ne manquait plus que ça ! Me voilà bien avec
mon nouveau chapeau.
Moi :
Oh-là-là, il tombe des cordes ! Arrêtons vite une
voiture et montons ! Hé, vous…
Madame :
C’est ça ! Une voiture ! Jetez tout cet argent pour
trois pas ! C’est bien vous, ça ! Se faire transporter
par une voiture, ça oui… Jouer les nababs, ça oui !...
Moi : Mais c’était pour votre chapeau…
Madame :
Évidemment, c’est parce que je n’ai même pas un
parapluie digne de ce nom ! Jouer les nababs, prendre des voitures,
ça oui – quand on est un mendiant, un moins que rien, qui
n’est même pas fichu d’offrir un parapluie à sa femme
pour protéger son chapeau tout neuf !
Moi :
Vous avez raison ! Allons vite acheter un parapluie ! Euh…
Combien ça peut coûter, un parapluie ?
La pluie : Allons-y, pleuvons, pleuvons ! (Elle
tombe).
Madame
(me toise) : Prendre une
voiture, ça oui ! Sans demander combien ça
coûte ! Mais quand il s’agit d’offrir un parapluie
à votre femme, votre première question est… Merci, je
n’en veux plus !
Moi (effrayé) : Allons,
allons… Je l’ai juste demandé comme ça…
Regardez la chance que nous avons… Il y a là justement un marchand
de parapluies… Courons-y vite, parce que la pluie redouble…
Madame (ricane
d’une voix éraillée, ironique)
Moi : Qu’est-ce qu’il y a ?
Madame :
C’est ici que vous voulez acheter un parapluie ? Là où
on vend des bâches antédiluviennes à des marchandes de
quatre saisons ou des cochers ? Merci, je m’en passerai !
La pluie (riant dans
sa barbe) : plouf ! (Elle
me tombe dans les bras.)
Moi (honteux) : Eh bien…
j’ai pensé que… si ce marchand de parapluies ne convient
pas… Tant pis, on pourrait peut-être entrer dans ce magasin de
chaussures, ils en auront peut-être un plus convenable.
Madame (reprend le
commandement) : Suivez-moi.
La pluie : Attendez-moi, j’arrive, je prends juste ma
citerne. (Elle nous rattrape.)
Deuxième scène, cinq minutes
plus tard.
Premier
vendeur : Je vous en prie, Madame, je vous jure sur la tête
de mes enfants que c’est le dernier modèle… Il est vrai que
ce n’est pas encore porté, parce que ça ne va être
porté qu’à partir de demain… On le portera dès
demain… Nous avons reçu la première livraison de Paris ce
matin…
Madame
(intraitable) : La tige devrait
être plus courte de deux centimètres. D’au moins deux
centimètres. Merci, venez mon ami ! Allons vite rue Dorottya. (Nous
sortons.)
La pluie
(claironnant) : Salut mon jeune ami, c’est encore toi ? (Elle m’étreint, me serre
contre elle, elle me claque deux baisers sonores sur les deux mains à la
manière d’un tonton de province.)
Troisième scène, une heure
plus tard.
TreiziÈme
vendeur : Mais Madame… Je vous assure que vous n’en
trouverez pas de plus longues dans toute la ville.
Madame :
Allons, ne me dites pas d’âneries… J’en trouverai
sûrement sur le Boulevard du Musée… Venez, mon ami ! (Nous quittons les lieux.)
La pluie
(furieuse) : Comment, vous êtes encore en vie ? Depuis
quarante minutes, je m’efforce de vous noyer ! (Elle me reconnaît.) Ah, c’est toi, Noé ?
M’as-tu oubliée ? (Me
versant à seaux dans les oreilles, discrètement.) Docteur
Déluge… Veuillez me présenter s’il vous plaît
à Madame…
Moi (furieusement) : Cours-lui
après si tu veux, elle est entrée dans cette boutique, moi je ne
bouge plus d’ici quoi qu’il advienne, crève donc !
La pluie
(vexée) : Tu n’es pas vraiment galant ! Je ne
m’occupe plus de toi, je me retire à la campagne. (Elle se retire.)
Le soleil : Aaaah !... (Il met le nez dehors, regarde tout autour,
me découvre.) Tiens, c’est toi, Adam ? De quoi tu as
l’air, misérable ?... Pourquoi tu ne dis rien ? Et
Ève, qu’en as-tu fait ?
Madame
(sort de la boutique, l’air
victorieux, brandissant un parapluie) : ça y est, enfin… Donnez-moi vite cinq
millions… Une excellente affaire !...
Le soleil : Madame, je vous présente mes
hommages !... Vous m’avez oublié ?
Madame :
Bonjour, Monsieur Rayon de Soleil, comment va Renée – ou vous
a-t-elle déjà laissé tomber ? Je vous ai bien dit de
ne pas vous engager avec elle, c’est une personne insupportable, je la
connais bien, c’était ma meilleure amie ! Vous savez qui
était son premier petit ami ?... Vous allez tomber du ciel si je
vous le révèle… Penchez-vous donc un peu plus
près…
Moi (d’un geste j’arrête un
corbillard qui passe par là…)
Corbillard...
Ça
va mon petit, ça suffira.
Passez-moi
la théière… Oui, j’ai un peu pris froid.
Reprenez
la plume et ajoutez que j’ai dicté ce dernier billet sain
d’esprit, en totale possession de mes moyens, conformément
à ma volonté et en toute clairvoyance, en outre je pardonne tout
à tout le monde, et c’est avec la conscience apaisée
que…
C’est
bien. Faites signer cela par deux témoins.
C’est
pas mal, hein ?
Un
billet tout fait ! Il n’y a qu’à le dicter.
Je
ne veux pas être disséqué.