Frigyes Karinthy :  Recueil "Panorama", titres

 

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Nul n’est nerveux avec son supÉrieur

 

Dissertation de neuropathologie

Je demande à Monsieur le rédacteur de me pardonner à l’avance d’ennuyer ses lecteurs avec la présente petite dissertation ; en réalité elle aurait mieux sa place dans une revue médicale, mais étant donné que je ne suis pas membre de l’Association des médecins et pour cette raison, je ne peux pas collaborer avec leurs revues professionnelles, je me vois contraint d’utiliser mes relations journalistiques si je veux tout de même rendre compte de temps en temps des modestes résultats de mes études scientifiques.

Au cours des dernières années j’ai étudié avec une attention toute particulière la littérature de la neuropathologie contemporaine, et recoupant les données collectées avec mes modestes observations, je me suis efforcé de la mettre en harmonie avec l’expérience de la vie quotidienne. L’essor hors de pair qui, main dans la main avec le culte des autres sciences sœurs, a conduit dans la science du diagnostic à une juste description des symptômes neurologiques, n’a pas échappé à mon attention. C’est à cet essor que l’on doit qu’aujourd’hui il n’y a plus guère de gens dans le système nerveux desquels la pratique médicale parfaitement maîtrisée ne saurait déceler les symptômes de ces altérations pathologiques dont la synthèse conduit au classique diagnostic clinique des diverses neurasthénies, hystéries, névroses et psychoses, dans un état de pureté qui enchante le médecin consciencieux. Sur ce plan, dans l’étude des diagnostics et dans l’étiologie des différents traumatismes psychiques conduisant à des maladies, c’est surtout la méthode psychanalytique après son envol fulgurant, qui est parvenue à de bons résultats. Freud et ses disciples ont étayé la théorie des symptômes neurologiques par une foison d’observations empiriques et de données cliniques dont il n’y a pas eu d’exemple dans la science du siècle dernier.

C’est justement le catalogue des observations évoquées que je souhaiterais enrichir ci-dessous d’un modeste ajout ou plus précisément attirer l’attention des observateurs de la nervosité et des symptômes neurologiques sur un point dont, après étude approfondie de la littérature appropriée, j’ose hardiment affirmer qu’il a jusqu’ici échappé à l’attention des psychiatres.

Les auteurs de haute science et de haute autorité exposent les innombrables degrés et variétés des différentes manifestations de la nervosité, mais je n’ai nulle part trouvé trace de notes qui auraient décrit cette propriété particulière de la nervosité. Bien que cette propriété ait une nature négative, elle est tellement générale, donc forcément d’une signification caractéristique de la nervosité elle-même que j’ai comme le sentiment de ne pas verser dans un travail superflu en l’évoquant ; c’est précisément par sa nature de généralité qu’elle me permettra peut-être d’approcher d’un pas plus près de la lumière de la vérité l’essence mystérieuse et encore inconnue de la nervosité.

Avec toute la rigueur scientifique désirable je souhaiterais porter à la connaissance du congrès médical les résultats de mes investigations sous le titre suivant : « Absence ou suspension de symptômes de la nervosité en la présence d’individus au regard desquels le patient se trouve dans une relation de dépendance d’une certaine nature. »

Une heureuse coïncidence m’a fourni la première idée de m’occuper de la question de ce point de vue. Ma femme dont j’ai eu l’occasion d’étudier l’état nerveux à travers l’apparition permanente d’un groupe de symptômes décrits à merveille à maintes reprises, m’a précisément offert l’optimum quantitatif et qualitatif de ces symptômes pendant la concomitance des conditions les plus favorables de ces apparitions : elle riait et pleurait à la fois pendant qu’elle lançait dans ma direction (où elle se savait observée) les morceaux de l’aspirateur de marque Vacuum (firme très recommandable) préalablement mis en pièces, avec l’affirmation de caractère assurément pathologique que j’étais un assassin (ce qui accessoirement est totalement faux). Ces symptômes nerveux démontraient justement le diagnostic dans une parfaite cohérence lorsque de manière inattendue entra la modiste pour lui présenter de nouveaux modèles de chapeaux. À l’instant même ma femme se calma, elle entama des pourparlers amicaux et courtois avec la modiste, les symptômes cessèrent per primam, comme j’ai pu le constater sur-le-champ par des examens de réflexes conduits à l’insu de la patiente.

J’ai réfléchi sur le cas, et je suis parvenu à la conclusion que la relation de cause à effet entre l’interruption des symptômes nerveux et l’apparition de la modiste s’est produite non incidemment mais catégoriquement. Ma femme est avec la modiste dans une relation de dépendance, le fait pour elle d’avoir un chapeau réussi dépend de la modiste et non pas l’inverse. Par ailleurs mes autres observations ont révélé les faits suivants :

le lieutenant n’est jamais nerveux face à son capitaine, mais il l’est toujours face au sergent,

le chef de bureau n’est jamais nerveux face au secrétaire d’État, mais il l’est toujours face au rapporteur,

l’homme nerveux rabroue systématiquement le garçon de café pour la cherté de la vie par exemple et pas le gouvernement,

et en général pas le patron qui a été la cause de l’apparition des symptômes nerveux, mais ses employés.

Cette constatation une fois vérifiée va s’avérer être un phénomène si général qu’elle pourra ouvrir la porte à une toute nouvelle orientation de la thérapie dans le traitement des neuropathologies. Pour ma part je peux d’ores et déjà chaleureusement recommander à mes patients, quand ils n’arrivent plus à maîtriser leurs nerfs, de ne pas aller chez un neurologue qui se trouve forcément en état de dépendance face à eux puisqu’ils le font vivre, mais d’aller plutôt chez une autre personne nerveuse qui est encore plus nerveuse qu’eux, disons chez leur patron ou chez quelqu’un qui est plus riche ou plus puissant qu’eux et qui par conséquent, ayant aussi les nerfs plus sensibles, parviendra sans faute à les calmer.

 

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